[D'une lettre*] (Ivar Ch'Vavar)

par Claire, mardi 05 avril 2016, 15:28 (il y a 2952 jours)

25 décembre,
Au matin (même lettre)… Parlons maintenant de cette beauté que
Tu ne « vois pas ». – Je la vois, moi, ne t’inquiète pas, barbouillée
Sur ton visage et pendue dans ton allure – si ça peut dédramatiser
L’approche que j’en parle comme ça ! avec grimaces et simagrées,
Que tu agrées – l’idée qu’on puisse même en parler. Mais je te l’ai
Écrit déjà ça ne date pas de trois mois que je la vois, ç’te beauté-là.
Mais de pas mal d’années ! Sache, que même quand elle se cache,
Je la vois, elle me troue les yeux. Même quand elle se dérobe et se
Faufile dans les coins, qu’elle ne veut pas qu’on la remarque, je la
Vois, moi. La tienne n’est pas facile à planquer mais, quand même
– Tu essaies ! Mais je vois la beauté moi c’est ma spécialité, je suis
Sensible au beau, la beauté est la chose qui de loin m’émeut le plus
Au monde. Elle me bouleverse, que ce soit au cinéma, ou j’écoute
Un disque ou je regarde en l’air ou en bas les nuages, les arbres ou
Les flaques, ou droit devant ou sur les côtés. Aussi, je marche sur
Tel trottoir, je ne pensais à rien de particulier, et je la vois soudain
Sur un visage, la beauté. Quelquefois, et même souvent, et même
Très souvent – elle est déchirante, sûrement parce qu’elle l’est trop,
Belle, la beauté : on sait qu’elle va se perdre, être perdue, qu’elle
Ne peut durer, elle est liée aussi au fait que tout soit fini : ce que je
Veux dire, c’est que tout doit disparaître et un jour c’est la lumière


Du crépuscule qui passe sur cette beauté, et on l’a compris – que
Ça va être très bientôt fini, pour elle. Elle va passer derrière l’hori
Zon et on ne la verra jamais plus. C’est terrible, c’est terrible que la
Beauté soit finie, et qu’elle ne vienne que pour s’en aller, non c’est
Terrible et c’est pourquoi ça nous déchire quand on la voit. – Alors
Je pleure souvent, je ravale mes larmes devant la beauté, mon père
Déjà était comme ça.
Cette beauté… la plus belle fille du monde se
Trouve moche, c’est bien connu ; et quelquefois même ça la mène
À se détruire. Se souiller, s’enlaidir… Parce que rien n’est difficile,
Je crois, comme porter le poids, et la responsabilité de cette beauté
Qu’on ne comprend pas – et qui nous distingue tellement, interdit
Toute retraite et toute solitude, et pourtant nous voue – à la plus
Extrême et la plus dangereuse solitude, juchée sur l’étroit pavois
Où nous hissent tous les regards du monde. – Et toujours elle est
Nue, la beauté, et vainement elle serre autour d’elle ses guenilles !
Il ne lui sert de rien vraiment qu’elle se recroqueville ! Elle est nue
Et dressée, la beauté, au milieu du cercle de cruauté, où brasillent
Cruellement même les yeux de la bonté et de la pitié. Et la beauté,
Fût-elle celle alors de la plus naïve, et pâle, et chaste créature, c’est
Une viande, qui sent déjà la pointe et le fil du couteau.
D’accord ?



* Texte tiré d’Ajustement, « poème-document » en cours d’écriture.

Fil complet: