J'enfreins à nouveau le Grand Tabou

par Rémy @, dimanche 19 février 2017, 02:42 (il y a 2617 jours) @ Agabardine

Merci merci ! J'ai décidé d'enfreindre à nouveau le Grand Tabou et de vous raconter l'histoire des noms juifs, parce que, bien que complètement en dehors du thème du forum (comme Claire l'a fait remarquer), elle est très instructive. Plus exactement, l'histoire des noms juifs d'Europe Centrale - je me suis renseigné récemment et c'est très intéressant.


Il faut d'abord poser le contexte.

La séparation de l'Église et de l'État intervient en France en 1789. Avant ça, on ne fait pas de distinction entre la foi et la loi. La Bible parle d'ailleurs en permanence de Loi, et il s'agit vraiment de la loi au sens actuel, du règlement que tout le monde doit respecter, des principes d'après lesquels la justice doit être rendue, etc.. On ne conçoit pas d'une part les croyances, la spiritualité, la morale, d'autre part les règles d'héritage, le règlement des litiges, l'impôt, l'ordre public, l'hygiène, la santé, l'alimentation, et d'une troisième part la "sécurité sociale" (charité publique, hôpitaux, etc.) : tout ça forme une seule chose. Appelons cette chose "religion", mais gardons à l'esprit que ça contient aussi le code civil et toute l'organisation de la société.

Jusqu'à la 2e guerre mondiale, on pratiquait volontiers la conquête. On se retrouvait donc assez souvent avec des empires faits de plusieurs peuples, avec des langues différentes, des coutumes différentes, des lois différentes, des spiritualités différentes - bref des "religions" différentes. Ça ne pose pas tellement de difficulté tant que les peuples vivent chacun sur son territoire, mais là où ils se mélangent, ça peut facilement virer au casse-tête, parce que chacun se réclame de sa propre loi.

Les Romains (Ie siècle) avaient trouvé la solution de faire écrire les coutumes et lois des peuples qu'ils avaient conquis, d'en expurger les coutumes intolérables, et de promulguer un édit qui laisse chacun vivre selon sa loi corrigée (et adorer ses propres dieux, rapidement mâtinés de panthéon romain).

Un peu plus tard (VIIe siècle), les musulmans trouvent une autre solution : ils constatent que la Torah et la Bible ne sont pas si différentes que ça du Coran, et surtout, que ce sont des écrits relativement stables, qui peuvent servir à fonder une société civilisée. Donc ils autorisent les juifs et les chrétiens à vivre selon leurs propres lois ; ils doivent seulement payer un impôt supplémentaire (puisqu'ils ne participent pas à la dîme due à la mosquée pour financer le système social) et ne peuvent pas occuper d'emplois dans le service public (ben oui : un gars qui dirait "moi je ne respecte pas la loi du pays, mais celle de ma communauté" ne peut évidemment pas devenir policier ni percepteur). Ce régime s'appelle la dhimma.

C'est une organisation similaire qui prévaut en Europe depuis la fin de l'empire romain jusqu'à la Réforme (tout le Moyen-Âge, du 9e siècle au XVe siècle). L'évangélisation a standardisé les croyances et l'organisation de la société, les lois ne sont plus très différentes les unes des autres, de sorte que d'un bout à l'autre de la chrétienté, la question de la coexistence de "religions" différentes ne se pose plus que pour une seule minorité : les juifs. (D'autres communautés émergent sporadiquement, qui prétendent suivre d'autres lois, comme les cathares - elles sont rapidement exterminées.) Presque partout en Europe les juifs vivent selon leurs lois et croyances propres, sont tolérés, mais doivent payer un impôt spécial (puisqu'il ne participent pas à la quête à l'église) et sont exclus de la fonction publique (puis qu'ils ne respectent pas la loi commune) ; dans beaucoup de pays ils doivent en outre s'habiller de manière reconnaissable (au Moyen-Âge on n'était pas du tout libre de s'habiller comme on voulait, et ce n'était pas une humiliation de devoir porter la tenue de tel ou tel groupe dont on faisait partie). L'idée était cependant toujours qu'ils finiraient par s'intégrer (à l'époque on disait "convertir", mais c'est d'intégration qu'il s'agit : accepter la même loi que les autres), et on prenait régulièrement des mesures plus ou moins coercitives (essentiellement des taxes) pour les y inciter.

