poèmes non retenus pour mon recueil à paraître en 2015

par denis hamel, jeudi 28 août 2014, 16:27 (il y a 3527 jours)

c’est la nuit


c'est la nuit qui est
le corps de la femme
être un tout petit enfant
dans le ventre de la musique

les mains aussi ont leur vérité
on s'y laisse prendre
comme à la surface d'un marbre
le non-dit de la nudité

c'est la nuit qui est
le visage de la femme
il y a une sombre parenté

entre nuit et visage
que ne puis-je guérir le lépreux
moi qui n'ai pas de compassion
mais les mains de la femme
s'ouvrent comme une prairie

*



hiver


j'ai perdu la dévotion
neige, la belle dame blanche
qui apporte silence et oubli
comme un vin mêlé de miel

voir le ciel en cendre
dans la fenêtre intérieure
et le soi pur de toute noirceur
être l'enfant, seigneur qui rêve

ma chambre à bord d'un navire
peuplée des plaintes du bois mort
et aussi la rumeur du vent
dispersée par les lueurs dorées

le travail la nuit et l'amour
n'existent naturellement pas
rien que l'appel plein de sérénité
d'une cloche dans le néant

*

journal


des sous-hommes dégénérés grouillent
dans les souterrains
leurs ongles grattent les parois
et je suis l’un des leurs

ribambelle de sentiments faux
tous les serments que j’ai trahis
au fond d’une fosse entortillés
un amas de serpents visqueux

ils cherchent l’air la lumière
s’entre-dévorent au rythme des tambours
au rythme affolant de la haine
et je suis l’un des leurs

la nuit un sorcier halluciné
veille au flanc de la montagne
la flamme déchiquetée de sa torche
éclaire les pans de son manteau

*

tableau


la croyance est enterrée
poupée de paille aux yeux d’oeillets
frissonne à la vue d’anciennes cités
ta foi se cache de tant de lumière

chaque rature est une ride
elle descend dans le lit des ruisseaux
se jette en tigre sauvage et sombre
dans la mémoire des cairns

c’est de l’extérieur de toi
que viennent les remords sanglants
d’un enfant puni enfermé promis
en mariage à une vierge transfigurée

le froid bleu règne sur les espaces
en maître aveugle et minéral
la succession des générations
sera comme un long sommeil sans rêve

*

bec et ongles


l’os médian qui reliait les deux ailes
est le seul vestige d’une amitié
imaginée comme de brume
tournée comme une eau folle

ne trouva pas le repos
seulement les quais bigarrés
et leur temps qui se vieillit
matière à préface puis à braises

dont les cendres emportées par le vent
ont chuté ( vierges nocturnes )
en dehors même de toute honte
c’est le calme hiver

nous avait alors montré une route
les pierres n’étaient pas encore brisées
voilà pourquoi ta cité idéale
n’est rien autre que fourmilière

*

ode au sommeil


s’endormir c’est
parcourir la vieille campagne
enchevêtrée d’herbes de ronces
de pensées violettes ou jaunes et de souvenirs

c’est traverser les bocages
longer les petits murets
rongés de lierres et de mousses
bons pour la course aux lézardeaux

qui fuyant la chaleur
rampent dans les crevasses
c’est voir « l’amphithéâtre verdoyant »
encore décoiffé d’un sombre orage d’été

accueillir la parole altière
de tous les insectes vibration
comme d’une corde sous le plectre
manié expertement par quelque paysanne ridée

l’errance de celui qui s’endort
le porte par-delà les couloirs
et les portes qui délimitaient
une terre plate et grise et fissurée

cette terre est celle de l’entre-deux
rien n’y pousse que le regret et l’ennui
dans un demi-jour perpétuel
entrecoupé de quelques cris d’oiseaux invisibles

ou peut-être sont-ce des poètes
les uns affirmant : « c’est ici. »
les autres murmurant : « ce n’est pas ici. »
dans un va-et-vient sans fin et sans espoir

l’errance de celui qui s’endort
ne doit pas être une attente
mais un équilibre et par conséquent
un mouvement

*

étude

il faudrait briser l’échiquier
avec les mots qui sont des larmes
trouver une autre signification
avec ou sans ailes

pendu à l’écart du chemin
les corbeaux ont mangé tes yeux
que vois-tu maintenant
balancé au gré du vent ?

sous tes pieds poussent des pensées
derrière la verdure on voit au loin
des tours de verre et de métal
des arches de béton

la corde gémit sous ton poids
combien de nuits resteras-tu
ainsi privé de sépulture
écoutant le chant des étoiles ?

