On a assassiné Homère

par Périscope @, dimanche 04 novembre 2018, 10:07 (il y a 1999 jours)

On a assassiné Homère


La porte vétuste au vernis écaillé de Lucien Calvacanti donnait sur le troisième palier de l’immeuble au 27 avenue Cochin, et chaque jour Robert Mandrin passait devant cette porte pour atteindre le septième étage où il habitait dans un meublé modeste. Un après-midi du mois d’août, où le soleil cognait, la porte de Calvacanti s’ouvrit alors que Mandrin, transpirant, gravissait les escaliers, un filet à provisions à la main. L’homme était en robe de chambre. Il invita le garçon à prendre un verre chez lui. L’homme en imposait, et sa notoriété était un geste de faveur qu’on ne pouvait pas refuser. Une fois franchi le vestibule tapissé de velours cramoisi, on débouchait dans un salon, aux dimensions vastes, dont les murs étaient couverts de livres du sol au plafond. Le jour passait à peine entre les lourds rideaux en taffetas qui calfeutraient les hautes fenêtres. Calvacanti sortit un vieux bourbon tourbé du Kentucky et s’effondrant dans le fauteuil club au cuir patiné il incita Mandrin à en faire autant dans celui qui lui tendait les bras en vis-à-vis.
– Alors comme ça nous sommes voisins ! il lança d’une voix profonde qu’il s’efforçait de rendre aimable et guillerette.
– Si on veut, balbutia le garçon.
– Je vais vous montrer quelques photographies de mes voyages. Mais buvons un verre, avant !
L’alcool descendit comme un feu de cheminée dans la gorge du garçon. Calvacanti se détendit davantage dans le fauteuil. Il était de forte corpulence et ses membres musculeux jaillissaient de sa robe de chambre entrouverte. Un bureau directoire éclairé par une lampe américaine en verre opaline trônait dans un angle du salon. Après une tentative de conversation Calvacanti s’extirpa de son fauteuil et alla s’asseoir dans la lueur verdâtre de la lampe. Il tritura des papiers, son visage ridé aux arêtes saillantes qu’une moustache sauvage et grisonnante bordait paraissait encore plus soucieux dans la lumière incertaine. Il bougonna quelques mots incompréhensibles qui ne rassurèrent pas Mandrin, raide dans son fauteuil. .
– Venez ici mon ami, dit l’homme, regardez ceci !
Il montra des photos jaunies. Mandrin s’approcha, un parfum puissant et exotique montait de la nuque de l’homme.
– Que voyait vous sur ces photos ?
Le garçon ne trouva pas de mots pour le dire. Les doigts longs et spatulés de Calvacanti couraient sur le papier glacé des photographies anciennes ternies par endroits.
– Vous avez raison, les détails ne sont pas très visibles. Je vais vous en chercher de meilleurs.
Il se dirigea vers une haute échelle de bois, appuyée aux étagères de livres. Calvacanti grimpa, l’échelle pliait considérable sous le poids de l’homme.
– Appuyez-vous sur le bas de l’échelle pour la caler.
Mandrin, avec prudence, obéit. Quand il leva la tête il aperçu la nudité complète de l’homme sous la robe de chambre trop courte. L’homme bataillait pour trouver les albums, au milieu de ses collections de volumes. Mandrin commença à réaliser le bourbier dans lequel il s’était mis.
– Mais mon Lulu, qu’est-ce que tu fiches donc là-haut ?
Une femme était rentrée, habillée d’un tailleur noir de chez Mugler avec des bottines à talon.
– Tu le sais bien Roberte, je cherche les photos !
– Celles de Grèce, elle sont tout en bas.
Calvacanti eut un rire bruyant pour masquer sa bévue et redescendit de son perchoir. Mandrin, rouge comme une pivoine, ne savait plus ou se mettre. Il fallait qu’il dise quelque chose.
– Savez-vous où je pourrai me laver les mains ?
