Une bizarre odeur d'humus

par Périscope @, samedi 22 septembre 2018, 09:11 (il y a 2042 jours)

Une bizarre odeur d’humus


Pourquoi à 16h21 il faisait aussi sombre dans la forêt domaniale de Saint Hubert que si on était en pleine nuit ? On était pourtant en été. La ravine était fort pentue et Malou s’agrippait aux racines des résineux qui lui glissaient entre les mains car il avait plu abondamment ces derniers jours. La jeune femme avait sauté du train en marche avant d’aborder la combe près d’Andenne, où elle craignait encore une fois de tomber sur un acolyte des Colombaños. C’est en trébuchant sur une pierre qu’elle constata que sa cheville avait pris un sale coup. Dans les toilettes du tortillard un sbire du gang des Colombaños l’avait sauvagement coincée. Il voulait savoir si la femme était mouillée dans une affaire de recèle qui m’était en branle toute la province de Namur. Mais Malou avait décoché un direct du genou dans la fourche du pantalon du gars et après à l’autre bout du wagon elle s’était précipitée dans le tapis de fougères qui longeait la voie. Ça faisait maintenant plus de deux jours qu’elle essayait de sortir de cette forêt aussi opaque qu’un jour de lessive quand sa mère dans la buanderie faisait bouillir le linge crado des ouvriers de la tannerie familiale. Les taillis avaient dépenaillé la robe en mousseline de soie rose pâle de Malou car avant que les Colombaños l’aient prise en chasse, elle faisait bonne figure dans un cocktail organisé par l’institut chrétienne du Porto Rica, dont le siège était rue Alfred Bequet à Namur. La robe de Malou n’était plus que lambeaux et les bestioles la démangeaient de partout. Il devait être 18h environ quand un bruit de moteur parvint aux oreilles de la jeune femme. Elle reprit quelques forces pour courir entre les arbres. Elle arriva sur un chemin, le premier qu’elle trouva depuis son errance dans la jungle de la Wallonie profonde. Un chemin tellement boueux qu’elle ne parvenait pas à avancer vers l’endroit d’où venait le bruit. Par chance celui-ci se rapprocha et Malou dut se camoufler dans les herbes quand une Cadillac sixty rouge apparut sur le chemin. Elle patinait dans la boue et rapidement elle s’arrêta, les pneus blancs embourbés jusqu’à l’essieu. Personne n’en descendit. Par les vitres baissées on entendait un femme clamer :
– J’t’avais bien dis, chou, de ne pas passer par là !
– Ça va, on va arranger ça.
Et le type au volant, se pencha sur la femme.
– Non pas maintenant chou !
Mais le type continuait. Malou alors surgit du fossé et approcha de la vitre.
– Aaahh ! cria le couple, en relevant immédiatement la vitre.
Le conducteur essaya de redémarrer la voiture mais une giclée de boue voltigea et la Cadillac rouge s’enfonça davantage. Malou ne put retenir un rire convulsif en se couchant sur le capot de la voiture. Par le pare-brise elle vit un gros blond joufflu qui enserrait de frayeur ou d’amour une quinquagénaire dont le maquillage dégoulinait copieusement de ses joues livides.
– Alors ? hurla Malou
– Alors quoi ? répondit le blond.
– J’te fais un tapis de branches, et tu peux repartir, répliqua la fille en robe de mousseline déchirée. Mais avant file moi les clés, je repartirai avec vous une fois sortie d’ce merdier !
Peu avant 20h la Cadillac roulait sur le chemin. Le gros joufflu était assis à droite de Malou qui conduisait, il n’arrêtait pas de tournicoter autour de son doigt bouffi sa chevalière en plaqué or et onyx synthétique. Malou avait allumé la radio, histoire de calmer sur la banquette arrière, la quinquagénaire agacée par la crasse et la puanteur de la conductrice qui salopait le beau cuir blanc de la splendide Cadillac.
– On va où ? demanda timidement le joufflu.
– T’inquiète, on suit la route !
La nuit tombait et les arbres reprenaient leur allure de fantômes. Vers 20h30 RadioCrazy Jazz interrompit son programme pour un flash d’informations. On apprenait que le retable de l’abbaye de Gembloux avait été volé, mais le gang des Colombaños, les auteurs présumés du vol, s’étaientt fait ravir leur butin par une mystérieuse collectionneuse, actuellement en fuite. La musique reprit avec Salute To Eddie Condon.
– C’est quoi la direction là ? s’inquiéta soudain Malou au volant.
– Probablement la direction de Namur, dit le gros blond.
– Merde !
Et la Cadillac profitant d’un terre-plein fit brusquement demi-tour.
– Hé ça va pas ! cria le blond.
Malou lui envoya un revers de main dans la tronche, qui l’estourbit.
– Et toi, la vieille, tu bronches pas !
Mais la cheville se faisait de plus en plus douloureuse. Et maintenir le pied de Malou sur l’accélérateur devenait problématique. Malou luttait, elle se mordait les lèvres pour ne pas gémir jusqu’au moment où son pied tétanisé ne répondit plus. La voiture, après quelques secousses brutales, cala dans la nuit épaisse.
– Toi la vieille tu prends le volant !
– Mais…
– Tu discutes pas ! Derrière j’te surveille.
La quinquagénaire obéit. Sa coiffure choucroute était défaite et elle plaqua ses mains hâves aux ongles écaillés sur le volant en bois d’acajou de la Cadillac sixty. Le véhicule en douceur partit.
– Oh ! Et ce gros con qui n’a jamais voulu que je conduise sa Cadillac ! S’il me voyait maintenant !
Le gros con était ko, sa tête dodelinant sur le siège, sa bouche ouverte bavant, la langue à moitié pantelante. .
– Où on va comme ça madame ? demanda la vieille, soudainement rayonnante.
– Je n’sais pas, mais il faut pas qu’on s’arrête, j’ai un don à faire aux cathos du Costa Rica, expliquait Malou entre deux grimaces de douleur.
– Le Costa Rica ! chouette, j’irai jusqu’au bout du monde avec ce carrosse !
On n’entendait plus que le bonheur de la quinquagénaire, elle avait éteint le poste de radio. Une odeur bizarre d’humus flottait dans l’habitacle.

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