*

tableau

j’ai respiré
des extraits de femmes en fleurs
mêlés de poudre de printemps
et d’ailes de papillon broyées

dans un mortier vieux comme la pluie
comme les cris du nouveau-né
avide et déjà travaillé par le manque
nimbé encore des liqueurs utérines

pluie colorée d’or et de violettes
venue calmer le feu de la fièvre
ruisselle au front des enfants annonce
des années dénuées de servitude

pour les hommes mûrs autrefois émasculés
affranchis de désir le regard alangui
et à la bouche une saveur
comme d’un tabac précieux venu d’îles oubliées

*

sans s’attacher au fruit de ses actes
la danseuse se multiplie
ses membres se mouvant sans fin
miment la révolution des astres

autour c’est un théâtre pourpre et or
l’encens y brûle comme dans un temple
des hommes à visages d’oiseaux
arborent des parures multicolores

ils enferment les paysages d’autrefois
dans des orbes de cristal
et plus la danse s’accélère
plus cruels semblent leurs gestes méticuleux

bientôt les yeux des amants
reflètent la lumière crue de la lune
le centre incandescent de la spirale
se déforme en une rivière noire

*

et puis j’ai nagé dérivé
avec les courants les tourbillons
j’étais emmené par la main
incapable de fatigue

et les couleurs fluides
toutes d’émeraude et de bleu sombre
étaient comme des langages
ombres qu’effleurent les algues

combien de temps je l’ai cherchée
cette mémoire d’avant le passage
mes mouvements épousaient
la tendre ductilité de l’eau

de cela je garde le goût d’écrire :
« Vent qui souffle le long de la côte
apporte-moi les vagues et la mémoire
d’avant le passage. »

*

et que valent quelques mots jetés
dans la grande roue des saisons ?
le fleuve continue de couler
on enterre toujours les morts

fils du ciel et de la terre
nous sommes issus de la nature
et aspirons à nous y perdre
mais tout notre être est ailleurs

alliage d’images et de nombres
combien de minutes réellement vécues
dans un jour un mois une année
passée à courir et à travailler ?

je ne prétends pas faire du nouveau
édifier moralement les hommes
ou changer la société
mais juste partager le goût du temps

*

le vin

à boire le vin vieux de chaque soir
on se courbe et le front penche
vers les récits de paysans
mains abîmées par le labeur

on boit le vin sombre
comme l’oeil déchiffre le poème
avec ses forces et ses faiblesses
et la chaleur du feu des mots

le sang mêlé au vin
s’engouffre dans les veines
lumière consciente du soleil
dans une cave à jamais obscure

j’aurais aimé parler de l’amour
mais je ne connais que le vin
est-ce qu’un amour peut être aussi fort
que la noirceur d’un pied de vigne ?

*

le rêve du fou

étouffé de trop d’abondance
je rêve d’un avant-poste désolé
peut-être aux frontières de la jungle
ou d’un désert aux courbes parfaites

chaque livre y serait précieux
comme le témoignage d’une civilisation
à reconstruire dans ce lieux monochrome
où les routes n’ont pas encore de nom

une tour d’observation
surmontant les quelques pauvres bâtisses
permettrait de suivre d’un regard
le vol solitaire des aigles prédateurs

une citerne d’eau potable
quelques cultures vivrières
l’entretien des armes pour la chasse
beaucoup de temps pour laisser vivre le silence

*

clairière

longtemps j’ai marché déambulé
à l’ombre de châteaux d’eau
le long des voies ferrées
dans les parages des hangars

j’allais là où bon me semblait
à la recherche de quelque chose
que je ne pouvais définir
et qui brillait dans ma tête

j’ai trouvé un endroit
et je me suis couché loin du vacarme
à l’abri de la pluie et du froid
je pensais à ma mère

la fin de la nuit appartient
aux oiseaux statufiés
leurs cris liquides
ensemencent le futur

*

combustion pour x

certains t’ont laissé te faner dans leur mémoire
ne pouvant se rendre à ta raison
car celui qui se tue fait peur

je me souviens des couleurs de cette image
l’autoportrait de Van Gogh
affiché sur un mur de ta chambre

la ville où nous avons mûri
était un lieu d’ennui et de souffrance
c’est dans cette ville que tu dors maintenant

je brûle des mots et des heures et des livres
en offrande au souvenir que j’ai de toi
reste-t-il autre chose ?

