élision

par Cerval @, mercredi 16 septembre 2015, 00:24 (il y a 3153 jours)

ELLE
(le soleil est à la troisième personne
une ombre aimable aux adjectifs)

ELLE recoud un geste
par sa manche débordé
à son idée au bord des
objets dont elle est bordée :
- feuilles
- lettres
- livres
- vêtements et
- impératifs
le verbe en cet habit unique
que j'oublie.

- si la vie allume une cigarette
j'en porte la désinence à mes lèvres
qu'une grammaire surprise apprête

- tout se déshabille à la mémoire
comme à une chambre décidée

- elle peint ses joies à son visage
donne des habits à ce que j'aime, et
ce n'est ni par l'hasard
ni l'odeur ni la couleur
si ces pensées me plaisent
c'est ce qu'elles disent :
elles dansent toutes
se prenant par la main ça fait des jours - ou des soucis

je m'ennuie, puis me fâche; tout lyrisme suffit; je suis las de porter attention aux coïncidences comme on tire à soi l'idée de fraîcheur pour ce que les couvertures prennent aux nuages : tout a déjà été vécu. alors elle pousse les images hors de mon langage
sa voix : descente de lit
mais je dors dans l'idée d'elle
d'elle dont la raison s'oublie
et dont l'oubli la renouvelle.

élision

par Claire, lundi 21 septembre 2015, 11:11 (il y a 3147 jours) @ Cerval

je suis toujours aussi ébahie de la façon dont tu glisses d'un champ à un autre, et de la coloration solaire de l'ensemble, solaire et amoureuse. mais il faut beaucoup te relire pour aller au fond des choses, et une fois qu'on l'a fait on est bien en peine de traduire ce qu'on a trouvé. Il vaut sans doute mieux ne pas le faire.

A part ça je suis allée rechercher la définition de "désinence" chez Melle Wikipédia, et voici ce qu'elle m'a dit, qui mérite aussi attention, je trouve :


"En morphologie, une désinence (du latin médiéval desinentia, « qui tombe à la fin (d'un mot) ») est un suffixe grammatical servant à la flexion dans les langues flexionnelles.

Les désinences dénotent seulement des traits grammaticaux, principalement :
pour le système nominal : le cas, le genre, le nombre, etc. ;
pour le système verbal : la personne, le nombre, le temps et l'aspect, le mode, la voix, etc.

Une même désinence peut dénoter plusieurs traits grammaticaux concomitamment. Un mot donné peut donc ne pas avoir de désinence quand il ne dénote aucun trait grammatical intrinsèque, ce qui est le cas quand il est invariable : vite n'a pas de désinence, mais maison non plus, au contraire de maison-s (désinence -s de pluriel dont on note qu'elle n'est que graphique, sauf en cas de liaison).

Les désinences s'opposent aux éventuels suffixes de dérivation lexicale. Dans les langues européennes, elles se trouvent d'ailleurs toujours en fin de mot, à la suite des suffixes de dérivation. Par exemple, la forme verbale française mangeraient s'analyse comme suit :
mang- : lexème (ou morphème radical) ;
-er- : suffixe de formation de l'infinitif ;
-aient : suffixe désinentiel (ou, simplement, désinence) de troisième personne du pluriel de l'imparfait.

On voit ainsi qu'un conditionnel se compose d'un thème morphologique de futur (qui n'est autre qu'un infinitif) suivi des désinences d'imparfait."


le coup de la composition du conditionnel, je ne l'avais jamais remarqué. C'est vrai que la grammaire est une aide à penser. le texte parle aussi de ça, non ?



et accessoirement il me semble qu'on doit dire "au hasard", le h étant aspiré.

élision

par Rémy @, lundi 21 septembre 2015, 23:25 (il y a 3147 jours) @ Claire

La désinence d'une cigarette, ce serait plutôt le bout qui se consume. Cerval va se brûler, à se la porter aux lèvres.

élision

par catr, lundi 21 septembre 2015, 23:28 (il y a 3147 jours) @ Rémy

là je souris complètement

élision

par Cerval @, lundi 21 septembre 2015, 16:00 (il y a 3147 jours) @ Cerval

je m'essaie à une auto-explication de texte qui n'a pas plus de valeur que celle d'un d'autre, sinon que c'est bien parce que je l'ai écrit qu'il me vient l'idée de la faire. mais ceci pour montrer que, malgré tout, je pense qu'il y a une cohérence générale qui n'est pas recherchée au moment de la composition, mais qui se dégage dans l'après-coup de la lecture.



