Mea-culpa, mea-culpa

par Périscope @, mardi 09 octobre 2018, 15:46 (il y a 2019 jours)

Mea-culpa, mea-culpa


Dans le sous-bois, un jour d’octobre la Donnet-Zedel arriva, silencieuse, roulant sur les feuilles d’automne qui ne craquaient pas encore. Que fallait-il faire ? Ce n’était pas la première fois que la berline couleur sang de bœuf venait à 3h30 de l’après-midi stationner sur le sentier qui dominait le hameau de Yvoy-le-Marron. Au début elle ne dérangeait personne. Mais la répétition et la ponctualité de ses stationnements commençaient à intriguer le promeneur, même s’il se faisait rare dans ce coin de forêt. A travers les branches, on devinait la Donnet-Zedel à la carrosserie haute et raide comme une forteresse ambulante. Des rideaux gris pigeon occultaient les vitres. La voiture attendait immobile, puis une silhouette, sortie dont on ne sait d’où, s’approchait précautionneusement, regardant autour d’elle si personne ne l’observait. La porte de la berline alors s’ouvrait et la silhouette s’y engouffrait vivement. On pouvait surprendre des bribes incompréhensibles de conversation. Puis après dans le silence, des sons entre sanglot et extase secouaient la berline un bref instant avant que tout s’immobilisa à nouveau. La silhouette méconnaissable descendait, alors qu’une autre aussi énigmatique prenait place dans la Donnet-Zedel. Le surgissement de ces inconnus provenait des fourrés, dont l’apparence pourtant paraissait anodine, avec leur feuillage de saison roux et doré. Après les visites successives dans la berline, les vitres se couvraient d’une buée opaque, qui émanait de la chaleur à l’intérieur. Un jour, Jean Sevret, l’auteur de ces lignes, entreprit de se diriger vers la voiture, une jambe sur le marche pied en aluminium, il tourna la poignée de la portière. Son palpitant battait à tout rompre, le temps semblait s’arrêter, mais il eut beau tourner, enfoncer, la portière resta verrouiller. L’auteur en ressentit sur le coup une immense frustration, qui se transforma en humiliation, et ensuite une colère qu’il ne put maitriser. Il frappa aux carreaux, il envoya des coups de pied dans la carrosserie manquant de démolir les arrogantes ailes luisantes de la Donnet-Zedel. Il hurla quelques jurons et grossièretés dont pourtant il n’était pas coutumier. Le lendemain, Jean Sevret attendit que l’une des mystérieuses silhouettes descendit de la voiture, et avant qu’elle ne s’évanouisse dans la forêt, il se précipita sur elle essayant de lui ôter la capuche et le long manteau qui la recouvraient.
– Vous madame Lavaux ! il s’écria, dans une stupéfaction qui faillit le jeter à terre.
– Ben oui, et alors ?
Madame Lavaux était l’épouse du chef des entreprises Lavaux, la scierie industrielle la plus importante de la région. La femme s’enfuit et laissa Jean Sevret abasourdi au milieu des feuilles d’automne rutilantes qui jonchaient le sentier. Il ne put rester plus longtemps à son poste d’observation, et courut vers le village, à Yvoy, au Café Le Moderne il commanda une eau de vie de poire bien forte. Le pire était qu’il ne pouvait partager son incroyable nouvelle avec personne. Il se disait que parmi les clients du Moderne, plusieurs étaient susceptibles de fréquenter la Donnet-Zedel dans le sous-bois. Sur chaque silhouette furtive il mettait un nom, et une personnalité pas des moins respectables ici, qui venaient siroter un crème ou déguster une spumescente bière de Sologne. Il tenta bien d’évoquer devant quelques amis la présence étrange d’une berline des années 30 dans les bois environnants, mais il ne reçut que leurs rictus gênés murés de silence. Alors Jean Sevret dut se résigner à rester prisonnier de son lourd secret. Chez lui, dans sa modeste masure, sur les bords de la Petite Sauldre cristalline, il ouvrit un cahier d’écolier et consigna d’une écriture méticuleuse, le détail de ses observations : la berline rouge sang de bœuf, la portière qui s’ouvrait aux silhouettes inconnues, les chuchotements, les tremblements de la voiture qui n’effrayaient même plus les oiseaux rapidement habitués à ce va-et-vient. Puis, dans le capharnaüm de sa bicoque, un matin, l’écrivaillon tomba sur un vieux numéro du journal régional. En première page on y voyait une photo de l’église de Yvoy-le-Marron, décapitée de son clocher suite à une tempête mémorable. C’était depuis ce temps en effet que l’église était fermée pour restauration, privant ainsi les paroissiens de leur office dominical et autres sacrements. L’article se terminait sur l’embarras de l’évêché qui devait trouver une solution pour répondre à l’attente de ses fidèles. Comment et où donner l’absolution à leurs péchés, dont les habitants de Yvoy-le-Marron, comme partout ailleurs en ce monde, se sentaient hideusement coupables ? Après la lecture de cet article, Jean Sevret revint sur les lieux de la Donnet-Zedel, mais il regarda le manège dans la berline d’un autre œil. Son cœur était soulagé et il éprouva une certaine compassion pour les silhouettes anonymes qui s’engouffraient dans la sacerdotale voiture couleur sang de bœuf. Il lui vint à nouveau l’envie de se joindre à elles. Et cette fois la portière s’ouvrit pour lui. Il disparut alors dans l’antre de métal.
Ce qui s’ensuivit, on ne put le savoir. Car depuis ce jour, Jean Sevret n’éprouva plus le besoin d’écrire dans son cahier d’écolier et d’y consigner une révélation ou confession quelconque. Pour lui, effectivement, la Donnet-Zedel n’était plus un problème, sur les hauteurs de Yvoy-le-Marron, dans le Loir-et-Cher.

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