Théorie optique du roman

par Cerval @, mercredi 21 octobre 2015, 07:48 (il y a 3116 jours)

THÉORIE
OPTIQUE
DU ROMAN




le très-excellent
MONSIEUR DE CERVAL
Pair de la Cour

a composé
EN L'HONNEUR DU ROY
ce modeste ouvrage
en cet an de grâce
MMXV




1. LES ROMANS COMMENCENT SOUVENT AU MILIEU D'EUX-MÊMES, c'est à dire qu'ils commencent au lieu qui constitue leur position théorique, relativement au point de vue du lecteur : ce lieu lui donne le sentiment de pénétrer dans un monde déjà là lorsqu'il y ouvre les yeux. Les choses à son alentour s'organisent. Elles le saluent avec la politesse des premières fois renouvelées par circonstance. C'est tout à fait comme retrouver le monde après le sommeil, tout monte doucement à la tête comme un vin. Mais la nuit que ces apparitions écartent laisse à peine son souvenir, plutôt que de nous permettre, même temporairement, de goûter notre engourdissement dans les draps : ce monde, on ne pourra bientôt plus le quitter, il est plus impérieux qu'un mal-être.

2. POURTANT, UNE FOIS LE LECTEUR ÉTABLIT DANS L'HISTOIRE, les éléments narratifs suivent une ligne de fuite qui inscrit ce lieu (ce centre) dans l'à venir du livre. Les horizons se dérobent par définition aux pas. C'est que la topologie des histoires est galante : elle demande accord à ce qu'elle veut toucher jusqu'à n'y jamais vraiment poser la main. Aussi ce milieu n'est pas celui, physique, du volume, ni celui théorique des péripéties, puisqu'une histoire ne commence ni ne finit absolument. L'incipit n'est pas une cosmogonie (hormis la Genèse) : il n'est pas un performatif quasi-divin qui poserait l'adéquation entre dire (ou faire) et être, comme deux rangées de cils peuvent à loisir commuter la vision. Pareillement elle ne finit que par l'amaigrissement progressif des pages, jusqu'à la transparence, on le sent, sans empêcher que l'histoire ne se perpétue dans des lieux également imaginaires ; on ne peut s'assurer de ce que les personnages ne continuent de vivre une fois le livre fermé. Cela est plus évident dans la peinture. A regarder une image (figurative), tout le monde semble instinctivement comprendre qu'elle n'est qu'une représentation (même si elle devait être fictive) et qu'elle possède donc au monde qu'elle figure la relation d'une unité discrète à la structure qui la comprend ; de la même façon, les histoires que narrent les romans sont des segments des mondes dans lesquelles elles évoluent.

3. MAIS CETTE COMPARAISON NE FAIT SENS qu'à partir d'un certain moment de l'histoire de la peinture, qui correspond à la naissance de la perspective. La perspective n'est pas que le respect des incrémentations progressives des volumes selon un rapport proportionnel afin de donner une illusion de profondeur; le point de fuite qu'elle fixe au tableau, en plus de permettre au peintre des combinaisons formelles et figuratives infinies (par exemple dans Les Ménines où il y a tension entre le point de fuite suggéré - le miroir - et celui réel - la porte), fournit une structure (c'est à dire un langage) au tableau. Il faut entendre que la perspective diminue l'importance de l'information (de la signification contenue dans le tableau par le fait même qu'il est tableau : sa signification figurative, entendue formellement et non sur un mode particulier) de nature symbolique échue à l'iconographie, pour la subsumer à celle d'une structure intérieure organisant l'information; je prétends donc que le passage de la manière figurative de l'art gothique où l'objet représenté l'est selon sa nature - ainsi les corps humains, objets mouvants, subissent une distorsion de leurs parties distales pour signifier cette propriété (comme si la puissance dormant dans l'objet qui la faisait acte le modifiait par hâte de s'exemplifier) - à celle réaliste de la renaissance n'est pas seulement due à une volonté de scientificité qui aurait accompagné d'un même mouvement la représentation des objets singuliers et celle de leurs rapports dans le tableau, mais découle des exigence propres à la perspective dès lors que cette approche a été possible. Le rapport que je veux souligner n'est pas chronologique, mais logique. Autrement dit, tout s'est passé comme si l'invention de la perspective a permis de réaliser une volonté de réalisme (plutôt que le contraire), en s'établissant, sitôt découverte, comme une condition transcendantale de sa réalisation : plutôt que de voir l'effort réaliste augmenter au fur et à mesure des conquêtes techniques qui continueraient par-delà sa découverte, la perspective a établit le langage rendant tout réalisme possible, laissant au peintre l'effort d'exemplifier cette volonté comme un problème n'en contient pas moins sa solution que d'attendre d'être résolu. Cela en abandonnant un rapport symbolique entre concept et figure au profit d'un isomorphisme entre deux systèmes de représentation : l'oeil et le tableau.

