orgueil (suite)

par julienb, mardi 15 septembre 2015, 13:08 (il y a 3153 jours) @ zeio

Ce jour n’est pas normal, tu l’as bien senti. Dès le commencement, tu as remarqué dans l’air quelque chose qui ne te plaisait pas. Une présence néfaste, une odeur de changement. Et à présent, tandis que tu t’es posté à la fenêtre de ce qui te sert de cuisine, surveillant la vieille ferme abandonnée en face de la tienne, tes pressentiments se cristallisent sous l’apparence de deux automobiles rutilantes garées dans la cour. Le soleil darde ses flèches de feu sur le métal des carrosseries. Tu lis 75 sur une plaque minéralogique. Tu n’aimes pas cela, pas du tout. Mauvais présage. Que viennent-ils faire chez toi, ceux-là ? Se mettre au vert ? Tu craches trois fois par terre et récites une certaine prière que je t’ai personnellement apprise il y a très longtemps. Ton regard se charge de haine. J’aime ça, vraiment. Mais espionne encore. Un homme sort enfin de la bâtisse. La jeunesse, l’élégance. Quelle horreur. Il est réellement de ce monde, non de l’autre, celui d’en bas, auquel toi tu n’es déjà plus tout à fait étranger. Et puis un second individu, juste une silhouette. Les deux conversent, de toute évidence au sujet de la ferme. Peut-être aussi de la tienne, d’ailleurs : ne lancent-ils pas des regards dans sa direction ?... Reconnais-tu le deuxième, le vieux ? Non ? Regarde-le bien, souviens-toi. Il a à peu près ton âge. Cette grande allure voûtée – un peu plus voûtée désormais, certes. Fais un effort… Oui, c’est lui. Vous avez fait les quatre cents coups ensemble jadis, garnements. Vos parents respectifs devaient enrager de vous avoir mis au monde. Les belles volées que vous avez prises – de celles qui ont fait naître en toi la haine de tes pairs. Lui aussi aurait pu rejoindre ma cause. Mais il a changé, il s’est amendé. Il a renié sa nature profonde. Pas comme toi, cher mauvais bougre ! A y bien réfléchir, qui peux-tu haïr plus que lui ?... Quoi ? Tu vas parler ? Alors, silence pour le monologue.

« Tu vends la maison de tes anciens, vieille crapule... »

Tout ça ? C’est déjà beaucoup pour toi ! En tout cas, je te félicite, car je sens la haine sourdre et même croître dans ton cœur, et j’adore ça. Oh ! Vois qui vient de rejoindre à son tour les deux hommes : une jeune femme ! Il y a bien longtemps que tu n’en avais vue, pas vrai ? Elle tient un bébé dans ses bras. Comme c’est touchant. Elle est belle, non ? Ces longs cheveux blonds, ce sourire béat quand son regard se pose sur le petit visage rose et chiffonné du fruit de ses entrailles... Je vois qu’elle ne te laisse pas indifférent. La haine, encore. Tu as raison.
Les deux tourtereaux regagnent enfin leur voiture. Il faut rentrer à Paris maintenant. Ton vieux copain reste seul ; il verrouille les portes de la longère, de la grange et de l’ancienne étable. Il va partir à son tour. Pourquoi s’arrête-t-il soudain ? Il a dû sentir qu’on l’observait. Il s’est tourné dans ta direction. C’est le moment de te montrer.

Tu sors sur le perron. Tu restes immobile, dressé tel une idole obscène tout droit sortie d’un antique rite païen ; tu le toises. Pas un mot. Il a peur, ne dit rien lui non plus. Peut-être pensait-il que tu étais mort ? Il s’en va, l’échine plus courbée que jamais. Sa voiture démarre en trombe. Bien joué, vieux bouc.
Cette histoire ne te plaît pas, pas du tout. Alors tu descends à la cave. On va rire.

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