Le garçon d’ascenseur

par soledad, vendredi 11 octobre 2019, 12:54 (il y a 1631 jours)

La réponse de la jeune réceptionniste au sourire bienveillant m'avait tellement étonné que j'avais baissé la tête pour poser une deuxième fois ma question à travers le trou de la vitre de protection. La langue de Shakespeare se résumant à une torture grimaçante pour mes muscles faciaux, malgré les longues années de séjour dans un pays anglophone, j'avais essayé d'articuler du mieux possible.
Pas de doute, j'avais bien entendu. "Il n'y a pas d'escalier" m'avait-elle répondu avant de reprendre sa pose d’hôtesse d'accueil. "Pour aller au troisième étage, prenez l'ascenseur à gauche et au fond du couloir".
De nombreuses pièces numérotées longeaient de part et d'autre le long couloir. Deux lourdes portes avec un panneau "Accès interdit à toute personne extérieure au service" en marquaient la fin.
Un couple de trentenaires qui cultivaient leur duo en silence et un vieil homme au regard évasif occupaient quelques uns des sièges marron en métal sale tressé.
Massés contre la porte coupe feu, un homme en pagne madras, aux dents rougies par le bétel, s'appuyait sur les poignées d'un fauteuil roulant. Le visage de l’homme légèrement voûté qui s'y recroquevillait, semblait captif d'une femme de ménage, à la poitrine volontaire, cintrée dans sa blouse mauve de rigueur. Devant moi, un jeune homme rustique à la barbe soigneusement taillée dominait l'attroupement entre deux coups d'œil à son portable.
Lorsque la grille de l'ascenseur coulissa, un homme et une femme restèrent au fond de la cabine. Incapable de concevoir que l'on puisse trouver un quelconque plaisir à monter et descendre dans une cage métallique qui risquait de rester suspendue entre la matière et la spiritualité à la moindre coupure de courant de plus en plus fréquentes, j'en conclus qu'ils ne l’avaient pas pris dans le bon sens.
Le jeune rustre força le passage en premier, suivi par l'homme en fauteuil roulant et son accompagnateur aux gencives vermeilles qui prit la précaution de manœuvrer pour entrer en marche arrière. J’évaluai d'un coup d'œil l'espace restant. Ayant tout mon temps et toujours prêt à mettre en application mon engagement social, j'invitai la femme de ménage à monter avant moi.
Elle me gratifiait d'un sincère regard souriant, en contre plongée, lorsqu'une petite main inattendue saisit la mienne et me tira affectueusement vers l'intérieur de la cabine pour me désigner une place, à droite, entre le fauteuil et une des parois. Sous les boutons de l'ascenseur, un jeune homme pas plus haut qu’un enfant de 12 ans, une béquille calée sous son bras droit, ferma les grilles de l'élévateur qui commença sa lente ascension.
Seuls quelques millimètres séparaient la poitrine fougueuse de la dame de petite taille et le jeune homme qui la fixait. En penchant la tête, je découvris son crâne rasé, disproportionné, en forme d'osselet. Bombé et bosselé à l'arrière, il s'allongeait progressivement jusqu'à s'évaser à nouveau en un front proéminent et irrégulier qui surplombait un visage doux, aux traits précis. Il commença à converser avec la femme de petite taille qui visiblement le raillait. Un large sourire découvrit deux rangées de dents blanches parfaitement alignées. Il cala sa béquille sous son bras, tira les grilles de l'ascenseur qui venait de s'arrêter au premier et accompagna d’un mouvement du bras la jeune femme qui sortit en lançant une dernière plaisanterie par dessus son épaule.
Je sortis derrière elle pour laisser passer l'homme en fauteuil et son guide. Ce n'est que lorsque le jeune homme m'invita, à monter de nouveau, que je remarquai ses deux yeux clairs sous des sourcils finement dessinés sur sa peau mate.
Une fois la moitié des patients descendus au service de diabétologie, situé au deuxième, je rejoignis les deux autres personnes qui occupaient toujours le fond de la cabine, pour faciliter l'entrée d'éventuels usagers.
Une cordelette tressée verte et rouge décorait le poignet de sa main droite. Tel un harpiste, ses doigts fins effleurèrent la grille articulée de la porte à soufflet. Après un gémissement métallique et un coup final sec, la cabine reprit sa lente ascension.
Le jeune homme, dans son uniforme couleur sable, me tournait le dos. Appuyé sur sa jambe gauche, l'inclinaison importante du bassin maintenait sa jambe droite atrophiée suspendue dans le vide l'obligeant à rectifier régulièrement la position de sa colonne déformée.
Il attendit l'arrêt complet de l'ascenseur, se tourna vers moi et me demanda dans un anglais parfait "Qui cherchez-vous ?". L’éclat de ses yeux clairs me sourit en entendant le nom que je venais de lui donner. "Doctor Sivamurungan Rajarayana" articula-t-il d'un air amusé en détachant chaque syllabe. Il me fit signe de le suivre, cala sa béquille sous son bras et enfila le couloir en sautillant, joyeux, agile, aérien. En le voyant s’éloigner, un souffle vital gonfla mon cœur et ma poitrine.
Lorsque je regagnai la cabine, la compassion du couple immobile m'accueillit. Je m'installai au fond, entre eux deux. Je fermai légèrement les yeux, respirai profondément, libéré, prêt à attendre, tout le temps nécessaire, le retour du garçon d’ascenseur.

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