L'invité (suite et fin)

par Périscope @, samedi 03 mars 2018, 09:50 (il y a 2239 jours)

L'invité

Donc elle referma la bouche que pour expirer longuement et reprendre son souffle, ce qui ne signifiait pas qu’elle acquiesçait aux propos qu’il lui avait tenus, et la question implicite qu’ils contenaient, d’ailleurs était-elle certaine d’en avoir compris réellement les termes, il les avait formulés avec une assurance si exagérée qui détonnait avec le sens des mots, pourtant dans sa carrière, elle en avait entendu de ces paroles déplacées, décousues, et dont il avait fallu qu’elle se protégea en manifestant une bienveillance feinte pour ne pas aggraver les effets, mais un langage comme celui qu’il venait d’employer, elle ne s’imaginait pas encore devoir le subir avec tant trouble et un vacillement, alors qu’elle pensait dominer la situation, la mener vers ce qui lui réussissait généralement dans le meilleur des cas, cette fois elle s’interrogea sur l’opportunité du champagne dont les coupes n’avaient pas encore été remplies, lui, ayant entamé le dialogue sans ambages, crûment, où il s’avérait que les politesses et précautions d’usage devenaient superflues, toutefois c’était sur le canapé de cuir noir, à une distance respectable qu’il se trouvait, et le vide qui le séparait d’elle constituait à n’en pas douter l’ultime rempart contre on ne sait quelle agression qui a tous moments pouvait basculer dans le cauchemar, et ce ne serait par le voisinage, des plus recroquevillé sur son indifférence qui pourrait être d’un secours efficace, cet intervalle entre elle et lui, elle ne manqua pas alors de le combler de ses rêveries les plus étranges, comme si la puissance de ses pensées était en mesure d’interdire d’autres actes inimaginables, elle entendit comme une voix d’homme, ce ne pouvait être que celle de celui qui partageait son canapé, qui proférait une inénarrable supplique, tandis que ses lèvres bougeaient à peine, son regard la fixant intensément lui intima en sorte d’obéir à une requête qui la fit frissonner des pieds à la tête, elle se leva et à l’instant où elle sembla réussir à quitter la pièce, un ordre intérieur la ramena vers la table où était posée une sacoche. Elle ouvrit la sacoche en douce peau de chevreau. Ses mains frôlèrent des livres et cahiers dont elle était remplie. Ses doigts tremblèrent car elle se refusait à devoir toucher des objets qui ne lui appartenaient pas. Mais l’injonction la guida. Elle saisit un volume, celui qui sembla le plus épais. Ses yeux étaient fermés et ce n’était que de l’extrémité de ses phalanges qu’elle pouvait se représenter une image de ce qu’elles palpaient. Elle sortit l’objet de la sacoche. Une peau satinée l’entourait, une odeur particulière s’en échappait. Celle du vieux cuir. La tranche des feuilles, conséquente, présentait un espace agréable à toucher, à en juger par les doigts qui s’y attardaient, allant et venant dans ce couloir de dorure surannée. Ce fut à ce moment que la voix du dehors lui ordonna de se placer dans le centre de la pièce, sous la lumière qui tombait du plafonnier. Elle le fit, ne pouvant s’empêcher de réajuster vivement sa robe courte en lycra, tandis qu’elle écarquillait les yeux sur l’objet qu’elle tenait entre ses mains. Lui était assis et elle ne le voyait pas, dissimulé derrière le dossier du canapé. Elle entendait qu’une voix qui semblait sourdre du meuble, comme d’un abîme qui amplifierait le ton de commandement. « Que ta lecture soit belle, que chaque ligne lue sorte du plus profond de ta gorge ! » c’était ce que lui réclamait l’invité sur le canapé. Elle commença ;
« Vanité des vanités et tout est vanité… C’est la seule parole qui me reste… C’est la seule réflexion qui me permet dans un accident si étrange, une si juste et si sensible douleur… »
– Continue, ta voix ne doit pas faiblir !
« J’ai pris, sans étude et sans choix, les premières paroles que me présente l’Ecclésiaste… »
Elle s’arrêta. Elle ne savait si elle devait rire ou pleurer.
– Continue, je te dis !
« Je veux dans un seul malheur déplorer toutes les calamités du genre humain…et dans une seule mort faire voir la mort et le néant de toutes les grandeurs humaines… »
– Pourrai-je m’asseoir ? Je me sens un peu ridicule.
– Non madame, continue !
« Madame se meurt ! Madame est morte ! Le Roi, La Reine, Monsieur, toute la Cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré… En vain le Roi même tenait Madame serrée par de si étroits embrassements ».
Il se versa une coupe de champagne. Dans le silence, on entendit que la lectrice se débarrassait de ses talons aiguilles.
– Continue ! Tu ne dois pas t’arrêter. Il faut que tu saches lire Bossuet impeccablement, puisque c’est cela que tu enseignes à tes élèves.
– Pas les Oraisons Funèbres.
– Si, les Oraisons !
« Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l’herbe des champs. Le matin, elle fleurissait, avec quelles grâces, vous le savez : le soir, nous la vîmes séchée… l’inconstance des choses humaines devaient être pour cette princesse si précise et littérale… ».
Nouveau silence. Elle referma le livre avec précaution. Il dit d’une voix absente « C’est beau ». Elle répéta « Oui, c’est beau ».
– Tu veux un verre de champagne ? il demanda brusquement.
– Non.
Le rimmel de ses yeux dégoulinait sur ses joues. Sa peau paraissait blême sous le maquillage défait. Elle couvrit ses épaules dénudées d’un foulard et tenta de remettre ses mèches blondes en ordre. Il était sept heures du soir, il fallait que l’invité s’en aille. Il devait téléphoner à sa femme et ses enfants comme il le faisait régulièrement chaque jour à cette heure. Il serra chaleureusement la main de son hôte et lui rappela le rendez-vous de travail , demain, à l’école.
« Oui, comme l’habitude » elle murmura, refermant la porte. Elle rangea la bouteille de champagne et les coupes. Et ressortit ses photos de famille et autres bibelots, comme si personne n’était venu, car effectivement, personne n’était probablement venu. Une seule coupe de champagne aura suffit.

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