Une histoire qui nous regarde (2)

par Périscope @, samedi 06 juin 2020, 10:25 (il y a 1391 jours)

Voici le 2ème texte de mon triptyque qu'un même thème rassemble.

Une histoire qui nous regarde

Un matin je me réveille avec le ciel gris de bas en haut de la large fenêtre de ma chambre, il ne peut en être autrement puisque avant midi je dois me rendre à une convocation de l’agence que j’avais laissée traîner sur ma table parmi d’autres papiers inutiles qui hantent mon bureau et qui constituent ma seule compagnie dans cet immeuble de banlieue où j’ignore le nom des voisins qui partagent mon palier.
Ma tête n’a pas oublié la convocation sur papier format A4 estampillé à l’enseigne de l’agence, et voilà que dans les deux heures après je me retrouve debout face aux murs gris de l’établissement, la convocation en main que le vent glacé emporterait si je ne la retenais sévèrement entre pouce et index, cette curieuse pince de la dextre dont ma volonté n’est plus solidaire, comme ma volonté non plus ne demande pas à ce que je pousse la porte en inox de l’agence dans le hall de laquelle des fauteuils vermillons m’invitent à m’y ratatiner sur l’injonction d’une l’hôtesse au maquillage carmin grossissant son sourire robotique.
Dans ma coque vermillon plastifiée j’attends de longues minutes, regardant la porte close du directeur et si je connais l’objet de ma convocation je n’entrevois aucune parade devant l’assaut de l’adversaire et le déluge de mesures discriminatoires qui va s’abattre sur moi, c’est la règle obligée lorsqu’une convocation est signifiée et je vois alors tous mes rêves se recouvrir d’un blanc linceul pisseux, toutes mes envies modeste disparaître et se réduire aux strictes besoins de survie, manger et s’habiller devenant un luxe superflu.
Ce train de sanctions, je le sentais venir, il est la navrante conséquence d’une situation que plus rien n’améliorait depuis plusieurs semaines, et lorsque brutalement le bureau du directeur s’ouvre, c’est une supplication muette que j’adresse à la coque de mon fauteuil pour qu’elle se referme sur moi et qu’elle m’ empêche de répondre au geste du directeur qui m’invite à fouler son territoire d’enfer.
Il est assis derrière un bureau, il parle très peu, compulse une chemise où sont accumulées les actes qui me discréditent. « Vous êtes largement au-dessus du rouge » il marmonne. Il soupire, un écran de buée masque ses lunettes, un balai de moustache recouvre sa lippe supérieure, ses paluches aux impressionnantes spatules m’écraseraient comme un moucheron, sous la table en verre trempé de son bureau je surprends ses pinglots en train de gigoter dans ses snoot boots de cuir. Sur une affiche au mur je lis en lettres fluo « Investissez dans la réussite ! », puis mon regard glisse sur une statuette représentant une indigène noire qui danse, elle est posée à côté de l’ordinateur du moustachu qui soudain s’emporte dans un discours où je comprends que je fais parti de ces minables que l’on doit éliminer sinon la société sombrera dans le chaos et tous les honnêtes gens n’auront plus qu’à se jeter à la mer ou se défenestrer. C’est pour cette raison qu’il doit agir, il est garant d’un système qui a fait ses preuves. Quand il parvient à cette conclusion, le pianotement de ses paluches sur le clavier de l’ordinateur fait un doux bruit feutré dans le silence infernal du bureau, je dévisage l’homme, ses prunelles, des billes de charbon, elles courent sur l’écran, lisant les clauses qui vont me condamner, m’accabler, me bannir de la société des gens convenables, et je n’aurai jamais assez d’une vie pour rembourser ma dette.
Si je saisissais ce moment pour m’enfuir, à moins que j’empoigne la statuette en bronze de l’indigène qui danse pour assommer le directeur et qu’il cesse d’inscrire sur ses tablettes les go et les octets de ma condamnation. Mais non, je reste civilisé, je retiens la vague amère qui me chavire l’estomac, je durcis l’échine pour ne pas m’effondrer par terre, je mets mes tremblements sur le compte de la clim qui crache des giclées d’air frais. Après le temps de l’écriture suit le temps de l’impression, l’imprimante qui va dupliquer les termes de ma sentence. Ô ces machines imprimant sans conscience, qui reproduisent sans sourciller les actes mauvais qui nous clouent au pilori, je vous hais, instrument de la modernité, le directeur me délivre l’infâme document sur le rebord de son bureau en disant « Tenez, c’est un avenant, lisez le et signez ».
Plusieurs fois je relis l’avenant puis je finis par relever la tête en bredouillant « Mais c’est un emprunt… ». Oui et au taux zéro, précise le moustachu. Je blêmis. Sous la brosse touffue de ses moustaches, l’homme esquisse un sourire. Je sens le siège se dérober sous moi. « Et c’est vous même qui choisirez les échéances de vos remboursements » ajoute le bonhomme. Je lui fait répéter, ce qu’il fait d’une voix neutre et sans affectation. Je regarde son visage carré, les lucarnes de ses grosses lunettes derrière lesquelles à travers les gouttes de buée je perçois ses yeux, des yeux d’humain.
« Prenez le stylo et signez » il me dit. Je signe avec hébétude mon acte de renaissance. Le montant de l’emprunt est conséquent. J’ai soudain cette pensée idiote, je pourrai maintenant alors manger à ma faim chaque jour et je poursuis avec cette autre ânerie, la tendresse d’un morceau de viande n’égalera jamais la tendresse d’un banquier.
Je le salue et je sors de son bureau, l’hôtesse d’accueil ne m’accable plus de son sourire mécanique, je me retrouve dans la rue les mains dans les poches et j’imagine que quelque chose peut encore émouvoir ceux que l’on croyait sans pitié, tandis que sur la façade de l’agence passent des bluettes de lumière car il est déjà midi et c’est l’heure de déjeuner.

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