La boniche est dans l'escalier

par Périscope @, dimanche 15 avril 2018, 11:28 (il y a 2193 jours)

La boniche est dans l'escalier


L’escalier est un lieu de passage qui conduit de bas en haut vers des destinations qui en général sont des arrêts. Ses arrêts correspondent à des paliers entre deux volées d’un escalier. Un escalier est composé de marches ou degrés.

Mais alors à quel degré, ce jour là, s’était-elle arrêter entre deux volées de marches ? Elle entendait la voix qui pleuvait sur elle. L’escalier était celui de l’intérieur d’une maison de quatre étages. Mais la voix pleuvait quand même en insultes sur elle. Il n’y avait pas de ciel au-dessus, si ce n’était que la voix de la patronne qui criait sur elle.
« Vous êtes une bonne à rien, une petite traînée, une souillon, qui pensez qu’à vous amuser au lieu de travailler correctement… »

Elle s’agrippait à la rampe, elle était jeune et c’était probablement la première fois qu’elle essayait une telle colère, comme on le dit d’une tempête. Les mots tombaient en grêlons, déferlant sur son visage doux, mais ravagés de larmes et de sanglots qui lui provoquaient des soubresauts de poitrine pouvant la renverser à chaque instant. La voix, à plusieurs degrés de l’escalier au-dessus, répétait en litanie les remontrances, les invectives, les injures les plus accablantes dont il était difficile sur le moment de vérifier leur véracité.

La voix de la patronne aussi avait une couleur, de sang injecté, mais également de la plus blême des pâleurs, plombée, de ce teint livide de la fureur.

Pourtant à d’autres heures, l’escalier était fréquenté de la plus aimable façon. Si on le montait avec peine et essoufflement, on le redescendait jovialement avec l’agréable sentiment d’avoir terminer convenablement son ouvrage et de pouvoir passer à autre chose une fois en bas de l’escalier. Les étages desservaient aussi des pièces, bureaux, chambres, des endroits de paradis, de repos où l’on rêve, comme lui par exemple le faisait dans sa chambre, rêvant aux personnes qui cavalcadaient dans l’escalier, passant devant sa porte, qu’il fermait à clé, car il eut été si facile pour n’importe qui de s’arrêter à l’étage et de faire irruption soudain dans l’antre intime de sa chambre. Il les imaginait ces gens, monter, descendre, leur corps, leur robe, leurs talons frappant la marche, que la moquette amortissait, la respiration parfois bruyante des grimpeurs plus âgés, le tintement de leurs bijoux, le balancement de leur sac… Il pensait, solitaire dans sa chambre, qu’il lui suffirait de tendre un bras pour happer au hasard quelqu’un et de rompre alors sa solitude en partageant brutalement la compagnie haletante d’un usager de l’escalier.

Sur le palier du premier étage résidait aussi l’impressionnant téléphone noir en bakélite, sur une solide étagère de coin. Sa sonnerie était très forte pour qu’on puisse l’entendre de tous les endroits de la maison. Dès qu’un appel retentissait il fallait à toute vitesse grimper ou dévaler les escaliers pour décrocher le combiné à temps. Les conversations téléphoniques alors pouvaient être entendues d’un bout à l’autre de l’escalier. C’était ainsi qu’un jour, il fut surpris en train de téléphoner à l’archevêché pour savoir comment faire pour « devenir moine ». Il ne put hélas en savoir davantage car la voix autoritaire de la maison coupa la communication. Pourtant cette voix pouvait être aussi apaisée, polie, répondant au téléphone avec déférence. Et lui se demandait comment ces deux voix si opposées pouvaient loger dans la même personne.

La voix aujourd’hui grondait sur la petite employée. Elle lui disait qu’elle était une « voleuse, une menteuse, une chipie, une moins que rien… ». Et elle pleurnichait salement la bonniche. La lumière qui filtrait par l’œil de bœuf en haut, éclaboussait sa figure, ses mèches blondes en désordre, filasses sur ses épaules chétives.

Lui était sorti de sa chambre, attiré par l’horreur des cris, de l’étage en dessous il regarda au-dessus. Il vit ce qu’il n’aurait pas dû voir. Un corps humilié, appuyé contre la rampe, un corps de beauté, déchiré, secoué de spasmes, un corps de petite traînée, voleuse, menteuse, perverse, marbré de honte… Et de le savoir, lui, en dessous, scrutant, redoubla la douleur, enleva toute séduction, brisa le charme qu’elle déployait souvent envers lui.

Lui, c’était son premier corps qu’il voyait là, où douleur et sensualité se mêlaient. L’érotisme et le drame désormais seraient indissociables.

La voix supérieure s’en foutait dans le contre-jour de l’escalier. La voix réglait ses comptes et déblatéraient ses griefs hystériques. La voix s’en foutait de blesser, de décevoir, de désespérer, de briser les illusions d’un avenir qui ne pourra plus permettre d’aimer simplement.

Lui, pourrait baisser les yeux, se boucher les oreilles, mais dans un lieu de passage, stationner, s’installer, ne plus monter ni descendre l’escalier, mais en faire le théâtre d’une tragédie bourgeoise et sordide, de cela il ne pouvait se priver.

Il lorgnait les cuisses frêles, nues, tremblotantes, les mains qui demandaient grâce en essayant de rabattre dessus le bout de robe d’une minable chipie.

Et si la voix, ce jour là disait la vérité ? La voix avait peut être raison après tout. La voix, après un temps interminable, se calma et disparut, épuisée elle aussi par tant de fureur.

Lui, resta encore à regarder la boniche recroquevillée, sanglotant sur les marches. Elle sortit son visage de sa chevelure pantelante et grasse, et sur un ton de bête effarouchée, elle demanda « Me crois-tu innocente ? ». « Bien sûr que non, mais ce n’est pas grave » il répondit doucement, avant de repartir se réfugier dans sa chambre, où le silence étouffant qui y régnait lui parût consolateur.

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