À partir de la Réforme, divers facteurs, dont notamment la centralisation des États, font que les communautés "alternatives" (en l'occurrence, juives) sont de moins en moins tolérées par la population ; pendant un moment les dirigeants les protègent du mieux qu'ils peuvent contre la populace, mais à partir des guerres de religion (entre chrétiens), il devient très important de savoir qui au juste dirige quoi, si c'est le pape ou le roi ou l'empereur ou qui d'autre qui fait la loi, et les "non intégrés" que constituent les juifs, qui se réclament d'autres lois et d'autres autorités, sont de plus en plus victimes de brimades et de pogroms.

À la Révolution, on a trouvé une autre solution : séparer la loi, l'organisation de la société et la spiritualité. Comme ça plus personne n'a de prétexte pour ne pas respecter la loi commune, et il n'y a plus de raison d'exclure telle ou telle communauté des services publics ni des systèmes sociaux. Il reste des tolérances, par exemple, dans nos pays, juifs et musulmans ont le droit d'infliger des mutilations génitales à leurs fils et d'utiliser pour abattre les animaux de boucherie la procédure qui était la meilleure en l'an 700 au lieu de la procédure moderne.


Il me semble que savoir ça éclaire un tantinet la question des "zones de non-droit" et les débats à propos du voile, du porc à la cantine, de l'intégration, etc..



Maintenant à propos des noms :

Au Moyen-Âge les gens du peuple portent un prénom, donné par leurs parents lors de leur baptême (ou de la circoncision pour les juifs - je ne sais pas comment s'appelle la cérémonie correspondante pour les filles), et un nom donné en grandissant pour savoir de qui on parle, et qui peut avoir des sources différentes :
- Un trait physique ou d'esprit (Leblanc, Legros, Lesage, ...)
- Dans les pays d'Europe du Nord, une construction comme "fils de..." (Nelson = fils de Nils, Hagardottir = fille d'Hagar), et au Sud, le prénom de leur père (Martin, Bernard, Philippe, ...)
- Une caractéristique de l'endroit où la personne vit (Laplace, Hamel, Château, Dubois, ...)
- Un nom de métier (Meunier, Fabre, Sénéchal, Berger, ...)
- Pour les commerçants, assez souvent, le nom de leur marchandise (Poisson, Mouton, Cheval, ...) (personne ne s'appelle "Pain" parce qu'il n'y a pas de marchands de pain, c'est M. Boulanger qui fait et vend le pain).

Dans tous les pays est mis en place tôt ou tard un système d'état-civil, qui sert essentiellement au recensement et à la conscription. Le deuxième nom devient alors nom de famille et se transmet de père en fils et de mari en femme. C'est à partir de ce moment-là qu'on trouve des gens qui s'appellent Mouton mais ne sont plus du tout marchands de bestiaux, et des meuniers qui s'appellent Favre. Je ne sais pas exactement les dates de mise en place de ces registres, et puis ça dépend des pays. En tout cas c'est l'église du village qui tient le registre de la paroisse.

À la mise en place du registre d'état-civil, il faut donc que tous les pères de famille aillent se faire inscrire à l'église. Dans les pays d'Europe Centrale (de la Hollande à l'Ukraine) et de langues germaniques, on invente à cette occasion un nouveau moyen de lever une taxe sur les juifs : vu qu'ils ne cotisent pas à l'église, ils devront "racheter leur nom" (c'est-à-dire payer leur inscription sur le registre). Évidemment, les beaux noms coûtent plus cher que les noms banals ; ceux qui ne peuvent rien payer reçoivent un sobriquet. Et puis ils ont parfois des noms hébreux ou tirés de l'Ancien Testament : le curé qui doit noter ne sait pas forcément comment les écrire, et en tout cas, il va les écrire en écriture latine et pas en alphabet hébreux. Et puis on se retrouve avec des doublons : il y a forcément un boulanger chrétien et un boulanger juif dans la ville, ils ne peuvent pas s'appeler tous les deux Boulanger. Les juifs passeront après, et on utilisera diverses astuces pour leur donner un nom en rapport avec leur métier.

