une fable très naïve

par Vagabond vagabondant, lundi 28 mars 2016, 06:10 (il y a 2961 jours)

un garcon, qui sentait enfin le moment venu, présente un poème écrit de sa main à une amie dont il estime la sensibilité. celle-ci l'accueille et le lit, et brutalement devient muette.

coi, et relisant ce poème d'une curieuse mélancolie, qui mêlait tendresse et désespérance, caresse et poignard, elle ne reconnaît pas cet ami allègre, enfantin, raisonnable, taquin, rieur.

ce qu'elle vient de lire et qu'elle relit au moment où cette gêne l'effleure est très beau, mais ce sont là les mots d'un étranger.

"étranger"

elle prononce en elle ce vocable, il murit, sonore, prend une ampleur qu'il n'avait pas, s'effeuille, s'émiette, elle le répète, le répète plusieurs fois, prise d'une blanche fascination. et plus le feu descend en elle, plus cet ami qu'elle connaît, qu'elle croyait connaître, prend à ses yeux une épaisseur lointaine, une opacité d'énigme. son identité achève de se flouer, pulvérisée en fragments déliés, sans histoire.

elle, si fine observatrice des choses humaines, si prompte à "détecter l'anguille sous roche", à intercepter la rumeur à sa source ; elle

l'amie d'enfance, elle la protectrice, la grande soeur qui prenait tant à coeur son rôle de confidente, qui s'enorgueillissait toujours qu'on lui promette chaque fois le fin mot de l'affaire ;

elle, l'Amie, avec toute la gloire d'empathie que ce joli mot connote, s'aperçoit dans une espèce d'angoisse sourde, être passée à côté d'à peu près tout ce qu'il y avait à connaître d'essentiel ;

alors la bouche s'ouvre à peine. l'air gonfle difficilement le buste mais l'instant passe et rien ne sort : pas même un balbutiement. la bouche se referme. si l'ouïe avait été redoutable, peut-être eût-elle entendu quand même ce bruit noué dans la gorge, cette déglutition gênée. mais rien. rien que du silence.

au mutisme de ladite, le garçon comprend.

cette profonde distance d'avec ses proches, qu'il avait jusque lors à peine soupçonné, lui revient dans son effarante vérité en boomerang : entre l'image dont il s'affublait intimement et qu'il prenait lui-même pour réelle, et son intériorité sensible et efflorescente, de laquelle cette image trompeusement émane, il se rend compte qu'il y a un abîme, sorte de vide définitif, qui ne laisse guère place à la communion. il sent avec une prescience douloureuse que toute vie germe de ce mirage.

au mutisme de ladite, le garçon se sait séparé de tout être, et d'abord de lui-même.

surface et profondeur, ces deux côtés de la médaille humaine communiquent à peine, et à vrai dire communiquent si peu que lorsqu'on commence à y hasarder des mots, à tenter de surmonter cette barrière : l'interdit est franchi, le sol est rompu, le gouffre s'ouvre

tout ce qu'on croyait solide, comme l'entente mutuelle, la pérennité des sentiments, la possibilité de communier sans équivoque, sans malentendu, de façon transparente, s'effondre, devient horizon mythique, rêve ou désespoir. chaque son émis exhalant le cadavre du sens, la moindre parole demeure à elle-même son écho - insupportable et entêtant.

ce genre d'idées firent plus d'un mort. mais le garçon se dit avec une innocence généreuse "il faut continuer de vivre" et peut-être continue-t-il malgré tout de vivre innocemment, écrivant avec soin et application, entretenant les plus vives accolades avec ses camarades, les plus tendres gestes avec ses amantes. peut-être. gageons pour cela qu'il ait génie de s'oublier.

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