Création ou crémation? Serait-on grillés d'avance par l'IA

par au phil de la vie, dimanche 15 septembre 2019, 10:45 (il y a 1684 jours) @ au phil de la vie

"Mais le monde verrait bientôt l’utilité de son travail. Il se flattait, quant à lui, d’avoir eu la plus noble idée qui eût jamais été conçue par une cervelle humaine. Chacun sait au prix de quels efforts s’acquièrent actuellement les arts et la science, tandis que, grâce à son invention, la personne la plus ignorante sera, pour une somme modique et au prix d’un léger travail musculaire, capable d’écrire des livres de philosophie, de sciences politiques, de droit, de mathématiques et de théologie, sans le secours ni du génie ni de l’étude.
Il me fit donc approcher de cet appareil, près des côtés duquel ses disciples étaient alignés. C’était un grand carré de vingt pieds sur vingt, installé au centre de la pièce. Sa surface était faite de petits cubes de bois, de dimensions variables mais gros en moyenne comme un dé à coudre. Ils étaient assemblés au moyen de fil de fer. Sur chaque face de ces cubes était collé un papier où était écrit un mot en laputien. Tous les mots de la langue s’y trouvaient, à leurs différents modes, temps ou cas, mais sans aucun ordre. Le professeur me pria de bien faire attention, car il allait mettre la machine en marche. Chaque élève saisit au commandement une des quarante manivelles de fer disposées sur les côtés du châssis, et lui donna un brusque tour, de sorte que la disposition des mots se trouva complètement changée ; puis trente-six d’entre eux eurent mission de lire à voix basse les différentes lignes telles qu’elles apparaissaient sur le tableau, et quand ils trouvaient trois ou quatre mots qui mis bout à bout constituaient un élément de phrase, ils les dictaient aux quatre autres jeunes gens qui servaient de secrétaires. Ce travail fut répété trois ou quatre fois, l’appareil étant conçu pour qu’à chaque tour de manivelle, les mots formassent d’autres combinaisons, à mesure que les cubes de bois tournaient sur eux-mêmes…
Les jeunes étudiants passaient six heures par jour à ce travail, et le professeur me montra un bon nombre de gros in-folio, contenant les textes déjà recueillis sous forme de phrases décousues et qu’il avait l’intention de refondre entre elles ; il espérait tirer de ce riche matériau une Somme scientifique et philosophique qu’il présenterait au monde."
Jonathan Swift, les voyages de Gulliver, IIIe partie
Voyage à Laputa, aux Balnibarbes, à Luggnagg, à Gloubbdoubdrie et au Japon, Chapitre V.
Traduit par Jacques Pons d’après l’édition d’Émile Pons, Éditions Gallimard (Folio Classique)

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