Maurice Blanchot : extraits

par Louis @, samedi 16 janvier 2016, 00:01 (il y a 3030 jours)

- L’arrêt de mort

« Qui peut dire : ceci est arrivé, parce que les événements l’ont permis ? Ceci s’est passé, parce que, à un certain moment, les faits sont devenus trompeurs et, par leur agencement étrange, ont autorisé la vérité à s’emparer d’eux ?
Moi-même, je n’ai pas été le messager malheureux d’une pensée plus forte que moi, ni son jouet, ni sa victime, car cette pensée, si elle m’a vaincu, n’a vaincu que par moi, et finalement elle a toujours été à ma mesure, je l’ai aimée et je n’ai aimé qu’elle, et tout ce qui est arrivé, je l’ai voulu, et n’ayant eu de regard que pour elle, où qu’elle ait été et où que j’aie pu être, dans l’absence, dans le malheur, dans la fatalité des choses mortes, dans la nécessité des choses vivantes, dans la fatigue du travail, dans ces visages nés de sa curiosité, dans mes paroles fausses, dans mes serments menteurs, dans le silence et dans la nuit, je lui ai donné toute ma force et elle m’a donné toute la sienne, de sorte que cette force trop grande, incapable d’être ruinée par rien, nous voue peut-être à un malheur sans mesure, mais, si cela est, ce malheur je le prends sur moi et je m’en réjouis sans mesure et, à elle, je dis éternellement : “ Viens ”, et éternellement elle est là. » 

(…)

« Cette chambre ne respire pas, il n'y a en elle ni ombre ni souvenir, ni rêve ni profondeur ; je l'écoute et personne ne parle ; je la regarde et personne ne l'habite. Et pourtant, la vie la plus grande est là, une vie que je touche et qui me touche, absolument pareille aux autres, qui, avec son corps, presse le mien, avec sa bouche, marque ma bouche, dont les yeux s'ouvrent, les yeux les plus vivants, les plus profonds du monde, et qui me voient. Cela, que l'être qui ne l'entend pas, vienne et meure. Car cette vie transforme en mensonge la vie qui a reculé devant elle. »



- La folie du jour


« Je ne suis ni savant ni ignorant. J’ai connu des joies. C’est trop peu dire : je vis, et cette vie me fait le plaisir le plus grand. Alors, la mort ? Quand je mourrai (peut-être tout à l’heure), je connaîtrai un plaisir immense. Je ne parle pas de l’avant-goût de mourir qui est fade et souvent désagréable. Souffrir est abrutissant. Mais telle est la vérité remarquable dont je suis sûr : j’éprouve à vivre un plaisir sans limites et j’aurai à mourir une satisfaction sans limites.
J’ai erré, j’ai passé d’endroits en endroits. Stable, j’ai demeuré dans une seule chambre. J’ai été pauvre, puis plus riche, puis plus pauvre que beaucoup. Enfant, j’avais de grandes passions, et tout ce que je désirais, je l’obtenais. Mon enfance a disparu, ma jeunesse est sur les routes. Il n’importe : ce qui a été, j’en suis heureux, ce qui est me plaît, ce qui vient me convient.
Mon existence n’est-elle pas meilleure que celle de tous ? Il se peut. J’ai un toit, beaucoup n’en ont pas. Je n’ai pas la lèpre, je ne suis pas aveugle, je vois le monde, bonheur extraordinaire. Je le vois, ce jour hors duquel il n’est rien. Qui pourrait m’enlever cela ? Et ce jour s’effaçant, je m’effacerai avec lui, certitude qui me transporte.
J’ai aimé des êtres, je les ai perdus. Je suis devenu fou quand ce coup m’a frappé, car c’est un enfer. Mais ma folie est restée sans témoin, mon égarement n’apparaissait pas, mon intimité seule était folle. Quelquefois, je devenais furieux. On me disait : pourquoi êtes-vous si calme ? Or, j’étais brûlé des pieds à la tête ; la nuit, je courais les rues, je hurlais ; le jour, je travaillais tranquillement.
Peu après, la folie du monde se déchaîna. Je fus mis au mur comme beaucoup d’autres. Pourquoi ? Pour rien. Les fusils ne partirent pas. Je me dis : Dieu, que fais-tu ? Je cessai alors d’être insensé. Le monde hésita, puis reprit son équilibre.
Avec la raison, le souvenir me revint et je vis que même aux pires jours, quand je me croyais parfaitement et entièrement malheureux, j’étais cependant, et presque tout le temps, extrêmement heureux. Cela me donna à réfléchir. Cette découverte n’était pas agréable. Il me semblait que je perdais beaucoup. Je m’interrogeai ; n’étais-je pas triste, n’avais-je pas senti ma vie se fendre ? Oui, cela avait été ; mais, à chaque minute, quand je me levais et courais par les rues, quand je restais immobile dans un coin de chambre, la fraîcheur de la nuit, la stabilité du sol me faisaient respirer et reposer sur l’allégresse.
Les hommes voudraient échapper à la mort, bizarre espèce. Et quelques-uns crient, mourir, mourir, parce qu’ils voudraient échapper à la vie. « Quelle vie, je me rends, je me tue ». Cela est pitoyable et étrange, c’est une erreur.
J’ai pourtant rencontré des êtres qui n’ont jamais dit à la vie, tais-toi, et jamais à la mort, va-t’en. Presque toujours des femmes, de belles créatures. Les hommes, la terreur les assiège, la nuit les perce, ils voient leurs projets anéantis, leur travail réduit en poussière, eux si importants qui voulaient faire le monde, tout s’écroule. »