ELLE
(le soleil est à la troisième personne
une ombre aimable aux adjectifs)

la première strophe établit un thème grammatical; la suite en est tributaire, seulement en raison de cette primauté : s'introduire fournit ton et thème à ce qui va se dire. de cette manière, l'ELLE majusculé introduit un motif qui sera plusieurs fois repris: la parenthèse qui succède suggère qu'elle est au premier vers un qualificatif. l'ELLE est ce "soleil de troisième personne" par opposition à celui de la première - je - qui fait une "ombre aux adjectifs" (puisque les verbes où se muera l'ELLE laissent une trace dans le reste du langage, soit une ombre, en définissant les mots qui s'articuleront à eux), sachant cette troisième personne, alors qualifiée d'aimable, ce qui laisse deviner la pensée du narrateur à son égard : voici établis tous les éléments d'un poème d'amour.



ELLE recoud un geste
par sa manche débordé
à son idée au bord des
objets dont elle est bordée :

voilà qui me semble assez simple, mais j'admets avoir recherché la triple rime plutôt qu'autre chose. il faut imaginer l'ELLE, en sa qualité de pronom, faire un pas vers la temporalité et l'action - le domaine des verbes - et ce sont les verbes qui débordent de ses manches, elle agit. mais son idée, ce que l'ELLE désigne derrière le pronom, est bordée par un ensemble d'objets, elle est en somme contenue dans les limites de ce qui l'entoure et ainsi définie négativement ou par contraste. à remarquer que l'ELLE n'est, dans ces deux premières strophes, jamais directement décrite : seulement en sa qualité de sujet grammatical pour ce que cette qualité implique quant à sa relation - aimable - avec les autres mots du langage, d'une part, et pour ce que malgré cette amabilité, la chose derrière le mot ne puisse concevoir que par contraste, par d'autres mots ou objets, qui échouent donc à l'épuiser; sa peau est trop douce pour les propriétés qui la prédiquent, sans doute glissent-t-elles dessus comme des gouttes d'eau sur une surface de pêche, et elle ne peut se désigner que par le truchement de ce qui dans le monde terrestre se lie temporairement à elle.

- feuilles
- lettres
- livres
- vêtements et
- impératifs
le verbe en cet habit unique
que j'oublie.


on reprend encore un thème grammatical avec l'impératif, "habit unique" eût égard à la forme de la désinence qu'il implique, ce qui n'est qu'une image assez banale. le "que j'oublie" me semble assez gratuit.



- si la vie allume une cigarette
j'en porte la désinence à mes lèvres
qu'une grammaire surprise apprête

le thème continue et toujours sur le mode de l'image : la désinence d'une cigarette est sa fumée; que faut-il comprendre d'une cigarette allumée par la vie? rien sans doute. à vrai dire, j'avais d'abord écrit : si ELLE allume une cigarette... puis pourquoi la vie? si on allume une cigarette, il faut en faire naître les déclinaisons à ses lèvres, c'est là sa fonction, et tout cela n'exprime peut-être rien d'autre qu'un déterminisme un peu léger. la grammaire surprise désignerait des désinences hétérodoxes, qui colorent la vie de cette particularité, soit ce que l'amour fait aux pensées, très simplement.

- tout se déshabille à la mémoire
comme à une chambre décidée

ainsi qu'on déshabille les verbes jusqu'à leur infinitif, ou les noms à leur racine, je suppose que les évènements peuvent trouver dans le resouvenir pareille forme minimale, afin de les subsumer sous la même catégorie. quant à la chambre décidée, c'est, pour moi, celle où l'on choisit de faire l'amour.


- elle peint ses joies à son visage
donne des habits à ce que j'aime, et

deux transformations : ce qu'elle aime, elle en fait son visage : il y a encore l'idée qu'ELLE ne peut se concevoir qu'indirectement, dans l'espace que lui laissent les objets qui l'entourent, ou qu'en l'occurrence, elle élit. peut-être simple pudeur de sa part. mais si ses joies sont son masque, elle n'a pas le même embarras pour ce qui lui est extérieur, l'habillant : je suppose que c'est parce que ce qu'on fait, quand on aime, est toujours un peu le signe, c'est à dire réfère, même indirectement, à qui est aimé.


ce n'est ni par l'hasard

"l'hasard" plutôt que "au" ou "par" hasard est ici fait exprès, pour besoins sonores.


ni l'odeur ni la couleur
si ces pensées me plaisent
c'est ce qu'elles disent :
elles dansent toutes
se prenant par la main ça fait des jours - ou des soucis

no comment


je m'ennuie, puis me fâche; tout lyrisme suffit;

celui qui écrit le poème se rend bien compte, approchant son terme, que tout cela ne lui sert de rien.