j’aimerais rendre justice
à la cruelle incandescence de ton voyage
violente floraison sur un parterre d'ordure

*

épaule et nuage

stores baissés sur les recherches
un regret pose son fouet indéterminé
sur les recherches d’un homme simple

hier une épaule dans le cadre
nuage dont l’ironie met en question
même l’addiction des soldats

j’ai revêtu l’uniforme j’ai fracturé
le nerf échafaudé qui demande le soir
qui demande la mandragore

oh les passions et les coupures et les urnes
estivales que tu avais cautérisées
plutôt que de rompre le pain

les fruits mûrs appellent un alcool
qui leur délivre une coloration religieuse
un être fractionné sur les chemins

*

trêve

petit à petit on prend le pli le galbe
les mauvais chemins s’évanouissent
recouverts d’herbes on ne peut plus les voir

et pourtant toujours gravés toujours vivants
blessures ouvertes dans un autre pays
vins dont on garde l'amertume

les jours silencieux qui saignent lentement
on cesse de croire ou de vouloir
une autre vie un autre soleil d’autres racines

après que la pendule eut sonné ses heures
les plaisirs passés s’en vont bon train
vieilles photos jaunies dans le tiroir du buffet

les parents retirés des affaires jouent aux cartes
sans désirer quitter leur prison de porcelaine
et les anges attentifs observent leurs mains noueuses

*

à une amie

un cri d’enfant affamé accompagne l’inconnue
que tu es devenue à la lueur bleue des lampes
dans un enfermement de tombe fleurie

les rues de la ville servent toujours de refuge
aux vieillards silencieux ils parcourent avec méthode
un chemin sans repos fait de doute et de feuillages

au fond de leurs yeux fatigués brille un reflet d’océan
une lueur bleue comme celle d’une lampe
dans un enfermement de tombe fleurie

tu aimerais savoir quel est le futur de cet arbre
et ta volonté se brise comme une vague sur un rocher
garde simplement ton regard sur la main qui t’offre le
silence

assis à ma table le soir je sens mon dos se plier
et mon front s’abaisser sous la lueur bleue des lampes
dans un enfermement de tombe fleurie

*

sur la table en bois il y a deux paquets
de cigarettes ils sont identiques
l’un presque vide l’autre plein
les cannettes de Heineken
continuent de s’accumuler

autour de l’évier
demain il faudra se lever tôt
et puis planer comme un aigle
au-dessus des voies ferrées des autoroutes
veines de la ville déployées avec

la vélocité implacable du tigre
dans le silence hindou des jardins de Paris
demain il faudra se lever tôt
et le soleil levant resplendira
couleur de sang et du vin bu la veille

*

ce n’est que dans l’après
quand le rideau est rabattu et les meubles
rangés dans un débarras sans lumière

que lorsque les masques colorés
revenus au calme des greniers
semblent désigner d’un regard vide

la paisible chute des fleurs de coton
sur un paysage épargné par la guerre
tout de steppes grises

et de collines anonymes
c’est alors seulement que commence
la vraie nuit des comédiens

la sombre profération des forces encagées
( longtemps les courants invisibles
bruissent au coeur de la forêt )

*

la corruption lente des vieilles feuilles
à l’automne naissant
et l’éclair dans les yeux d’un renard

répondent à l’âme du marcheur
qui se déplace dans mes pensées
malgré la furie du monde
l’homme social que je suis

phagocyté par les obligations matérielles
n’est qu’une ombre insignifiante
seuls sont réels
la corruption lente des vieilles feuilles

et l’éclair dans les yeux d’un renard
lorsque j’aurai atteint l’étang
au centre de la forêt
je regarderai mon reflet s’effacer

*

rituel

soit l’adoration de ceux qui
agenouillés par devant l’indescriptible
pureté montrée comme une haine
écrivent avec leur sang

brûlent des tissus ornementés
parlent par bribes une langue dédiée
au culte de l’indescriptible
dernier amour avant la nuit

sur les chairs flétries de privations
on voit stigmates purulents
et les bras et les jambes
lavés de la terre dont ils émanent

horrible cérémonie seule comparable
et pourtant c’est d’amour qu’il s’agit
au cri lancinant des chats en rut
dernier amour avant la nuit