(…)

« Derrière leur dos, j’apercevais la silhouette de la loi. Non pas la loi que l’on connaît, qui est rigoureuse et peu agréable : celle-ci était autre. Loin de tomber sous sa menace, c’est moi qui semblais l’effrayer. A la croire, mon regard était de foudre et mes mains des occasions de périr. En outre, elle m’attribuait ridiculement tous les pouvoirs, elle se déclarait perpétuellement à mes genoux. Mais, elle ne laissait rien demander et quand elle m’avait reconnu le droit d’être en tous lieux, cela signifiait que je n’avais de place nulle part. Quand elle me mettait au-dessus des autorités, cela voulait dire : vous n’êtes autorisé à rien. Si elle s’humiliait : vous ne me respectez pas.
Je savais qu’un de ses buts, c’était de me faire « rendre justice ». Elle me disait : « Maintenant, tu es un être à part ; personne ne peut rien contre toi. Tu peux parler, rien ne t’engage ; les serments ne te lient plus ; tes actes demeurent sans conséquence. Tu me foules aux pieds, et me voilà ta servante. » Une servante ? Je n’en voulais à aucun prix.
Elle me disait : « Tu aimes la justice. – Oui, il me semble. – Pourquoi laisses-tu offenser la justice dans ta personne si remarquable ? – Mais ma personne n’est pas remarquable pour moi. – Si la justice s’affaiblit en toi, elle devient faible dans les autres qui en souffriront. – Mais cette affaire ne la regarde pas. – Tout le regarde. – Mais vous me l’avez dit, je suis à part. – A part, si tu agis ; jamais, si tu laisses les autres agir.
Elle en venait à des paroles futiles : « La vérité, c’est que nous ne pouvons plus nous séparer. Je te suivrai partout, je vivrai sous toit toit, nous aurons le même sommeil. » »

(…)

« On m’avait demandé : Racontez-nous comment les choses se sont passées « au juste ». – Un Récit ? Je commençai : Je ne suis ni savant ni ignorant. J’ai connu des joies. C’est trop peu dire. Je leur racontai l’histoire toute entière qu’ils écoutaient, me semble-t-il, avec intérêt, du moins au début. Mais la fin fut pour nous une commune surprise. « Après ce commencement, disaient-ils, vous en viendrez aux faits ». Comment ! Le récit était terminé. »




- L’entretien INFINI


« Il lui dit d’entrer, il reste près de la porte, il est fatigué, et c’est aussi un homme fatigué qui l’accueille, la fatigue qui leur est commune ne les rapproche pas. « Comme si la fatigue devait nous proposer la forme de vérité par excellence, celle que nous avons poursuivie sans relâche toute notre vie, mais que nous manquons précisément, le jour où elle s’offre, précisément parce que nous sommes trop fatigués. » »

(…)

« Vivre avec quelque chose qui ne le concerne pas. C’est une phrase difficile à accueillir, mais à la longue elle lui pèse. Il essaie de la mettre à l’épreuve. « Vivre » - est-ce bien la vie qui est en cause ? Et « avec » ? « Avec » n’introduirait-il pas une articulation qui précisément ici s’exlut ? Et « quelque chose » ? Ni quelque chose, ni quelqu’un. Enfin, « cela ne le concerne pas » le distingue encore trop, comme s’il s’accordait en propre un pouvoir d’être discerné par cela même qui ne le concerne pas. Après cela, que reste-t-il de la phrase ? La même, immobile.
Vivre (avec) cela qui ne concerne pas. »

