Bon chien chasse de race (suite)

par seyne, dimanche 11 novembre 2018, 00:25 (il y a 1988 jours) @ seyne

Tout d'un coup, la lettre à la main, j’ai senti monter une jubilation - et un vieille nausée : j’avais peut-être résolu le mystère de la femme coupée en morceaux, de cette fausse blonde dont des lambeaux avaient refait surface, à moitié putréfiés, sur les berges du petit canal qui était notre terrain de jeux préféré à l’époque.
Et puis j’ai pensé aussi à la disparition de la libraire, qu’on n’a jamais retrouvée. Les adultes en parlaient. On n’avait jamais fait le lien, on était trop petits.
Alors, tout m’est revenu de cet automne-là…comment avais-je pu oublier cette histoire ? Les images ont surgi, précises et muettes, comme un film en super 8.

Le premier morceau (un doigt coupé à la base) avait été trouvé par mon copain Etienne - je crois qu'on était en CM1 - dans la vase. Nous étions fascinés par l'écaille de vernis rose qui restait sur l'ongle, pourtant presque décollé. Je ne me souviens plus bien de ce qu’on s’est dit, ni pourquoi on s’est tu. L’idée que ce doigt était un vrai doigt, qu’il avait été coupé à une vraie femme, c’était difficile à croire et pourtant c’était sûr. Du coup il était vrai et pas vrai. Je retrouve ce sentiment excitant d’atrocité, de mal obscur et menaçant : était-elle vivante quand on le lui avait coupé ? Est-ce qu’elle était toujours vivante et cherchait partout son doigt ? Ou bien c’était un meurtre, elle s’était fait tuer et le tueur lui avait coupé le doigt après. Peut-être pour prendre une bague comme dans les films ? Où était son corps alors ? A quoi elle ressemblait, c’était surtout ça : quel visage allait avec ce doigt ? J’ai commencé à rêver, des cauchemars toujours les mêmes, elle marchait devant moi, je voyais sa main à quatre doigts, et puis elle se retournait et je me réveillais. Je savait qu’elle allait me demander son doigt, mais je me réveillais.

On l'a mis dans un pot de confiture rempli d'essence, et planqué dans l’appentis chez Etienne. Après, on s'est mis à chercher tous les jours en sortant de l’école, une espèce de folie, sans pouvoir s'en empêcher, arrivant en retard à la maison, les godasses humides - et on en a trouvé plein. On connaissait l'endroit où ils s'échouaient en général, sous les branchages, dans un coude peu profond, avec les voitures qui passaient sur la route juste à côté. On n'a pas pu garder le secret tout à fait, et finalement nous étions quatre à chercher. Mais bizarrement, le cercle ne s’est pas élargi, on est restés les quatre avec ça, on n’a plus parlé à personne.
Au fur et à mesure on mettait les morceaux dans l'essence ; il a fallu un plus grand récipient....Puis on en a eu un chacun, avec chacun ses trophées. Ça brunissait, ça se racornissait, mais ça cessait de pourrir.
Il y a eu le nez, une grande lèvre que j'avais trouvée sous une feuille de platane, très blanche avec ses poils comme dessinés en fines lignes noires, assez semblable à un poisson mort ; une demi-main coupée au milieu, sans les doigts (Etienne encore, qui resta en arrêt un long moment devant les cordages des tendons et les lignes sur la paume blême), et deux orteils (séparément), puis une mèche de cheveux jaunes avec son élastique bruni, et pas mal d’autres moins remarquables. Des morceaux de peau et de chair, on voyait les pores. Peut-être il y avait des morceaux d’autres choses dans notre butin, qu’on avait confondus. Le dernier fut un os soigneusement désarticulé, jauni, qu'on avait retrouvé à demi-enfoui dans la vase. Celui-là on l'a mis à sécher, et puis on est allés regarder dans les livres, c’était un radius…
Le morceau de grande lèvre surtout nous a posé un problème, on a cru que c’était du cuir chevelu, on a imaginé que c’était un morceau de la tête d’un bébé, on avait envie de vomir…mais finalement on a compris.
En tout cas, on était sûrs qu’elle était morte.

Et puis plus rien. Le découpeur en avait eu marre d'envoyer ses petits messages au vide, il avait dû enfouir le reste dans un endroit bien choisi. On a oublié, ou presque. Personne n'a parlé aux adultes, c'était trop horrible, qu'est-ce qu'on nous aurait fait ?

Les bocaux sont restés dans les cachettes qu’on avait trouvées, chacun chez soi ; et puis c’était l’hiver, on a cessé d’aller les regarder. Je me souviens maintenant où j’avais mis le mien, dans cette même maison, dans la cabane au fond du jardin.
J’ai vu en arrivant que la cabane s’est effondrée depuis, un grand tas de planches pourries et de terre, je n’ai aucune envie d’aller fouiller là-dedans. Mais je suppose qu’il y est encore, rempli de vide sec et de vestiges indescriptibles, je l’avais très bien emballé… J’ai continué à me souvenir.



(À suivre)

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