J'ai rendez-vous avec toi

par Périscope @, vendredi 08 février 2019, 15:55 (il y a 1903 jours)

J’ai rendez-vous avec toi


L’heure va bientôt arriver. Elvino, depuis le matin, s’y est préparé, comme d’ailleurs tous les matins du même jour de chaque semaine. Il sait que ce jour là ne sera pas pareil aux autres. Malgré la répétition hebdomadaire de cette heure dans son emploi du temps, il ne s’en lasse pas. Quand il sent venir cette heure, ses mouvements dès le lever sont plus légers, il s’interroge sur les vêtements qu’il mettra pour être à la hauteur de l’heure, lui faire honneur, lui être agréable et digne pour que l’heure se déroule dans les conditions les meilleures, faire bonne figure à ce temps offert, bien que voulu et organisé depuis longue date et au prix d’effort dont il apprécie à l’évidence recueillir les résultats comme une récompense.

Elvino, sait qu’il devra être à l’heure au rendez-vous en prenant sa voiture. Sa vieille 2CV gris horizon même si la carrosserie est des plus fatiguée et usée, l’intérieur étonne par sa propreté, fruit d’un entretien et d’une vigilance constante dès qu’un caoutchouc ou une housse de protection montrent les premiers signes de vétusté, pas question que boue ou feuilles mortes souillent le plancher de la désuète guimbarde, il astique tout ce qui peut briller, dépoussière tout ce qui peut s’accumuler sur tableau de bord, poignets, dans les recoins malicieux entre les sièges, rainures qui bordent les portes ou vitres, revisse tout ce qui peut se déglinguer par les vibrations, change les pièces que l’humidité et le temps corrodent sans pitié. Bref, l’intérieur de la 2CV doit être aussi nickel et disponible que son conducteur au volant qui se rend au point de rendez-vous avec l’heure qui serait intraitable si on ne répondait pas à son exigence, elle se chargeant au vivant de leur dispenser le plaisir. Car durant cette heure il est bien question en effet de jouissance. Elvino sait que ce temps est rare, qu’il lui est donné par une grâce dont il ne peut expliquer l’origine. Si parfois, il s’en doute un peu, il ne veut pas la sonder davantage, elle perdrait alors son attraction, l’intensité qui touche quiconque se livre à son envoûtement.

Au volant de sa guimbarde, Elvino regarde défiler les façades des immeubles, il imagine que derrière les fenêtres personne ne réalise l’effervescence qui anime celui qui se rend à l’heure. C’est durant ce trajet qu’Elvino goûte son bonheur et le privilège qui le distingue alors qu’il n’en tire aucun bien visible. Au contraire, c’est dans sa 2CV pourrie qu’il s’élève au rang le plus royal. Il atteint des sommets d’autant plus salvateurs que son carrosse est amoché, comme son existence d’ailleurs. Elvino est manutentionnaire dans un magasin d’outillage, ses émoluments lui permettent juste de vivre dans un meublé dans un bourg de la campagne creusoise, où en dehors de la superette du coin rien ne lui est accessible. Sauf cette heure hebdomadaire, après six heures du soir, où il crée ce que le monde lui refuse, lui interdit, lui assène comme des coups de semonce avec la stridence des sirènes de la culpabilité lui rappelant que se rendre à ce moment là dans cet endroit là, est d’une inutilité monstrueuse qui le précipitera un jour dans les abîmes de l’autodestruction.

Mais qu’importe. Elvino est vainqueur dans cet instant. Il existe plus qu’ailleurs. Quand il gare sa 2CV sur le parking du bâtiment qui a été rénové, justement pour que les adeptes de l’endroit bénéficient du meilleur, Elvino aime être en avance. Il observe la paix des jardins, les allées finement recouvertes de graviers sur lesquels quand on marche nos pas se signalent par un subtil tintement annonçant « voilà j’arrive », d’autres gens garent leur voiture toujours plus rutilante que celle d’Elvino, Elvino s’amuse à décrypter les visages de leur propriétaire. Aucun ne semble aussi réjoui que le sien. Pourtant il doit se rendre à l’évidence que toute personne qui franchit le porche de cet endroit, comme lui-même dans quelques minutes le franchira, vient partager avec lui l’inimaginable activité. Toujours à celle-ci les femmes sont plus nombreuses que leur homologue masculin. Elles se présentent avec leur sac chic, leur coiffure odorante et laquée, leurs vêtements aux couleurs variées qui confèrent à l’activité son petit air de divertissement.

Mais la minute arrive où Elvino doit s’éjecter de la carlingue protectrice de sa 2CV pour se mêler aux participants qu’il ne serait pas convenable d’espionner plus longtemps. Elvino alors rentre dans la bâtisse, emprunte couloir neuf, foule carrelage à damier, attend devant la porte dont la vitre supérieure teintée permet de l’extérieur de deviner qu’il y a du monde sans savoir exactement qui. Faut-il penser que l’activité qui s’exerce ici ne souffre aucun regard ? Les participants dans l’attente que s’ouvre la porte échangent des mots aimables, font des allusions à leur semaine écoulée, par leurs œillades bienfaisantes on comprend que chacun se reconnaît dans le désir commun qui les réunit tous ici à l’heure idoine.

Mais Elvino garde ses distances. Il tortille sa mince moustache qu’il s’est laissé pousser ces derniers temps pour se donner un peu d’allure, dont il se sent souvent déficitaire. Il ne sourit pas, déjà concentré sur ce qui l’attend derrière la porte. Quelqu’un enfin dans la pièce ouvre l’accès, le groupe se répand aussitôt avec un vif soulagement qu’on retient par discrétion et politesse. Tous s’installent selon ses habitudes. On se met à l’aise. Une chaleur, tous les radiateurs sont poussés à leur maximum, s’exhale entre les quatre murs du local spacieux. Celui qui semble être l’ordonnateur des lieux parle d’abord longuement, toujours trop longuement de point de vue d’Elvino.

Et enfin, le silence venu, autour de la grande table, chacun se penche sur ce qu’il ne sait comment commencer. Elvino, sans hésitation, sur la page à petits carreaux de son bloc note à spirale format A4, avec son stylo feutre Pilot à pointe moyenne, écrit en rapides caractères nerveux, « L’heure va bientôt arriver, Elvino, depuis le matin s’y est préparé, comme d’ailleurs tous les matins du…. » La suite il la connaît, puisqu’avec elle il avait rendez-vous, et que maintenant elle est véritablement là. Toujours à l’heure comme il se doit ; l’heure de l’écriture.

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