je suis las de porter attention aux coïncidences comme on tire à soi l'idée de fraîcheur pour ce que les couvertures prennent aux nuages : tout a déjà été vécu

l'image est volontairement emmêlée, mais finalement très simple. les propriétés magiques de qui est aimé, qu'on en fasse des métaphores grammaticales ou qu'on les remarque dans le monde (les "coincidences"), à être invoquées dans le poème, connaissent piètre sort : elles y sont amenées dans l'espoir de les voir colorer le texte de leurs qualités propres, comme on essayerait de faire un joli poème parce qu'il prendrait pour thème le beau temps. ces propriétés sont convoquées au poème "comme on tire à soi l'idée de fraîcheur" en tirant à soi sa couverture, parce que les couvertures, sur le lit, en semblent la couche de nuages couvrants, vecteurs de fraîcheur au ciel. bon. mais cela ne fonctionne pas, évidemment. ces vers ne me semblent pas très justes : le reste du poème s'échinait en effet à expliquer pourquoi elle ne pouvait pas se désigner directement, mais il s'agit peut-être d'un procès d'intention.

alors elle pousse les images hors de mon langage
sa voix : descente de lit

toutes les images ne servant à rien, ne la désignant pas ou mal, ELLE a le bon goût de me faire fermer ma gueule.


mais je dors dans l'idée d'elle
d'elle dont la raison s'oublie
et dont l'oubli la renouvelle.

bien qu'elle me fasse taire, cela ne m'empêche pas de penser à elle silencieusement, et tant que je finis par oublier le pourquoi de cette pensée : l'oubliant, il faut lui trouver justification nouvelle, et ainsi, chaque matin, elle est aimée pour une raison différente. c'est beau.

élision

par Jambon, mercredi 23 septembre 2015, 00:22 (il y a 3146 jours) @ Cerval

C'est brillant.

l'amour n'est pas aveugle

par Claire, vendredi 25 septembre 2015, 10:16 (il y a 3143 jours) @ Cerval

c'est passionnant à lire, surtout que bien entendu je l'avais lu différemment/mais un peu pareil quand même.

je ne reprendrai pas tout ton commentaire bien que l'envie ne m'en manque pas - mais le temps si.
Voici comment j'avais lu juste le tout début, ce "soleil à la troisième personne, ombre aimable aux adjectifs " :
Je me suis souvent dit qu'être amoureux c'est comme voir le monde baigné par un autre soleil. A la lumière de ce soleil, (disons le dieu de l'altérité), les objets, le monde, prennent un relief et une aura particuliers, vibrent autrement. Et les qualités particulières de chaque objet prennent toute leur force dans cette émotion (et c'est bien le rôle des adjectifs que de souligner la diversité, la singularité des caractères des choses). Ils prennent toute leur particularité parce qu'on est alors capable de percevoir toute la particularité de celui qu'on aime (ce qui ne veut pas dire qu'on le comprend, on le perçoit).

merci d'avoir fait, et posté cette analyse. On s'interdit souvent cet exercice mais dans une espace comme ici, c'est pourtant en plein dans le propos : comme une invitation à écrire, à explorer la langue des autres aussi.

l'amour n'est pas aveugle

par dh, vendredi 25 septembre 2015, 13:36 (il y a 3143 jours) @ Claire

c'est curieux, moi je trouve ça insupportable.

la poésie des mandarins.

l'amour n'est pas aveugle

par Claire, vendredi 25 septembre 2015, 15:43 (il y a 3143 jours) @ dh

c'est drôle, oui, la diversité des ressentis.
moi ce qui me touche c'est que des choses abstraites s'allient ainsi avec une émotion, une lumière, que je ressens vraiment dans ce qu'écrit Cerval.
On a toujours tellement tendance à faire des divisions, des oppositions, du binaire.

l'amour n'est pas aveugle

par dh, vendredi 25 septembre 2015, 16:33 (il y a 3143 jours) @ Claire

je ne vois aucune émotion là-dedans.

juste une affectation très "prout prout" de précieuse ridicule.

l'amour n'est pas aveugle

par Claire, vendredi 25 septembre 2015, 17:10 (il y a 3143 jours) @ dh

ça doit être le soleil qui te fait de l'oeil :)

l'amour n'est pas aveugle

par catr, vendredi 25 septembre 2015, 19:50 (il y a 3143 jours) @ dh

denis, dis, pourquoi le fait qu'une personne articule sa pensée et la déploie autour de son texte serait "prout-prout" ? je pense que c'est une des premières choses que les écriveurs devraient faire et ne pas avoir peur de faire. l'auscultation du corps de pensée et de la chair à verbe est nécessaire à la validation des "processus" et "fonctions". j'irais même jusqu'à dire que l'écriveur qui n'agit pas cette auto-auscultation, validation, éclairement, vérifications des "tendons et ligaments" sur ses propres textes produit de pauvres critiques et lectures des écritures d'autrui, ou s'appauvrit lui-même en appauvrissant les autres.

j'ajoute que ça prend un poil d'audace, pas mal de sincerité, parce que dénudement des nerfs d'écrire. bref ça prend des couilles.

et aussi, tiens, c'est plutôt généreux

élision

par Rémy @, lundi 21 septembre 2015, 23:30 (il y a 3147 jours) @ Cerval

C'est bien beau, ça donne envie de filer les assonances.