4. DANS UN TABLEAU, OÙ EST L'OEIL ? Dans l'art gothique, il est partout à la fois; il se distribue à chaque figure comme un dieu parallèle. Lorsque nous portons nos yeux sur un objet en particulier, nous retrouvons les yeux théoriques qu'y a laissé le peintre, les faisant (les objets) tous figurer au premier plan dans des proportions égales, de la même manière que les visages des égyptiens sont tous de profil. Lorsqu'on pose ses yeux sur un objet, on retrouve ceux qu'y a laissé le peintre, c'est à dire les siens. Les yeux du peintre sont ceux qui mettent ce qu'on voit au centre de ce qu'on voit. Sans perspective, les yeux sont partout (ils sont omnivoyants), puisqu'il n'y a pas de point autour duquel s'articulerait la vision, cette manière de figuration ne supposant, en quelque partie du tableau que l'on considère, aucun point de vue auquel le reste des éléments visuels s'organiserait. Cependant, dès lors qu'il y a perspective, s'introduit une asymétrie dans le statut des yeux : il y a l'oeil théorique qu'indique le point de fuite autour duquel le tableau est construit, qui est donc comme inscrit à l'intérieur du tableau (ainsi l'isomorphisme, quant au rapport fondationnaliste des yeux théoriques et des yeux réels comme condition de possibilité de la perception, et l'identité des lois géométriques à l'oeuvre dans le tableau et la rétine); puis il y a les yeux extérieurs, ceux que l'observateur peut consacrer à ses diverses parties, se déplaçant par rapport au tableau, se rapprochant, s'éloignant : et de là vient que les constructions (tableaux ou oeuvres architecturales) suivant les lois de la perspective accompagnent étrangement notre mouvement lorsque, le regard fixé sur elles, nous nous déplaçons. Lorsque nous nous déplaçons en fixant le point de fuite, nous le voyons se déplacer avec nous, mais comme en retard ou décalage par rapport à nous, puisque l'objet que nous contemplons est immobile; cependant il est construit pour nous donner l'impression qu'il est l'endroit d'où nous le regardons auquel nous ne sommes pourtant pas. Les lignes de fuite continuent de se déplacer selon un rapport proportionnel au point de fuite lorsque nous y fixons notre regard, ce qui donne l'impression que l'objet se déplace de manière homogène, soit selon un deuxième point de vue (interne et structurel), c'est à dire qu'il se déplace de manière autonome, plutôt que de manière hétéronome, c'est à dire en fonction de notre notre mouvement (qui n'est pas intrinsèque à l'objet) : et pourtant c'est bien nous seuls qui nous déplaçons. Aussi, de la même manière qu'on dit que le point de fuite indique la position théorique de l'observateur, faudrait-il appeler ce mouvement illusoire né d'un déplacement en fixant le point de fuite : un mouvement théorique, puisqu'il se déplace en fonction d'un regard théorique (il est l'écart mouvant entre ce dernier et le regard réel).

5. MAIS NOS YEUX NE SONT POURTANT PAS DANS LE TABLEAU ! Et les théories n'ont pas d'yeux. Cette histoire montre que le point de fuite, dans un tableau en perspective, introduit une particularité du rapport de la partie au tout sur le mode spatial et sur le mode temporel. Cela demande quelques notions sur le fonctionnement des cellules optiques. Les photorécepteurs réagissent à l'information lumineuse selon différentes spécificités qui permettent une spécialisation; leurs signaux convergent vers des cellules d'une couche inférieure, les cellules ganglionnaires, où ils sont sommés avec plus ou moins de finesse (rapport 1/10e pour les cellules au centre de la rétine, rapport 1/1000e pour celles qui tapissent sa périphérie); afin de permettre une organisation et une lecture économique de l'information optique, les cellules ganglionnaires ne réagissent que lorsque les informations leurs parvenant des cellules réceptrices dépassent un certain seuil d'excitation desdites cellules, c'est à dire qu'elles réagissent au changement. Lorsqu'une certaine dose d'information fraîche a été introduite dans les cellules réceptrices (considérées individuellement), les cellules sommantes, à partir de la modification de la configuration spatiale de l'information (répartie sur les cellules réceptrices), en déduisent une modification temporelle de l'information (puisque ce qui change spatialement, c'est ce qui bouge, et ce qui bouge, c'est ce à travers quoi se glisse le temps). Mais, en fait, je m'arrêterai là pour le moment en ce qui concerne les considérations biologiques.

