Le sens des rêves I (le premier c'était le II)

par ArthurRitrac, mardi 26 mai 2020, 10:47 (il y a 1421 jours) @ ArthurRitrac

Vous vous souvenez qu'enfant, dense était la vie que vous meniez en songe. Vos rêves – ceux dont vous sortiez assez troublés pour en garder aujourd'hui une trace – se passaient récuremment à la maison du 47bis, de jour ou de nuit, souvent d'ailleurs au premier étage, où se trouvait votre chambre. La situation initiale était souvent digne de votre quotidien. Vous étiez accroupis, jouant aux bonhommes (comme vous disiez alors) – petits dinosaures, superhéroïnes, catcheurs, créatures fantasques – bonshommes qu'il vaudrait mieux, pensez-vous aujourd'hui, appeler figurines.

Vous n'aimiez pas les figurines souples, ni celles qui poussaient le souci de vraisemblance à l'imitation (souvent frustre, nécessairement partiale) des articulations humaines (chevilles, genoux, coudes, poignets). Si vous préfériez les figurines rigides aux précédentes, c'était pour l'aisance avec laquelle vous pouviez les manipuler, en situation de lutte – situation dont vous inventiez les codes du genre. Comme dans les bandes-dessinées ou dans les dessins-animés, s'encombrer d'une fidélité à la réalité de l'affrontement, duel ou guerre, était superflu – seul suffisait le sens du choc, la résistance éprouvée, la vie raffermie dans sa valeur originaire – la douleur.

Dès lors, tenant vos personnages par la taille, vous les libériez momentanément de la pesanteur, les laissant se confronter à leur guise à toutes les altitudes où vous étiez capable de les mener : seule comptait, après tout, la loi de l'entrechoc, première loi intelligible dont vous aviez eu l'intuition, ce qui ne vous empêchait pas de formuler de vive voix (sous forme de cris de gorge) leurs impressions sincères – le plus souvent au moyen d'onomatopées de douleur, de colère, parfois de victoire. Jouant avec fureur et abnégation comme s'il en allait de votre existence, vous vous effaciez et dissociez, vous réincarnant successivement – ou simultanément – en chacun, luttant pour l'un ou l'autre, pour l'un et l'autre, tantôt surplombant la bataille, omniscient et omnipotent (alors vous adoptiez un point de vue divin, du moins le point de vue de votre chambre – vous étiez l'Un, du moins faisiez-vous un avec l'étendue). Enfin, oubliant cette mascarade, vous vous plongiez, auprès de votre étagère, dans votre collection de pierres – méditant d'une vide rêverie, d'une rêverie minérale (alors vous n'étiez plus rien – ou tout comme – votre âme communiait avec une suite de qualités rocheuses et lumineuses) puis vous vous réveilliez (situation finale).

Ce scénario rêvé était la simulation à peu près parfaite des situations auxquelles vous vous adonniez avec allégresse en votre quotidien d'enfant. Vous rejouiez, en rêve, vos rêveries matérielles, vous ressouvenant d'une habitude profonde, acquise dans la solitude. Mais lorsque cette situation initiale changeait d'orientation, lorsque le rêve, en bon récit, engendrait un véritable événement, une puissante détonation affective, il arrivait que tout dégénérât, tournant à l'avalanche, et qu'alors l'espace de la chambre, structure close, cosmos autonome – bien que perméable à votre présence –, s'ouvrît jusqu'au vertige. La conscience rêvée s'élargissait confusément et le danger – jusqu'ici mimé, joué, feint à travers les bonhommes – l'empoisonnait au dernier degré : une ombre inquiétante passait par la fenêtre ; elle roulait sur la taule du toit adjacent, du jardin vers vous-mêmes, indéfinie, mais là vous observant. Votre porte en accordéon, menant au couloir, pouvait se mettre à trembler. Vous entendez votre mère, qui pourtant dort dans la pièce voisine – sa chambre – parler d'une voix qui n'est plus la sienne, au même moment, depuis son bureau au rez-de-chaussée : vous comprenez qu'elle est dédoublée, qu'elle vous veut le plus grand mal, que vous ayant donné la vie, son double vous l'ôtera, peut-être en vous éventrant). Les rideaux de la penderie, du couloir, gonflent et ondulent, s'animent, prennent forme féminine monstrueuse. Hercules votre labrador jaillit alors, sous forme cadavérique et vous, qui détalez pour fuir le danger, sentez les escaliers fondre sous vos pieds, puis disparaître en un instant, au moment où vous les foulez, vous laissant chuter à la verticale jusqu'à la cave lointaine : vous vous réveillez avant de vous écraser.  

De cette activité onirique, vous vint vite une rêverie plus inquiète encore, et tenace : étiez-vous bien réels ? De même que vous rêviez de votre mère ou de votre chien vous assassinant ; de même étiez-vous peut-être le rêve de votre mère, le rêve d'une ombre extérieure ou absolue. Dès lors que vous sautiez ce pas, longtemps préparé par l'exercice ludique de votre imagination figurineuse, votre existence n'était plus assurée de rien : vous pouviez vivre votre vie comme si celle-ci pût se réduire à l'imagination d'autrui ; votre volonté, votre pensée même, n'étant que la singerie d'une autre pensée en un autre lieu, un autre temps, un lieu et un temps au-delà de votre propre imaginaire, impénétrable. Ici votre expérience fut celle, radicale, de votre contingence ; ce dont vous portez encore, comme dans le vieux coffre à jouet au grenier, la trace.

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