"la petite affaire"

par cat, vendredi 23 janvier 2015, 02:24 (il y a 3379 jours)

ils avaient rejeté, en bloc. la journée avait été épouvantable. épuisé je considérai pourtant avec rigueur et recul les pages déposées là; rien ne tenait de ce qu’ils en pensaient et d’autant, rien ne pouvait en changer le regard. j’avais affaire à une nouvelle sorte d’hypocrisie: ils en avaient reçu un charme décadent ou une beauté affectée dirent-ils, le ton faux, de ce vrai faux animant l’envie, le petit et son maniérisme, mais n’étaient-ce pas là des choses qui n’appartiennent qu’à leur monde? j’avais été relu par d’autres qui n’avaient rien trouvé de tout cela et j’avais beau chercher, je ne pouvais percevoir en quoi le travail de tant d’années pouvait ressembler à ce qu’ils en avaient dit, à moins que nous ne parlions et pour de bon une toute autre langue. m’étais-je à ce point trompé? ou était-il ici question de bulles disjointes, d’une théorie des ensembles disloquée, mathématiques moléculaires plus réservées qu’attitrées, qui à l’une qui à l’autre des sphères, par catégories ou par clan, préconisaient une hiérarchie dans la littérature? voilà qui était si étranger à ma pensée. ou fallait-il comprendre que l’écriture était leur chasse-gardée, territoire unanime mais en vase clos, où chacun se gausse d’apartisme supérieur et de marginalité en regard des académies, mais tenant à leur propre idée, son unique sens, détenant à eux seuls LE savoir faire? n’était-ce pas là afféterie et mensonges. j’en restai à la fois gourd et stupéfait. j’avais cette impression loufoque d’avoir vu se jouer devant moi un mauvais remake de ce film: Ridicule.

harassé et de plus en plus enclin à l’inquiétude, j’allai de librairies en bibliothèques relire des proses poétiques, des essais, des romans, avec un goût de bile dans la gorge. je mentirais si je ne disais que je trouvai certains modernes très affectés, les textes affublés à la mode de la schizophrénie galopante, d’un fort taux d’alcoolémie, avec une propension au sérieusement hautain et gonflés d’ego, d’autosatisfaction masochiste, incapables de nudité franche et théorisant sur l’époque avec le nez encore collé de morve. je les voyais n’approfondir qu’eux-mêmes et encore que du dessus, ou investissant leur cloaque respectif et suintant, à inventorier des petites noirceurs enduites de dépression, et si hargneux qu’on aurait dit de vieux chiens galeux autant que gâteux, à la gueule glaireuse et pourrissante. j’étais amer, on en convient. mais qui ne l’aurait pas été. imaginez un peu, le seul et unique sujet intéressant de cette triste époque étant véritablement la littérature. pour tout dire je ne cherchai pas l’approbation ni la reconnaissance – nul ne peut écrire dans ce but sans choir parfaitement – mais peut-être plutôt une sorte de disparition, ou encore, ce qu’on pourrait appeler une tentative d’effacement – comme si l’origine du geste et sa portée pouvaient être gommées, lâchées, abandonnées simultanément, ouvrant précisément là toutes les amplitudes de sens possibles puis les annulant si parfaitement les unes après les autres que l’époque en apparaîtrait enfin telle quelle, résolument vidée de toute substance vivante. bien évidemment par origine je parle aussi de mon sang d’hybride, comme si j’avais pu par l’écriture le laver complètement pourtant que celui-ci n’en était que plus résurgent; je m’en trouvai les mains tatouées jusqu’aux ongles. j’étais amer et si amer en fait, que je décidai de me les couper, mes mains.

ce n’était pas là une lubie, un fantasme léger, mais un choix mûrement réfléchi quoi que malaisé puisque je devais y parvenir par moi-même, et par conséquent, devais déterminer l’outil le plus maniable et adéquat dès lors qu’une main manquerait. j’examinai une à une et avec soin les options qui s’offraient pour accomplir l’acte de mon dessein. je finis par me décider pour la plus cruelle: le faire avec mes dents. outre le fait que j’avais une horreur et un dégoût prononcé pour le sang, je devais surmonter mon écoeurement pour la chair crue, car en effet la tâche me serait longue, longue et redoutablement douloureuse. comme j’avais gardé d’une opération précédente non moins douloureuse – l’auto-castration est un acte de foi – quelques cachets d’opioïde, je me les réservai à cet escient, ainsi qu’une bonne bouteille de Scotch pur malt, histoire de m’engourdir autant que d’avoir la bouche propre. il me fallait encore décider du jour, choisir la tenue, porter le jeune chat marbré que j’avais pour toute compagnie chez ma voisine la harpie, voisine qui en avait déjà toute une collection.