– Bien sûr jeune homme, au bout du corridor, à droite, il y a la salle de bain, répondit Roberte.
Mandrin disparut, Roberte regarda son Lulu avec une tendresse amusée.
– Tu lui a montré du spectacle, si je comprends bien, tu es tout dépenaillé.
Calvacanti réajusta un peu sa robe de chambre, déposa un baiser sur la bouche de Roberte et se mit cette fois à quatre pattes à la recherche des albums. La femme fit résonner ses bottines sur la parquet en se dirigeant vers le corridor. Elle entra dans la salle de bain.
– Vous trouvez ce qu’il vous faut, jeune homme, il y a un peu de désordre, dit-elle en rassemblant sa lingerie éparse sur le bord de la baignoire et les meubles de toilette. Elle se fit une retouche de rouge à lèvres devant le miroir, et relevant sa jupe elle tira ses bas, sans cesser de parler aimablement au garçon. Roberte était une grande femme longiligne, la cinquantaine bien marquée, et dégageant une flagrance de Chanel à faire défaillir ceux qui l’approchaient. Mandrin remarqua ses dents étincelantes et mouillées dans la clarté opalescente des appliques.
Dans le grand salon, Lucien Calvacanti était couché par terre, son derche velu à l’air, tellement il était absorbé par la découverte de ses portes folios.
– Vous serez mieux installés sur la longue table, dit Roberte, non sans se réjouir de la scène.
Il fallut d’abord y trouver place, pousser les papiers, journaux, magazines d’art, statuettes d’argile, encriers, dossiers cartonnés, petits instruments de mesure, manuscrits poisseux, pinceaux, crayons, poteries ébréchées, mégots de cigares, verres à vin, chiffons poussiéreux… Et enfin ouvrir les grands albums. Une chaise avait été offerte à Mandrin, tandis que Roberte et Lucien Calvacanti se tenaient debout de part et d’autre du jeune homme.
– C’est en Grèce, sur l’île de Scio. Avec la sève des arbres on fabrique des chewings gums et des bonbons, c’est délicieux, commenta Lucien.
Un enfant s’accrochait au ventre d’une femme inanimée, tandis qu’une vieillarde squelettique regardait le ciel, hébétée. Une fille épuisée dormait sur l’épaule d’un mulâtre à moitié nu. Un cavalier, coiffé d’un turban, traînait, ligotées à son cheval, deux paysannes terrorisées qui se débattaient.
– Tu te souviens Roberte, de ce village médiéval à coté du monastère, tu raffolais de leur liqueur locale !
Mandrin tournait lentement les pages de l’album. Deux amants éplorés s’embrassaient une dernière fois sous le regard noir d’un soldat. La campagne au loin était dévastée, les villages et les récoltes incendiés par des colonnes de mercenaires. Le ruban de la mer à l’horizon restait encore bleu. Mandrin ne comprenait pas.
– C’est un tableau de Delacroix, des scènes des massacres de Scio. Il y eut 25000 morts massacrés par les turcs. Les autres ont été vendus comme esclaves. Et là, sur cette autre photo, c’est moi, en train de manger des moules, à Karfas. J’étais bronzé.
Mais Mandrin ne pouvait plus feuilleter davantage l’album. Ils se sentait prisonniers entre le tailleur chic de chez Mugler et la robe de chambre aigre qui se pressaient contre ses épaules.
– Je vais vous quitter, parvint-il à dire doucement.
Roberte lui rendit son filet à provisions que le jeune homme avait déposé en arrivant.
– Vous pouvez nous rendre visite quand vous voulez, vous serez toujours le bienvenu ! insista t-elle sur le pas de la porte.
Une fois parvenu au septième étage, dans son meublé, Mandrin se cuisina une purée mousseline de chez Ed qu’il agrémenta d’un saucisson pur porc. Des images confuses l’assaillaient, tandis que par le velux un peu d’air frais s’infiltrait en ce début de nuit estivale.

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