*

ombre du langage

qui dit langage dit mélancolie
le cours joli des rivières sinueuses
le rêve des insectes au creux des buissons
rien n’échappe à l’ombre du langage

tout vieillit dans un calme recueillement
et même ceux qui restent insensibles
dans la lumière déclinante
comprendront plus tard leur perte

mais c’est dans les villes enfumées
que cette ombre très dense et féconde
acquiert sa plus grande puissance

proliférant sur les corps et les esprits
quel embarras pour les incrédules
de voir soudain figés en pierre grisâtre
les visages familiers hier pleins d’avenir
touchés par l’ombre du langage

*

je ne veux pas écrire
la déception de n’être pas aimé
la lumière est dispersée
aussi sèche que le sable

collection de mes échecs
rangée dans un vieux grenier
l’amour aussi est là
parmi les coffres poussiéreux

faire de la musique
est l’expression de la puissance
voilà pourquoi les grenouilles
coassent en rythmes ancestraux

pour moi qui suis dénaturé
et qui ne puis faire nulle musique
mon regret enraciné au coeur
donnera des fleurs paradisiaques

*

insomnie

alors que je murmure ton nom
au centre de la nuit
le désespoir me prend soudain
et le murmure est sans réponse

la télévision des voisins
sape les forces vives de la terre
car la terre est dans ma tête
et mes cheveux sont des racines

les couvertures rêches
dans lesquelles je me tortille
sont un cocon duquel je renaîtrai
libre de toutes mes peurs

dans un monde de sommeil
où le frottement n’existe pas
les plumes glisseront dans l’air
comme l’eau sur la pierre

*

hiver à Paris

la neige blanche se juxtapose
à la noirceur morte de la branche
comme l’esprit parfois scintille
aux yeux sombres des oiseaux noirs

c’est toujours dans le grand froid
qu’angoisse et folie gagnent
les terres jusqu’alors épargnées
l’oeil transparent des jardins

le sommeil plane avec
sa chanson de vieux soldat fatigué
pendant que les amoureux restent
dans la promiscuité de leur lit

les mots perdent leur sens
mais pour les morts qui ne parlent plus
la terre grouille encore de vie
et le sang de l’hiver coule dans la lumière

*

le dieu poussière pleure des larmes de temps
et des fleurs ont poussé dans mes mains
et les arbres aussi sont des mains
qui veulent saisir l’existence

il y a longtemps que je n’ai pas vu
la voûte fissurée ouverte sur ce jardin
au secret des rayons de la lune
qui donnent leur lueur aux insectes

le convalescent n’a plus peur
et son murmure hésitant accompagne
les derniers restes de rêve
construits dans un théâtre d’ombres

n’être plus responsable de rien
chaque soir assis devant le piano droit
laissant la présence des jours passés
se consumer sans fin dans le silence

*

journal

( après-midi comme il en fut des centaines d’autres )
assis dans la demi-pénombre du magasin 5
mal éclairé rempli jusqu’à la gorge
d’ouvrages de chimie biologie anatomie botanique

les souvenirs composent une architecture cristalline
accompagnée du ronflement des radiateurs
et puis tout disparaît tout s’effondre
englouti par l’hébétude et l’ennui

j’attends toujours le signal qui m’indiquera
que ma vie a vraiment commencé
mais rien ne vient jamais ni amour ni foi ni science
comme un petit Eichmann de pacotille

je me borne à exécuter les directives
la paresse est ma meilleure amie
le dégoût des rituels et hiérarchies me préserve
de toute ferveur religieuse ou idéologique

j’ai eu souvent l’espoir d’aimer et d’être aimé
j’ai eu aussi envie de me faire musicien
puis j’ai enfin voulu devenir un bouddhiste
mais rien de tout cela n’a jamais marché

et au fur et à mesure que ma vie avançait
au fur et à mesure que les occasions ratées
se succédaient comme des bornes le long d’une route
les oiseaux se sont mis à chanter faux

et les visages de mes amis les plus proches
ont commencé à sous-entendre une vérité ignoble
alors on m’a enfermé
et je n’ai plus jamais quitté ma cellule

les drogues prescrites par la psychiatrie
ont fait de moi un sous-homme constipé
sans virilité et sans humour
condamné à visionner des vidéos pornographiques