tous ces menus arrangements conclus, je me payai un bon repas à la grande salle à manger du Ritz. je commandai chacune des entrées proposées sur la carte ainsi que quatre mets différents. le maître d’hôtel papillonnant des paupières, la tête en diagonale, pinçait sa bouche d’avantage au fur et à mesure que je nommai les plats désirés «Bien Monsieur, Monsieur est certain? Ce ne sera pas trop?». comme je souriais de toutes mes dents, l’homme dit une drôlerie, me demandant pour quel magazine culinaire je travaillais. je ne répondis pas, je fis plutôt mine d’être agacé, farfouillai dans la poche intérieure de mon veston, y attrapai un des nombreux carnets moleskine que j’avais jusqu’à ce jour eu la manie de cacher dans les poches de toutes mes vestes et manteaux; le déposai sur la table à droite du couteau à poisson dont je ne me servirais pas, juste en deçà du cercle réservé au verre de vin que j’attendais encore. j’entrepris le dévissage du capuchon de la plume avec une lenteur maniaque et un air un peu plus sévère. j’avoue que je jouai volontiers et avec grand plaisir ce rôle pour impromptu qu’il fût et que je passai une soirée magnifique car tout en dégustant des mets fins, buvant le bon vin, j’écrivis – ce que le maître d’hôtel et le garçon de table durent prendre pour des annotations critiques quant à la présentation et qualités des plats apportés – le testament de mes mains, et probablement est-ce là la meilleure chose que je n’ai jamais écrite.

très tard, je rentrai lentement. le soir était long et doux. je me souviens d’avoir traîné un peu sous les réverbères au mercure, ceux qui donnent cet air vaguement orange à toutes choses éclairées alors que la nuit en semble plus noire. elle était mauve en vérité. mauve et sans nuage. peut-être est-ce l’effet du vin et de la belle mangeaille mais en marchant ainsi, goûtant chaque pas, chaque mouvement, j’avais le sentiment d’appartenir tout à fait à cette sombre transparence et que, chemin faisant, tel un sang étrange et neuf, elle transfusait tout mon être, me vidant de tout attachement et de toute velléité quant à l’écriture, me vidant du moindre désir. je n’avais en rien oublié mon dessein. je n’étais pas dans un état d’égarement tel qu’en procure l’ivresse, simplement, les doutes s’effaçaient aussi bien que j’allais effacer et à jamais la moindre trace de mes mains. l’unique regret était peut-être de ne pouvoir une dernière fois m’émerveiller au contact soyeux d’une peau de femme, mais me direz-vous, les femmes sont des êtres difficiles qu’un rien contrarie, des fées plus furieusement farouches que n’importe quel fauve de la planète; allais-je vraiment manquer quelque chose…?

j’arrivai enfin devant l’immeuble où je louais un petit appartement. c’était au second, la première porte à droite donnant sur un étroit deux pièces avec cabinet d’eau inclut. comme il fallait trois clés pour y entrer et que j’étais seul à les posséder – hormis celle du loquet d’origine dont la conciergerie avait le double – je serais tranquille pour procéder à ma petite affaire. je déposai mon veston sur un cintre de la penderie, passai au cabinet vider le sac qui contenait mes urines, lavai méticuleusement mes mains et mes avant-bras à la brosse dure et au savon de Marseille, je coupai et nettoyai mes ongles, puis passai à la cuisine. avant que de sortir pour aller manger, j’avais eu la bonne idée de parer la table avec du drap propre, deux grands et larges flacons emplis d’une préparation de formol afin d’y plonger mes restes, les garrots, les compresses, deux grands bandages, le ciseau chirurgical (au cas où), un tube d’onguent anti-bactérien, la petite fiole de cachets qui agiraient en moins de vingt minutes, un sceau pour recueillir quelques caillots, morceaux de chair et vomissements, et, le meilleur rince-bouche du monde: le Scotch. il ne me restait plus qu’à allumer la plaque chauffante à sa force maximale et attendre qu’elle soit rougie pour bien cautériser la taille des moignons. je tirai la chaise dont le fond de paille craquait si familièrement, allais y poser le poids de mon maigre corps quand la sonnerie du téléphone retentit. surpris parce que le téléphone ne sonnait presque jamais mais d’avantage parce que personne n’avait l’habitude de me déranger si tard le soir, je décrochai à contre-coeur, découragé à l’idée de devoir reporter ne serait-ce que de quelques minutes mon projet.

Allo oui, qui est à l’appareil?
-Oui, bonsoir Monsieur, vous êtes bien Monsieur … ?
-Oui, en effet, c’est bien moi. Que puis-je pour vous et à qui ai-je l’honneur?
-Monsieur, pardonnez l’heure tardive… c’est que voyez-vous, je viens de terminer la lecture de votre manuscrit..
-Ah… et vous êtes… ?
-Je suis l’éditeur de la maison … et Monsieur, j’aime beaucoup votre livre, je veux vous publier. Avez-vous pris des engagements avec une autre maison, vous a-t-on proposé…?

















nouvelle datée jan.2012

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