Chambre d'écho

par Périscope @, samedi 17 mars 2018, 12:52 (il y a 2231 jours)

Chambre d’écho

Sur le trottoir, les meubles. Elle n’a pu sauver que cela. Elle n’est pas seule dans la rue, mais chacun dans ces moments là est seul. Certains donnent un coup de main, comme on dit, amènent un peu de réconfort, mais la question de l’entre aide, à cette époque, ne se pose plus. Lui est dans une intériorité, et il ne peut prêter main forte. Il ressent le spectacle, il frappe contre une paroi qui ne se dérobe pas car l’heure n’est pas encore venue. Il entend les gens crier sur le trottoir. Ils s’agitent pris par leur désespoir. Lui, n’est que la chambre d’écho d’un monde, dehors, en désastre.

Il est en admiration pour elle, c’est la troisième fois que l’événement se produit. A chaque fois, elle « repart à zéro », c’est l’expression qu’elle emploie toujours, avec douleur et fierté, et lui n’en finit pas d’applaudir son courage. Mais elle l’ignore, ne se soucie pas de lui. Elle à d’autres préoccupations, il lui pardonne. Si elle savait que lui existe déjà, en serait-t'elle plus héroïque ? De toutes manières, elle ne peut pas faire autrement. « Sauver les meubles », c’est l’urgence. S’assurer un toit. Mais lequel maintenant ? Lui devrait profiter d’en avoir encore un, même précaire, incertain, aussi exposé que celui de tous les habitants du quartier. Ce qui le sauve aujourd’hui, c’est la volonté, la rage, la force de celle qui combat sur le trottoir où s’amoncellent les débris de toute une vie, entamée, et qu’il faut continuer coûte que coûte. Il s’en veut d’être là, inopérant. Il ne peut hurler, elle n’en souffrirait que plus, alors il assiste, il enregistre, son corps reçoit les secousses comme un sismographe qu’il faudra décrypter plus tard.
Parfois, dans son malheur, elle a un geste, pour lui. Un geste, qui sans doute lui échappe, un geste prémonitoire, un geste tendre, au milieu des flammes, des sirènes, des hurlements. Le geste qu’elle fait, et que les autres font toutes dans pareille situation. Il y a des gestes anodins, spontanés, qui deviennent symboles parfois pour celui qui les reçoit. Mais l’heure est à d’autres ouvrages, ranger les objets, les machines à écrire, les tables, des dossiers épargnés par miracle, un matelas, car il faudra bien dormir.

Il n’ose imaginer ce moment où le corps devra se reposer. Il se sent mourir, il entend les pulsations, subit le souffle avec trop de conscience, il est à nu dans l’existence et cela ressemble à une mort. Elle dormira quelques heures sur son matelas, elle, tombée d’épuisement, elle, dans un rien devenu effrayant. Lui pourrait en profiter, se manifester, sans brutalité lui faire comprendre, lui faire comprendre qu’il est là. Quel orgueil ! Alors aussitôt il se rétracte. Il a honte. Il est dans un sommeil de voyant. C’est insupportable.

Le lit est sur le trottoir. La gazinière aussi, mais pour faire chauffer quels aliments ? Un poste de radio, pour écouter de la musique, alors que les informations du monde sont terrifiantes. Quelques chaises rococos, pour faire asseoir des invités qui ressemblent à des mendiants, avec leurs pieds écorchés, leurs mains sanguinolentes d’avoir remuer trop de gravats.

« Je vais recommencer à zéro » elle dit toujours. Il l’entend. Il l’entendra plusieurs fois. Autour d’une table, dans un fauteuil, répéter « A chaque fois j’ai du recommencer à zéro ». Il ne lui en veut pas. Il aimerait pouvoir lui prendre la main, mais une distance le lui en empêche. Il l’observe, nerveuse, voûtée, il voit les scènes de la guerre qu’il n’a vécues que de loin, il entend les bombes qui incendient les maisons.

Aujourd’hui quand elle s’allonge dans un lit, juste un petit coin de lit, il la regarde, mais l’appréhension n’est plus la même. Un jour, elle lui a dit, dans le silence qui de plus en plus remplit ses visites, « Tu sais… tu ne peux pas t’imaginer… ». Il lui a répondu d’une voix presque éteinte « Si maman, j’étais là, mais je ne pouvais encore rien te dire, dans ton ventre ».

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