*

et sentir les algues achevées
s’accoler tendrement à mon pied sur le sable
entourant d’abandon les derniers pas

derniers pas de celui qui revenu
avant que les étoiles ne s’ouvrent et se ferment
abandonne à la fin la peur de naître

lui qui se veut si libre
et pour qui la chute humble des feuilles
égale dans sa vision les hurlements d’une foule

lui que le renoncement
avait d’abord brisé comme une ronce
puis laissé blotti sans force parmi les galets

lui que je rejoindrai
le jour où l’amour sera vide
simple mémoire dans le cri des mouettes

*

l'écriture de l'angoisse

sans courage et sans bouclier je sais
je sais que la bruine amicale des dimanches
pas plus qu’un discours de bienvenue au bureau
ne savent enlever le hasard de mon sang

je sais que ma mère est hyper-anxieuse
et je sais que cela projette dans ma conscience
une lumière malade proche de celle des bûchés
sur lesquels agonisent les hérétiques

ce soir m’attend une épreuve
et chaque épreuve est pire que la précédente
et ce ne sont pas mes jambes qui me portent
mais la force hébétée de qui se noie dans le fleuve

alors qu’une porte se referme l’autre s’ouvre
et laisse vomir de sa béance sombre
une infinité de mains maigres et noueuses
qui se crispent dans l’espace en quête de réponses

*

dans les murs de l’institution les mouches
tournent follement avant de crever
car c’est la fin de l’automne

je ne suis plus là depuis longtemps
mais un autre qui veille à la fenêtre
verra mon ombre sur le mur

un cri résonne le long du couloir
puis atteint celui que je suis aujourd’hui
le même rêve peuplé de chevaux blancs

la modulation de leur crinière
ils fuient l’approche d’un incendie
qui ne laisse que ruines fumantes

à l’heure du goûter on apporte à chacun
pain d’épices et jus de fruits
je sens les présences par-delà le désert

*

Villepreux

seuls les chats et les fleurs vivent vraiment
dans ce pays sans lieu où les habitants
ne sont pas ce qu’ils semblent être

les énormes fleurs puisent leurs couleurs
paradoxales dans le sang des amoureux
mus par impulsions électriques

les chats nombreux et organisés
transmettent l’ancien savoir félin
des bibliothèques enfermées dans le noir

toute la vie qui coule dans les jardins
n’est qu’un sommeil éveillé
simulacre de bonheur sous le soleil

la joie que l’on croit voir dans les jeux des enfants
n’est que le mouvement d’un automate
précis comme le couteau de l’exécuteur

*

intérieur

les maladies de l’âme viennent
avec la saison des suicidés
tournés vers la luxuriance
leurs mains nues sont dans la neige

ce sont eux les vrais murmures
les plis compliqués des tentures
aux murs d’un salon transparent
où l’on entend les mots se succéder

personne ne vient jamais s’asseoir
pour écouter dans l’air stagnant
les instants qui se décomposent
bulles de savon sur les meubles massifs

la nuit elle-même se mêle
en la banale lumière grise
d’après le temps des floraisons
où l’on entend les mots se succéder

*

quelque part un amour brûle
personne ne connaît le chemin
où va la fumée de l’encens
le petit chat est dans les branches

enfants cachés au fond d’une barque
laissent l’eau les emporter
et le héron attentif surveille
la danse immobile des roseaux

c’est la saison des suicidés
les fruits mûrs tombent des arbres
savoureux de sombres parfums
sucrés comme une lettre d’adieu

les mouches tournent follement
dans les couloirs de l’institution
quelque part un amour brûle
personne ne connaît le chemin

*

regard sur le passé

surface carrelée des sanitaires collectifs
aile de papillon cousue au bord du vide
l’aile du pavillon rouge où tu séjournas

vivant comme un naufragé après l’orage
envahi par un très grand calme
avec les créatures qui vivent très profond

calamars géants à l’oeil sans expression
qui en savent long sur nos histoires
et se propulsent dans nos rêves

l’alcool était interdit à l’hôpital
je me souviens de quelques visages
dévorés par l’apathie, l’angoisse et l’absurde

les visages de ceux qui ne reviennent jamais
par delà les barreaux de la fenêtre
les rayons de lumière déchiraient la nuit

