L'accident

par Écrire, lundi 20 juin 2016, 23:28 (il y a 2867 jours)

Jusqu'à ce jour d'août, je ne connaissais le terme "sidération" que sous un angle exclusivement livresque et pour ainsi dire, décontracté. Nous n'avions pas été présentés charnellement. Un précédent aurait néanmoins pu se produire quelques décades auparavant. Un après-midi en sortant de l'école, un bolide m'avait arraché mon cartable et l'avait déposé 300 mètres plus loin. L'événement s'était produit si vite que je n'avais pas même eu le loisir d'être médusé. La mort m'avait donné un baise main avant de tracer la route. Après quoi, j'avais glané mes fournitures scolaires par ci par là sur la chaussée, tel un Petit Poucet insouciant. Rentré dans mes foyers, je m'étais gardé d'ébruiter ma mésaventure. Par la suite, j'avais remisé ce silence dans un recoin de mémoire, au point de l'oublier. Je crois bien avoir perpétué la discrétion jusqu'à la publication de ces lignes.

Quelques semaines plus tard, un garçon avait été renversé sur l'avenue de la Paix, à peu près à l'endroit où j'avais retrouvé mon sac. Un attroupement s'était formé autour du corps. Je m'y joignais. Le choc n'avait eu aucune conséquence sur l'apparence de la victime, si ce n'est que ses jambes, ses cuisses, ses bras, son visage s'étoilaient de gouttes de sang. Des myriades de bulles écarlates qui luisaient doucement sous le soleil printanier. Les yeux de l'enfant, obstinément fixes, semblaient fascinés par un aperçu extraordinaire.

Les gens parlaient gravement, à voix basse. Au milieu de ce trouble culminait ma ressemblance avec le cadavre. Elle était frappante et pointilleuse, jusque dans le détail de l'habillement. Cette jeunesse était mon portrait tout "crashé". Je n'éprouvais aucune inquiétude, au contraire. Je me sentais léger, comme excusé d'une existence. En rentrant chez moi, je trouvais ma mère en pleurs, les traits ravagés par l'angoisse. Un témoin du drame l'avait averti et ne me voyant pas rentrer, elle se désespérait. En m'apercevant, elle se figea, puis me parla comme si elle invoquait un revenant. Je lui répondis. Elle me cru. J'étais vivant.

L'accident

par Vagabond vagabondant, mardi 21 juin 2016, 00:24 (il y a 2867 jours) @ Écrire

j'aurais aimé me passer d'un pareil jeu de mot, mais je ne trouve pas une façon plus juste d'exprimer mon ressenti : c'est très frappant.


c'est peut-être personnel : j'aurais préféré cette myriade de gouttes "rouges" plutôt qu'"écarlates". je sais bien que rouge est un terme plus générique, moins nuancé qu'écarlate, mais la brièveté du mot me paraît participer mieux de l'incisif de ton texte, de l'espèce de choc assourdissant d'un pareil évènement. je crois qu'on peut bien se passer de précision et se permettre une écriture plus impressionniste en un pareil texte. mais mon regret ne concerne qu'un détail minime.

voilà. très fort. efficace. bien pensé, bien écrit. j'aime beaucoup.

L'accident

par Écrire, mardi 21 juin 2016, 10:43 (il y a 2867 jours) @ Vagabond vagabondant

Merci pour tes remarques !

Je crois avoir retenu "écarlate" en première instance pour sa musicalité : le terme claque un peu comme la lanière mordante d'un fouet. Par ailleurs, cette couleur réfère à un "rouge vif". C'est là que se présente un second niveau de lecture, moins visible, actif sous la peau de l'écrit en quelque sorte. Le "rouge vif" joue sur une corde symbolique, l'idée du vif dans le mort et vice versa, qui irrigue l'ensemble du texte.

L'accident

par Claire, mardi 21 juin 2016, 11:23 (il y a 2867 jours) @ Écrire

oui, ton texte m'a rappelé un poème de Prévert qui disait : "...et tout son sang est dehors..." et un autre très oublié parlant d'un "châle d'écarlate".
Je trouve que tu as parfois tendance à abuser de mots compliqués, mais là, celui-ci est à sa place, avec l'étrangeté de cette scène.
Ca m'a rappelé aussi l'exposition sur Turner, et sa découverte de l'écarlate, qu'il s'est mis à utiliser lorsqu'il avait besoin de faire sentir l'intensité de la vision.

L'accident

par Écrire, mardi 21 juin 2016, 12:35 (il y a 2867 jours) @ Claire

Je crois que, dans un écrit abouti, les mots se répondent. Ils tiennent une sorte de colloque. Pour moi, le terme "compliqué" est celui qui perturbe ou enraye ce dialogue interne en introduisant une opacité superflue.