horizon (7)

par julienb @, mardi 08 septembre 2015, 09:54 (il y a 3160 jours) @ julienb

Le vent glacial souffle à nouveau aujourd’hui. Il charrie d’étranges senteurs par moments, vaguement soufrées. Je n’y prête guère attention : la décomposition d’algues échouées sans doute. C’est sans importance pour moi, dont le domaine est uniquement visuel : les lignes, les mouvements, les couleurs. J’observe. La perspective est particulièrement brumeuse ce matin. L’air est chargé d’eau et cela brouille tout. L’arc de l’horizon se tord, se noie dans des soulèvements et des effondrements de houle, dans l’écume des nuages gris et bas, dans l’eau trouble du ciel. Les contours des rares objets – rochers et nuages – sont moins nets qu’à l’accoutumée. Je me frotte les yeux. Le vent les brûle, fait couler quelques larmes. On croirait que la nuit va tomber en avance tant la lumière est chétive, la perspective terne. Je détaille le moindre mouvement, la moindre nuance de teinte à l’intérieur de mon champ de vision, jusqu’à en avoir parfaitement identifié la nature et vérifié l’innocuité. Pourtant, j’ai la désagréable impression de ne pas tout reconnaître dans cette pénombre et ce brouillard... Je pense à Son Altesse, que je n’ai guère eu la chance d’approcher jusqu’à présent. A peine ai-je aperçue l’infante à deux ou trois reprises à l’occasion de fêtes votives ou de réjouissances décrétées par Sa Majesté. Une jeune fille très séduisante, assurément. Comment aurais-je jamais pu imaginer... Malédiction ! Une nouvelle fois, je me laisse emporter par le courant insidieux de ma rêverie. Honte à moi. Si je n’y prends garde, tous ces merveilleux songes s’évanouiront pour toujours. Seul mon impérieux devoir doit m’occuper pour l’heure. On m’a tout de même confié l’entière responsabilité du guet sur le rempart nord. L’ombre s’y est d’ailleurs encore épaissie. Une sourde rumeur, à peine perceptible, vibre soudain dans l’air. Je me penche au-dessus du parapet, plisse les yeux et scrute, scrute encore, en vain : l’horizon est indiscernable, semble s’être épaissi à son tour, car tout entier il n’est plus que boursouflures, torsions, formes et lueurs inconstantes. Pourtant… j’entends bien quelque chose… ce clapotis lointain… des lueurs… Quelque chose approche… Je ne peux y croire mais… quelque chose… des voiles !... Impossible… Innombrables… Une armada… Je ne vois plus rien, je n’y comprends plus rien ! Tout s’est assombri. Il n’y a plus qu’une pénombre vague, teintée de lueurs étranges qui scintillent faiblement. Donner l’alerte ! Trouver la cloche sacrée ! Derrière moi… Je cherche à tâtons… mais je ne trouve pas le renfoncement qui l’abrite, n’aperçois pas sa corde… Mes mains sont deux taches floues que je rapproche en vain de mes yeux. Appeler, hurler !… Suis-je donc seul de ce côté-ci de la cité ?... Le colonel… Un traître à la solde de l’envahisseur ?... Glündal... Celui dont les annales rapportent aussi la déchéance, la maladie des yeux qui faillit causer la perte de la cité… Le colonel savait donc pour ma vue, cette vue que je perds... Ma vie.

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