*

ballade
1.
on les mettra dans une caisse
tous ses petits objets de midi
la carte sur laquelle il survolait
les sentiers dans la montagne
ses pas sont restés sa main
a trouvé une aire de repos
à côté de l’autoroute
il écrivait des lettres d’amour
le reproche de ne pas savoir
vivre avec les autres
la lavande à pleines poignées
et sa terre imaginaire peinte
directement sur l’écorce moussue
oh les sentiers qu’il arpentait
avec dans les yeux les paroles sombres
du père diminué dévoré par la nuit

2.
les arbres ont d’abord adressé
le regret de n’être pas né
avec une aile blanche
dans le fronton derrière le ciel
les sentiers tortueux traversent
plusieurs portails transparents
chaque oursin est un soleil miniature
une fissure dans le temps gris
il en a parlé mais personne
ne comprenait ses doutes
et pourquoi il ne pouvait pas choisir
parmi les différents miroirs
dans la source il y a déjà
une lumière comme celle qui filait
bleue à travers les rideaux
de la dernière demeure

3.
vers quelque chose de plus grand
la lente marche bordée de fougères
approche la naissance la fin
seul brisant parfois les tiges
les fleurs les feuilles articulées
la tristesse de laisser perdre
lors des plus ordinaires paroles
les reflets d’arbres dans l’oeil humide
les filles de l’eau leurs cheveux bleus
accompagnent chaque fois au bord
à la limite évaporée
passe les portes transparentes
ce qui est écrit là
ne change pas les teintes de l’automne
vive parade au souffle sacré
qui descend sur le centre des forêts

4.
un enfant sorcier joue
dans le ventre des catacombes
différentes parties du cerveau
s’éclairent suivant les saisons
suivant l’éveil des papillons
extraits de leur gangue gluante
trop éphémères pour s’accoupler
trop proches de ce qui est plus grand
maître à la parole de cailloux
c’est toi qui me fais avancer
sur ce sentier ce regret secret
le ruisseau se développe dans le rêve
les insectes sociaux se battent à mort
comme le leur dicte leur instinct
la voix qui prononce leur désir
émane de plusieurs nuages noirs

5.
le cri arythmique des oiseaux
complète le pas régulier
on voit sur les côtés
plusieurs visages mélangés aux fougères
les nuages avancent sans fatigue
le marcheur traverse le temps
avec aux tempes le battement
des pierres frappées par le vent
les libellules approchent vers le futur
elles viennent témoigner d’un autre lieu
peut-être un lac lointain
autour duquel les gens se retrouvent
différents maîtres ont différentes doctrines
combien j’étais loin de savoir
chaque parole est forme de vie
avant de disparaître dans la terre

6.
jamais les montagnes ne s’approchent
le ciel est toujours le même
même poussière arrachée au sol
même sèche fatigue de dire
les ondulations du sentier
semblent vivre et se tordre
comme les brins de la substance
prélevés dans le sang des bêtes
le regret de n’avoir pas les mots
n’existe presque plus ici
les arbres oblitèrent cette tristesse
malgré sa force inscrite au front
une ligne continue apparaît
chaque nouveau pas accompli
clôt un verrou dans l’espace
bientôt j’aurai atteint la clairière

*

après la catastrophe

infiniment la mer déroule ses versets
et s’en va mourir sur la terre
ici les plantes ont remplacé les hommes
nul oeil humain ne reçoit la clarté
nulle oreille pour le chant des colibris
les débris recouverts d’herbes et de ronces
terrain de jeu des écureuils
lointain écho d’un sourire pur
l’extinction de la race humaine
la culture entière – des millions de mots
vaporisés dans le ciel alors que viennent
les soleils neufs d’après la catastrophe
plus tard le soir tombe sur les collines
et les courbes herbeuses du sol évoquent
les surfaces d’un grand corps endormi
recouvert d’ombre et d’argent

*

le lierre s’entrelace au ruisseau de sang
qui murmure entre les roches noires
la fille de la source s’est suicidée

elle aimait un homme violent
ses longs cheveux forment des arabesques
et son sang innocent coule dans le ruisseau

son amour aussi était violent
comme le jet puissant du sang
d’un chevreuil fraîchement égorgé

l’âme descend dans le ruisseau
la main morte a lâché le poignard
le soleil se couche sur la montagne

bientôt les mouches de la nuit
viendront tourner autour de la dépouille
et le cri des loups envahira la forêt

