Une personne endormie plus belle que la moyenne (suite suivante)

par Rémy @, vendredi 12 mai 2017, 01:06 (il y a 2540 jours) @ Rémy

- Que faites-vous, grand-mère ? lui demanda Rosamonde.
- Je me rends de nouveau maîtresse de certains moyens de production dans les limites du domaine économique que je me suis réservé, répondit-elle aimablement.
- Ça a l'air amusant, mais aussi éducatif et enrichissant ; vous permettez que j'essaye ?
Mais Rosamonde n'avait pas plutôt touché le rouet qu'elle se piquait gravement le doigt. Et avant d'avoir eu le temps de décider si sa blessure cicatriserait mieux avec de la teinture de fleur de moutarde ou de lobélie, elle tombait dans un profond sommeil non réveillable.
Et à l'instant même où Rosamonde tombait endormie, dans un élan inspiré de solidarité, tous les habitants du château se mirent également à someiller. L'hygiéniste environnemental s'arrêta de frotter lle plancher, l'ingénieur domestique s'arrêta d'épousseter, le technicien lingeur s'arrêta de laver les vêtements, et ils s'endormirent tous sur place. Même les résidents animaux - qui n'étaient contraints par les humains ni à l'obéissantce ni à l'émulation - s'arrêtèrent et s'endormirent eux aussi en chemin.
Tout autour du château, les terres abandonnées retournèrent à leur état naturel. Les buissons d'épines devenant de plus en plus denses et touffus d'année en année, ils finirent par bloquer l'accès au château et, petit à petit, par le dissimuler entièrement à la vue. Ce nouveau et vigoureux biosecteur serait resté indemne, n'était le naturel lubrique et destructeur des mâles des royaumes alentour. Des légendes naquirent à propos du château et de la belle princesse qui y était endormie, devenue maintenant, dans les récits de plus en plus merveilleux qu'en faisaient les hommes, une insurpassable beauté. Beaucoup de jeunes princes, dans un afflux d'orgueil et de testostérone, tentèrent de rompre l'épineux écosystème et d'aller réveiller la princesse, comme s'il s'agissait d'une poupée mécanique qui attendrait l'homme en possession de la bonne clé. Mais ces hardis aventuriers s'étaient à peine frayé un chemin dans la végétation que les buissons d'épines les prenaient au piège et se refermaient sur eux, jusqu'à ce qu'ils retournent à leur état originel de poussière.
Et puis, au bout de 100 ans, un autre prince arriva dans la région (je vous en prie, ne me demandez pas non plus jusqu'à quel point il était charmant). Il avait entendu parler de ce château, ami de l'environnement, et de ses habitants au sommeil paradoxal prolongé, et l'idée qu'il existait un endroit à ce point en paix avec lui-même l'intriguait beaucoup. Il descendit de son fidèle compagnon équidé et marcha jusqu'au rideau d'épaisse végétation. Celui-ci s'ouvrit, avec force bruissements et grincements, pour le laisser passer, et il avança sous ce vert portique. Dans le château, le prince fut frappé d'étonnement par le silence qui y régnait. Toutes les personnes présentes, tous les animaux, tous les oiseaux - même le feu dans l'âtre - étaient parfaitement immobiles. Stupéfait par une telle maîtrise de soi, le prince crut qu'il était tombé sur un centre de méditation de haut niveau et s'en réjouit, car c'était un pèlerin qui se consacrait au progrès personnel de l'individu et à la transcendance de la Réalité Absolue. Il se mit à fouiller les lieux à la recherche de caissons d'isolement sensoriel, puis il avisa la porte de la tour et grimpa l'escalier.
Quand il ouvrit la porte de la chambre de Rosamonde et qu'il la vit là, allongée, le prince fut émerveillé par son calme et sa sérénité. Il comprit aussitôt que c'était elle la responsable de la Sainte Voie suivie par tout le château, et de la Délivrance de tout désir et de toute souffrance. Impatient de bénéficier de l'enseignement d'un aussi vénérable guide, il lui toucha le bras, puis lui donna une petite tape, la poussa, la secoua, la bouscula. "Elle est dans un si profond état de méditation que le monde extérieur a complètement disparu pour elle, dit le prince. Oh, je dois absolument suivre son enseignement !" Pour lui témoigner son respect, il se traîna au pied de sa couche, lui baisa le pied et prit la position du lotus.
Rosamonde se mit aussitôt à bouger. Elle toussa et fit claquer ses lèvres à de nombreuses reprises pour se débarrasser de 100 ans de mauvais goût matinal dans la bouche. Elle se redressa et, quand elle aperçut la silhouette installée au pied de son lit, à la seconde même quelque chose changea en elle. Son esprit d'indépendance, son éducation, son développement personnel antérieur, tout lui glissa des épaule comme un manteau et elle tomba en pâmoison comme une starlette dans un mélodrame de bas étage. "Mon prince, vous m'avez réveillée !" gazouilla-t-elle.


(Encore un saut de page, et dom d'un chien que c'est long à taper.)

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