6. UN TABLEAU EST-IL UN MONDE CLÔT OU INFINI ? On connait les interprétations contradictoires de Panofsky et de Francastel sur le statut de la perspective. Le premier considère que la perspective introduit l'idée d'un monde déthéologisé, d'étendue infinie (un cartésianisme qui ne s'embarrasserait d'esprits animaux), puisque le point de fuite est la jonction de lignes parallèles, qui se croisent donc, comme chacun sait, à l'infini. Le second rappelle que les premiers théoriciens de la perspective étaient aristotéliciens, pour qui le monde était constitué d'une somme de parties finies; que les hommes de la renaissance parlaient de point de rencontre plutôt que de point de fuite, et que la perspective illustre non l'infinité d'une étendue sans dieu, mais la commensurabilité de l'étendue à l'homme, dont les mains se peuvent fermer sur les choses, comme la voix de l'acteur sur son texte à la scène d'un théâtre (que l'organisation en perspective représenterait : je cite les éléments principaux pelle-mêle selon la rationalité approximative de la mémoire). Mais les deux ont pourtant raison (l'un philosophiquement, l'autre historiquement : c'est à dire que le deuxième a tort). Il nous faut pourtant tenir compte de ces deux... choses. Je disais dans le §2 que nous imaginions spontanément une image figurative (une représentation picturale, etcetcetcetcetcetcetcetceetcetc*) comme un élément discret dans la structure qui la comprend : soit simplement que la chose peinte (à considérer qu'elle existe : à nous engager ontologiquement sur son existence : dans la mesure seulement où nous partons du principe qu'elle est représentée non selon un modèle réel, mais en tant qu'elle est une représentation (dont l'essence est de représenter, etc.)) est l'instant d'un, ou un regard posé, figé sur, un objet dont on peut imaginer qu'il existe indépendamment de celui qui le perçoit. Et c'est là que s'empertinente copieusement notre histoire de l'illusion du mouvement théorique, à partir d'une interprétation de la perspective fondée ni sur la philosophie ni sur l'histoire mais sur l'interprétation des données visuelles (quel programme!).

7. DANS UNE OEUVRE DE PERSPECTIVE, LA PARTIE ET LE TOUT SONT LIÉS PAR UN RAPPORT MÉRÉOLOGIQUE (c'est à dire de partie et de tout). Dans une oeuvre gothique, l'omnivoyance du point de vue implique une intemporalité théorique de la séquence représentée : non en vertu de son irréalisme perceptif (déformant les figures selon la valence conceptuelle de ce qu'elles représentent), mais parce que la multiplication infinie des points de vue (théoriquement infinie, mais concrètement égale au nombre d'objets différenciés à l'intérieur du tableau) implique leur simultanéité qui contredit une inscription temporelle donnée : c'est comme si, à force de multiplier la condition transcendantale temps d'une manière non-proportionnelle à celle de l'espace, il n'était plus de condition d'expérience possible (encore une fois, théoriquement et non en vertu d'un irréalisme relativement à la perception : nous parlons de transcendatalité), ce qui est l'équivalent kantien de la loi voulant qu'une tartine trop beurrée se retrouve toujours, si chue, du mauvais côté (on ne pourra du coup pas la manger, ce qui reste cependant une expérience : l'exemple est mauvais). De là l'importance des formes iconographiques qui se présentent comme des données premières de l'interprétation de l'expérience visuelle (alors qu'elles sont subordonnées à la géométrie perspective dans les oeuvres de ce genre) en ce qu'elles  inscrivent la signification dans un cadre qui n'est pas celui de l'expérience, mais directement celui de sa représentation symbolique. Au contraire, etc., dans la perspective, l'information visuelle l'est en vertu des lois d'une vision spatio-temporellement située, grâce à l'isomorphisme expliqué ci-haut, et que désigne la notion de point de vue théorique; cependant ce point de vue reste théorique puisque le tableau ou plutôt le monde à l'intérieur du tableau ne se déplace pas à mesure que nous y posons nos yeux. Cela montre que le point de fuite n'est ni point de fuite infini (comme lieu de rencontre des droites), ni point de rencontre d'un monde ensemensegmenté (ensemencé de segments : ainsi la forme instruit la matière, etc.), mais point de structuration des données visuelles internes au tableau (le tableau perspectiviste est vu depuis un regard théorique), contredit par le regard réel de l'observateur (ainsi que le montre l'expérience du mouvement théorique). De la sorte, le tableau de perspective est l'isolation temporelle d'une structure visuelle donnée (l'instant vu par les yeux théoriques représenté figurativement) soit la partie d'un tout qui est méréologiquement (traduction: qui est avant tout) non pas l'objet que le tableau représente indépendamment de sa perception (qu'il existe ou non), mais une partie de toutes les expériences visuelles possibles de ce tableau, soit sous quelque angle que l'observateur réel, et non théorique, le regarde. Le tableau en perspective est un point de vue (par structuration interne) qui s'offre à un autre point de vue (qui le regarde) : il est un regard regardé, mais regardé de l'extérieur. Certes, cela ne semble rien d'autre que des gloses point plus riches d'informations que celles sous les publications Facebook; mais attendez que je réussisse à débrouiller tout mon raisonnement.