Les juifs qui sont seuls à exercer leur métier dans la paroisse reçoivent sans problème le nom correspondant : Rabin, Rabbi, Lehmann, Leihman, Leeman (prêteur - le prêt à intérêt était interdit aux chrétiens), Mandel, Mendel, Rosen, Blum (vendeur d'amandes, de roses, de fleurs : les juifs pratiquaient souvent l'import-export avec l'Orient), Goldschmidt, Bernstein (orfèvre, Delambre en français : les bijoutiers étaient souvent juifs).
En cas de doublon, on utilise souvent le même procédé que pour différencier le fabriquant du vendeur : Weißbrot (pain blanc, certainement un boulanger qui ne pouvait pas d'appeler Becker parce qu'il y avait déjà un boulanger chrétien), Stein (tailleur de pierre, mais il y avait déjà un chrétien qui s'appelait Steinmetz ou Steiner, le nom de métier correct).
Certains noms de personnes sont translittérés : Sülman, Salman (= Suleiman, Salomon en français).
Beaucoup de noms sont composés, parce que les noms simples correspondants étaient déjà occupés : Blumenthal (val des fleurs : il y avait déjà quelqu'un qui s'appelait Lavallée), Rosenberg (quelqu'un s'appelait déjà Berg, c'est-à-dire Montagne ou Dumont), Herzfeld (champ du cœur - quelqu'un s'appelait déjà Duchamp), Gutknecht (bon valet - quelqu'un s'appelait déjà Valet), Gutkind (bon enfant), Weingarten (vignoble - quelqu'un s'appelait déjà Vigneron).
Beaucoup de ces expressions sont tirées de l'Ancien Testament pour l'occasion, et certaines viennent de l'Ancien Testament sans raison particulière : Feigenbaum (figuier - alors qu'il ne pousse pas de figuiers en Europe Centrale), Rosenblatt (pétale de rose). Certains noms composés ne sont pas pris par les chrétiens, peut-être donnés aux juifs "par symétrie" : Baumgarten (Duverger) en parallèle de Weingarten ?
Les noms sur le modèle "fils de" peuvent repris tels quels : Mendelssohn (fils de Mendel, lui-même vendeur d'amandes), Levinson (fils de Lévi).
Certains sont inventés pour l'occasion, ou des sobriquets : Rothschild (enseigne rouge, peut-être un orfèvre ou un prêteur sur gages dont la boutique avait une enseigne peinte en rouge), Weil, Weill (difficile à traduire en français, ça veut dire "moment", mais aussi "demeurer, patienter" - le gars a peut-être dû faire le pied de grue à l'église pour pouvoir s'inscrire - à moins que ce mot ait une autre signification, que je ne connais pas !).

Ce point d'Histoire concerne les juifs ashkénazes, c'est-à-dire vivant en Europe Centrale et parlant le yiddish, qui est un dialecte allemand. C'est pour ça que les noms en question sont germaniques. Je ne crois pas que le même phénomène se soit produit lors de la mise en place de l'état-civil dans les pays de langues romanes.

Ensuite, au cours des siècles, il arrive évidemment que des juifs déménagent à l'étranger, et qu'ils doivent s'inscrire à l'état-civil de leur nouveau domicile. C'est comme ça qu'on trouve des Sztajn : le gars a dit "Stein" (qui se prononce "chtaïne") et le curé polonais a écrit ce qu'il entendait avec la phonétique polonaise ; M. Blum qui s'installe en Hollande devient Bloem (ça se prononce pareil). Après la seconde guerre mondiale, certains juifs changent de nom pour ne plus être identifiables : M. Levinson (fils de Lévi) se fait appeler Lebuisson. Et bien sûr il y a des juifs qui se convertissent (c'est-à-dire qui insistent sur leur intégration dans la société), et qui ne changent pas de nom pour autant, ou qui en rajoutent un chrétien : Mendelssohn-Bartholdi.



Marrant, non ? Avec ça, je ne sais toujours pas si l'aïeul du XIIe ou XIIe siècle auquel je dois le sobriquet de Mouton était vendeur de bestiaux, de caractère doux et bête, ou s'il habitait seul sur la lande avec son troupeau... Celui de Denis Hamel habitait dans un groupe de maisons isolé (un hameau). Cherchez le métier du vôtre :-)

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