(…)

« La chronique aurait pu s'en tenir au lieu commun : ils s'aimèrent d'une passion éternelle. Mais le secret pressenti est plus profond. Tristan et Yseult, après trois ans, se réveillent de leur désir. Trois ans : après quoi ils s'oublient, mais, dans cet oubli, c'est alors qu'ils s'approchent du vrai centre de leur passion qui, interrompue, persévère. De là leur malaise. Ils ne s'aiment plus, c'est juste, le temps en est passé, toutes leurs nouvelles rencontres semblent irréelles comme un récit qui se continuerait sans eux; ils ne s'aiment plus dans ce temps-ci, mais c'est sans importance, car la passion ne se soucie pas de ce temps, ne peut être rachetée ni apaisée par l'oeuvre du temps. Cela ne veut pas dire qu'ils revivent leur histoire et, désormais sans amour, sont ramenés par la nostalgie de leurs souvenirs vers des jours qu'ils ne pourraient plus revivre et qui leur ôteraient le goût de vivre des jours nouveaux; ce n'est pas une affaire de psychologie. Leurs vicissitudes nous renvoient d'abord à un autre mouvement. Quand l'absolu de la séparation s'est fait rapport, il n'est plus possible d'être séparé. Quand le désir s'est éveillé de par l'impossibilité et de par la nuit, le désir peut bien prendre fin et le coeur vide s'en détourner : dans ce vide et dans cette fin, dans cette passion rassasiée, c'est l'infini de la nuit elle-même qui continue de se désirer, désir neutre qui ne tient compte ni de toi ni de moi, qui apparait donc comme un mystère où sombre le bonheur des relations privées, échec pourtant plus nécessaire et plus précieux que tous les triomphes, s'il tient cachée et réservée l'exigence d'un rapport différent. Peut-être, derrière l'histoire de Tristan et d'Yseult, faut-il saisir cette ombre : l'oubli est l'espace muet, fermé, où erre sans fin le désir; là où quelqu'un est oublié, là il est désiré; mais il faut un profond oubli. L'oubli : le mouvement d'oublier : l'infini qui s'ouvre, se fermant, avec l'oubli - à condition de l'accueillir, non par la légèreté qui libère la mémoire de la mémoire, mais, dans le souvenir même, comme le rapport avec ce qui se cache et que nulle présence ne saurait retenir. »

(…)

« Il ne faut pas douter de l'essence dangereuse du quotidien, ni de ce malaise qui nous en saisit, chaque fois que, par un saut imprévisible, nous nous en écartons et, nous tenant en face de lui, découvrons que rien précisément ne nous fait face : "Comment ? C'est cela, ma vie quotidienne ?" Non seulement, il n'en faut pas douter, mais il ne faut pas la redouter, il faudrait bien plutôt chercher à ressaisir la secrète capacité destructrice qui est là en jeu, la force corrosive de l'anonymat humain, l'usure infinie. Le héros, pourtant homme de courage, est celui qui a peur du quotidien et qui en a peur, non pas parce qu'il craint d'y avoir trop à son aise, mais parce qu'il redoute d'y rencontrer le plus redoutable : une puissance de dissolution. Le quotidien récuse les valeurs héroïques, mais c'est qu'il récuse bien davantage, toutes les valeurs et l'idée même de valeur, ruinant toujours à nouveau la différence abusive entre authenticité et inauthenticité. L'indifférence journalière se situe à un niveau où la question de valeur ne se pose pas : il y a du quotidien (sans sujet, sans objet), et tandis qu'il y en a, le "il" quotidien n'a pas à valoir et, si la valeur prétend cependant intervenir, alors "il" ne vaut "rien" et "rien" ne vaut à son contact. Faire l'expérience de la quotidienneté, c'est se mettre à l'épreuve du nihilisme radical qui est comme son essence et par lequel, dans le vide qui l'anime, elle ne cesse de détenir le principe de sa propre critique.

Le quotidien est humain. La terre, la mer, la forêt, la lumière, la nuit ne représentent pas la quotidienneté, laquelle appartient en premier lieu à la dense présence des grandes agglomérations urbaines. Il faut ces admirables déserts que sont les villes mondiales pour que l'expérience du quoditien commence à nous atteindre. Le quotidien n'est pas au chaud dans nos demeures, il n'est pas dans les bureaux ni dans les églises, pas davantage dans les bibliothèques ou les musées. Il est – s'il est, quelque part – dans la rue. »



- L’espace littéraire


« Un livre, même fragmentaire, a un centre qui l'attire : centre non pas fixe, mais qui se déplace par la pression du livre et les circonstances de sa composition. Centre fixe aussi, qui se déplace, s'il est véritable, en restant le même et en devenant plus central, plus dérobé, plus incertain et plus impérieux. Celui qui écrit le livre l'écrit par désir, par ignorance de ce centre. Le sentiment de l'avoir touché peut bien n'être que l'illusion de l'avoir atteint ; quand il s'agit d'un livre d'éclaircissements, il y a une sorte de loyauté méthodique à dire vers quel point il semble que le livre se dirige ; ici, vers les pages intitulées "Le regard d'Orphée". »

« Quand je suis seul, je ne suis pas seul, mais, dans ce présent, je reviens déjà à moi sous la forme de Quelqu'un. Quelqu'un est là, où je suis seul. Le fait d'être seul, c'est que j'appartiens à ce temps mort qui n'est pas mon temps, ni le tien, ni le temps commun, mais le temps de Quelqu'un. Quelqu'un est ce qui est encore présent, quand il n'y a personne. Là où je suis seul, je ne suis pas là, il n'y a personne, mais l'impersonnel est là : le dehors comme ce qui prévient, précède, dissout toute possibilité de rapport personnel. 
Quelqu'un est le Il sans figure, le On dont on fait partie. Mais qui en fait partie ? Jamais tel ou tel, jamais toi ou moi. Personne ne fait partie du On. »


- Le dernier homme


« A la vérité, presque rien ne le distinguait des autres. Il était plus effacé, mais non pas modeste, impérieux quand il ne parlait pas ; il fallait alors lui prêter silencieusement des pensées qu'il rejetait doucement ; cela se lisait dans ses yeux qui nous interrogeaient avec surprise, avec détresse : pourquoi ne pensez-vous que cela ? pourquoi ne pouvez-vous pas m'aider? Ses yeux étaient clairs, d'une clarté d'argent, et faisaient songer à des yeux d'enfant. Il y avait, du reste, sur son visage quelque chose d'enfantin, expression qui nous invitait à des égards, mais aussi à un vague sentiment de protection.
Certainement il parlait peu, mais son silence passait souvent inaperçu. Je croyais à une sorte de discrétion, parfois à un peu de mépris, parfois à un trop grand recul en lui-même ou hors de nous. Je pense aujourd'hui que peut-être il n'existait pas toujours ou bien qu'il n'existait pas encore. Mais je songe à quelque chose de plus extraordinaire : qu'il avait une simplicité dont nous n'étions pas surpris.
Il gênait pourtant. Il m'a gêné plus que d'autres. Peut-être a-t-il changé la condition de tous, peut-être seulement la mienne. Peut-être fut-il le plus inutile, le plus superflu de tous les êtres. »

(…)

« Parfois, le ciel change de couleur. Noir, il devient plus noir. Il s’élève d’un ton comme pour indiquer que l’impénétrable a encore reculé. Je pourrais craindre d’être seul à m’en rendre compte. Tout, prétend-il, nous serait commun, sauf le ciel. Par ce point passe notre part de solitude. Mais il dit aussi que cette part est la même pour tous et qu’en ce point nous sommes tous unis jusque dans notre séparation, unis là seulement et non ailleurs : Ce serait le but ultime. Ce qui le prouve, c’est que chaque fois que le noir devient plus noir par une nuance qui ne peut être communiqué qu’au cœur de nous même, ce que chacun dit secrètement pour donner réalité a ce signe, s’élève de toute parts en un même cri commun qui seul nous révèle ce que nous avons fait entendre a nous seuls. Cri terrible, apparemment toujours le même. Ce qui est terrible a son degrés le plus haut ne change pas, et pourtant nous savons qu’il varie imperceptiblement pour répondre a la variation insensible du ciel. C’est en cela qu’il est terrible. »


- Le livre à venir


« Quand nous lisons ces pages, nous apprenons ce que nous ne parvenons pas à savoir : que le fait de penser ne peut être que bouleversant : que ce qui est à penser est dans la pensée ce qui se détourne d'elle et s'épuise inépuisablement en elle ; que souffrir et penser sont liés d'une manière secrète, car si la souffrance, quand elle devient extrême, est telle qu'elle détruit le pouvoir de souffrir, détruisant toujours en avant d'elle-même, dans le temps, le temps où elle pourrait être ressaisie et achevée comme souffrance, il en est peut-être de même de la pensée. Étranges rapports. Est-ce que l'extrême pensée et l'extrême souffrance ouvriraient le même horizon ? Est-ce que souffrir serait, finalement, penser ? »

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