8. QUE FAUT-IL EMPORTER COMME DOGGY-BAG POUR SA PENSÉE ? Simplement ceci : le tableau de perspective est organisé comme depuis un point de vue concrètement inexistant. Le tableau structure ses éléments de sorte à ce qu'ils aient, relativement à cet oeil théorique, valeur d'information visuelle ordinaire selon la loi d'isomorphisme entre tableau et rétine; tout est vu comme s'il l'était vraiment; or les informations visuelles internes au tableau sont ressaisies par qui les regarde, c'est en quelque sorte une expérience méta-perceptive. Le point de fuite intérieur au tableau, n'existant pas dans la réalité, fuit donc indéfiniment (le philosophe avait raison), mais non parce qu'il est, géométriquement, le point de rencontre de toutes les droites, mais parce qu'il est, visuellement, le point focal d'une expérience visuelle qui n'est pas la nôtre, mais celle de l'oeil intérieur au tableau (ou l'oeil que le peintre a laissé ou mis, selon les conceptions de la praxis de chacun, dans le tableau). Dès qu'on le regarde, ce point de fuite nous fuit. On ne s'en rend pas compte si l'on regarde le tableau d'après l'angle où il doit être théoriquement regardé (correspondant donc approximativement à la position du regard théorique); les informations visuelles internes, ressaisies, heurtent notre rétine d'une manière semblable aux informations visuelles réelles, lors des expériences visuelles quotidiennes (exemple : ouvrir les yeux). Cependant, si l'on se meut fixant ce point de fuite, l'on aura l'illusion que l'objet se meut également, en vertu de cette inadéquation entre la structuration des informations visuelles internes (l'oeil du tableau) et externes (l'oeil de l'observateur) : les informations visuelles internes étant ressaisies d'une manière inadéquate, ou non-similaire, aux perceptions visuelles usuelles; bref : c'est métaperceptivement bizarre.

9. SI LES REGARDS CHOIENT COMME DES FEUILLES AUX ABORDS DES ROMANS, ce n'est point parce qu'ils sont ennuyeux, mais parce que je me permets une certaine comparaison entre tout ce que je viens de dire sur la perspective, et le rapport entre le roman considéré comme tout et considéré comme somme de parties. Ce rapport, que Maurice Blanchot désignait avec la notion de

CENTRE


de l'oeuvre, qui a quelque rapport avec le concept de NEUTRE, est à présent celui que je me propose d'expliquer. Et tout cela avec la plus grande rigueur possible (car j'ai oublié de reparler de ce que je savais du fonctionnement des cellules optiques, il faudra donc incrémenter la scientificité des productions à venir), ce qui sera, je pense, du plus grand profit à tous et toutes, surtout considérée la manière dont certains écrivent ces derniers temps.







* : etcetcetcetcetcetcetcetcetcetcetcetcetcetc.



(à suivre)

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