La Joie Grave

par 411, dimanche 20 juillet 2014, 22:04 (il y a 3566 jours)

Je ne t’ai pas parlé de ma mère.



Elle est inatteignable et c’est une artiste qui ne veut plus créer. Quand je la rencontre, il me faut toujours faire attention au choix des mots, être affable et attentif, joyeux mais grave sans heurter ; alors elle te dit que’elle a de très belles discussions avec les insectes, un nuage sous le pied - alors elle s’ouvre un peu - et puis un peu de chaleur, un geste d’attention la heurte: elle se referme comme une fleur.

Elle écrit beaucoup ma mère, elle écrit comme de la poésie des lettres au Tout-Puissant, elle lit le Yi-king, elle se plonge dans le dictionnaire elle éructe soudain comme un volcan... puis se referme comme une fleur. Elle a pas les idées claires ma mère, elle lit le dictionnaire et chaque mot elle le mâche et elle le recrache au Tout-Puissant. Elle touche pas grand-chose pour vivre la Poésie, mais elle a Dieu. ; ou bien Dieu a ma mère ou peut-être qu’ils n’ont que l’un pour l'autre je sais pas. Je sais plus trop bien quand je tremble. J’ai jamais su trop bien l’aimer ma mère, j'ai eu beaucoup de colère envers la Poésie, elle ne voulait pas qu’on vive, c’était sa manière de nous protéger ;



alors elle m’a dit, elle m’a dit bien comme ça droit dans les nerfs, elle a hurlé qu’elle voulait nous éclater contre le mur, et comme ça encore tiens ! et comme ça ! Tiens, tu vois ! ? - dit-elle les yeux écarquillés - Haha ! Bah oui ta fleur mon pote ! et puis j’t’aurais pris encore exactement comme ça, et ton corps de petit être je l’aurais écrasé pour que rien ne reste non j’vous aimais trop. Pour ça. Eh bien...

......Je veux dire qu’avant je vous aimais de tout mon coeur et ce que je dis c’est pas ce que je veux dire tu me comprends? Je n’arrive plus à payer le loyer. Tu veux du raisin?



Et alors je la regarde, ma mère, et non je ne la hais pas, j’ai appris à ne plus faire ça. Je la regarde et je lui dis oui, je veux du raisin. Et je me dis que j’ai bien de la chance de connaître la Poésie. Depuis 25 ans. Elle ne m’a pas élevé longtemps la Poésie, sinon je serais fou non, elle est restée à vivre seule en mauve, les bras dépigmentés (ça lui donne un air d'ivoire), avec ses cheveux d’argent et ses pantalons mauves et bien ma mère elle sait parler aux papillons, et c'est c'est pas rien, sauf que ça l’intéresse pas de le traduire pour les autres, leur langage je veux dire, non, ma mère elle a la force de vivre cachée, en mauve, et dans ce qu’elle appelle une Joie Grave, une joie de terre et de racines, dont la surface est un masque de statue. J’ai appris en regardant longtemps ce masque, et je vous jure que je l’ai vu trembler, je vous jure que la pierre vit, et que les grillons saignent quand ils chantent. Je le sais j’ai un témoin. Et il ne causera qu’à moi. Et puis il s’en ira sans mot-dire, il tournera à droite, et je resterai, dans la joie, aussi grave que possible.

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