*

blues

le Diable et le Temps ne sont au fond
qu’une seule et même personne
on peut leur faire confiance
pour éloigner les mauvaises rencontres

penché sur ma table je pense
le Diable et le Temps
jouent aux cartes depuis toujours
et personne ne gagne ni ne perd

mes dernières heures
qui sait quand elles arriveront
j’aimerais revoir tout le mal que j’ai fait
et demander pardon

le Temps a creusé une fosse
le Diable a préparé des fleurs
ils m’attendent tous les deux
ils ne sont qu’une seule et même indifférence

*

rêve automnal

on voit un long champ noir
à l’abri de la grange aux poutres tordues
on voit le noir des corbeaux
se noyer dans le gris sombre
différentes trames de gris se chevauchent
au dessus de la terre grouillante de vie
le vent se brise
aux portes de la grange
un chemin de terre avance dans le champ
puis s’efface dans les ténèbres
les poutres tordues travaillent
sous la lente parole du vent
et l’air humide veut être senti
l’air humecté des odeurs de la terre
le foin fraîchement coupé
loin des lanternes du village

*

lignes

lignes comme vagues ouvertes
puis qui se ferment sur elles-mêmes
parlant la langue des emmurées
privées des teintes du jour béni
plus ces lignes teintées d’orange
cèdent à la force de mon regard
plus tu es loin de savoir
les longs jours et les joies solitaires
tu cèdes à la loi des corps
pour que le beau envahisse la vie
moi qui dors sous le soleil
vois comme la nuit glisse autour de moi
tu ne diras jamais les souffrances
tu ne sais pas qui est le plus vivant
celui qui se cache dans un verre
ou celle qui jette l’habit dans les ténèbres

*

un automne sous codéine

cèle au plus vite le mal
le miel brun d’une âme enfiévrée
prise dans les raies d’un vide lumineux
les livres qu’explose en son centre
la vue rougie d’un opiacé
laisse les lettres se déposer
au fond noirci des tentations
un voile de tissu noir tombe
sur le front pourpre de l’adolescent
couché sur le lit tu revois les arbres
et le sommet des branches incandescentes
comme par le feu des culpabilités
tranche encore le lien qui enserre
ton coeur enveloppé d’orties
et le laisse sombrer dans le sommeil

le froid s’annonçait dans sa pauvreté
les voitures creusaient des ornières
dans les strates de feuilles mortes
et les anges parlaient à voix basse
la nuit plus présente et plus forte
apportait du sable dans les esprits
je voyais les gens passer
comme des flocons de neige
l’avenir est vide de projet
mes regrets sont plus doux que du velours
l’amour est loin
bien loin derrière les collines
mais les grandes villes enfumées
ont aussi la beauté des histoires jaunies
sur les vieilles cartes postales
que le sable a oublié de recouvrir

les larves qui rognent mon foie et mon anus
continueront leur lent labeur
jusqu’à l’apparition du jour
les larmes qui ont coulé sur mes joues
signent de leur liquidité salée
l’appartenance à l’océan
les femmes qui accouchent à cette heure
continueront leur lent labeur
et l’enfant verra l’horrible lumière
la nuit du manque semble ne pas finir
la porte de pierre reste fermée
devant le tombeau silencieux
le corps aussi est une appartenance
comme la douleur sur le visage des statues
le long du chemin vers le printemps

*

pattes de mouche pour Linh Nguyen

traduire ton sourire en une parole
qui rassemblerait la sagesse amusée du chat
le ruisseau bienveillant qui serpente
parmi les herbes innocentes
tu as été mon guide
je n’oublierai pas ce moment
tes cheveux me caressaient les joues
quand tu m’emmenais dans les rues de Saigon
j’ai d’abord posé mes mains sur tes hanches
mais c’était beaucoup trop tôt !
l’air chaud et parfumé de Saigon
m’avait fait tourner la tête
ton sourire est un jardin d’éden
les fleurs y boivent le rêve du temps
les papillons se posent sur les pierres humides
sans crainte d’être dévorés

*

les lampes rondes et orangées
posées sur les tables d’ivoire jauni
les veines bleues et beiges
parcourent la main et la prairie
je me suis éloigné des bords de l’eau
j’ai vu des visages aimés
perdre peu à peu leur lumière
alors que le sable les recouvrait
sable et temps
partagent la même sécheresse
nous faisons escale dans un petit village
et ne repartons jamais plus
le jour de la fête une mélancolie
s’abat sur les soldats qui doivent défiler
les livres d’histoire brûlent au crépuscule
le bal se termine à minuit

*

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