Ecriture de soi

par Chrys, mardi 21 février 2017, 07:55 (il y a 2624 jours)

Le verrou, ou Petite-fille interdite


Je n’aimais pas entrer dans la chambre de mes parents en leur présence. Une atmosphère marmoréenne, vaguement frappée d’interdit sans que je puisse m’expliquer pourquoi, régnait sur cette chambre toujours parfaitement rangée, aux aristocratiques doubles rideaux de satin vert tilleul. Malgré les invites à venir dans le lit parental le dimanche matin, comme le font souvent les parents aimants, je n’avais pas envie de franchir le seuil de cette pièce où il me semblait ne pas avoir ma place, où je pressentais être de trop.
Il y avait sur un mur, contrastant avec cette ambiance monacale, une reproduction encadrée d’un tableau de Fragonard qui m’intriguait beaucoup. Un jour où les parents n’étaient pas là, je m’en approchai et lus le titre écrit sur une plaque de cuivre : Le verrou.
Il me sembla que ce titre ne correspondait pas au contenu du tableau. Cette scène avait pourtant bien l’air d’être une scène d’amour comme celles de mes contes de fée avec prince charmant, mais en plus intime, plus explicite, comme le suggéraient le lit défait, les oreillers gonflés comme un sein. Alors en cachette toujours je retournai plusieurs fois dans la chambre. En présence des parents je n’aurais pas osé regarder ce tableau, évoquant ces choses des adultes que je ne comprenais pas et ne voulais pas comprendre.
J’avais beau me dire que l’homme serait le prince, qu’il essayait de retenir sa maîtresse, empêchée par un père ou une duègne ou pour de prudes raisons, quelque chose clochait. Alors en cachette toujours je retournai plusieurs fois dans la chambre. Et au bout de plusieurs visites, je finis par ne plus voir que l’homme en caleçon, au bras levé, comme pour frapper.
La hauteur écrasante du ciel de lit, une angoissante zone d’ombre en arrière-plan , le rouge saignant des rideaux me laissaient entrevoir une autre image, celle d’une féminité blessée , et comme un présage de l’innommable.
Je finissais par ne plus voir que ce verrou, ce verrou comme une preuve de force virile, de domination, de séquestration.

Ecriture de soi

par Périscope, mardi 21 février 2017, 09:39 (il y a 2624 jours) @ Chrys

De ce départ d'anecdote tu finis par en faire un beau conte philosophique.

Un vécu possible, le décryptage d'une œuvre d'art, le va-et-vient entre l'intime, l'histoire de l'art, et la conclusion (provisoire) sur la condition de la femme...

Parfaite réussite

Ecriture de soi

par Chrys la liseuse, mardi 21 février 2017, 09:50 (il y a 2624 jours) @ Périscope

Merci de ta lecture encourageante , Périscope, et de l'ouverture entrevue :)

Ecriture de soi

par Claire, mardi 21 février 2017, 10:40 (il y a 2624 jours) @ Chrys

Ton texte met le doigt sur quelque chose que j'avais confusément perçu dans ce tableau célèbre, sans le penser vraiment : le verrou sert-il à empêcher un intrus de pénétrer ou à empêcher la jeune femme de s'enfuir ? La hauteur où il est placé pousse l'esprit vers la deuxième hypothèse : seul l'homme peut l'atteindre, et le fantasme du viol prend le dessus.
J'imagine bien que ce tableau placé dans une chambre conjugale ait pu induire chez une petite fille une angoisse sourde, différente de la petite gêne "normale" d'un enfant dans ce lieu dédié à la sexualité de ses parents.
Le contraste avec ce que tu décris de la chambre ajoute encore au malaise.