focale (10)

par seyne, jeudi 19 avril 2018, 13:58 (il y a 2196 jours)

Tu te souviens d’un de ces jours où on échoue dans un café. Ciel blanc, les feuilles sur les trottoirs mouillés. Un de ces jours où on est vivant différemment parce qu’on est malheureux, plus présent que d’habitude, un dimanche où souffle le vide.
Il y a là un vieil homme avec sa canne, rond, vêtu de noir. Sur son visage flou, le regard perdu dans la rue presque déserte, il n’y a ni malheur ni bonheur.
Le fait est là : il est seul ici, comme toi.
Ni l’un ni l’autre ne cherchera la conversation, n’en a envie. Pourtant tu t’aperçois que sa présence immobile, son visage lourd que tu regardes de temps en temps en levant les yeux de ton livre, le simple fait que le café ne soit pas désert, qu’il n’y ait pas que des serveurs, produit quelque chose de particulier. C’est un moment qu’on n’oublie pas, diffusant sa nostalgie signifiante, perçante. Le temps semble s’en échapper.

focale (10)

par Périscope @, samedi 21 avril 2018, 11:29 (il y a 2194 jours) @ seyne

oui c'est bien une focalisation
mais plus en direct avec le souvenir

qui donne de la subjectivité à cette vue

ce sont ces apparentes banalités, simplicités, cet ordinaire,

ce faux rien qui produit, provoque, cristallise une créativité

j'aime bien que tu nous le montre, redise, réécrit,
car on passe à côté souvent, on rate

par les temps qui courent c'est magnanime d'écrire comme ça,

c'est le symptôme d'une éthique

focale (10)

par seyne, samedi 21 avril 2018, 12:35 (il y a 2194 jours) @ Périscope

merci Périscope. Toute cette série, « focale », je l’écris à partir de photos très anciennes et connues de Cartier Bresson, tirées d’un gros livre, avec comme contrainte de les prendre dans l’ordre, de n’en laisser aucune.
L’idée c’est qu’une photo fixe un moment et une émotion particulière et, qu’en creusant en soi, on y trouve quelque chose qui y ressemble. L’éthique ce serait de montrer qu’on a tous beaucoup en commun, et aussi que l’écoulement du temps n’est pas opposé à une forme subtile d’éternité, dont témoigne l’art.

focale (9)

par seyne, samedi 21 avril 2018, 12:39 (il y a 2194 jours) @ seyne

C’est l’année de la deuxième grossesse, de la première naissance : l’hiver. Elle porte un manteau vert bouteille aux gros boutons, qu’elle teindra en noir elle-même dans une bassine, pour le deuil de son père quelques années plus tard. Elle s’accoude au parapet du pont, laisse ses yeux filer sur le fleuve très calme, la ville qui se dilue dans un brouillard laiteux. A la pointe de l’île les arbres nus et enchevêtrés font comme une toison sombre, et les deux bras du fleuve s’écartent autour d’eux, chacun surmonté d’un pont. La première partie de sa vie est derrière elle. Le soleil, les arabes, la terre aride, les oncles et tantes si nombreux, tout ce passé qui l’a laissée dans un manque. Pour très longtemps, désormais, elle est parisienne.

focale (9)

par Périscope @, samedi 21 avril 2018, 16:26 (il y a 2194 jours) @ seyne

ces photos sont des projections de nous mêmes alors

les écarts entre l'auteur et la photo, stimulent

identification et singularités cependant, c'est dans cette fine différence que ce loge un mystère...


je me souviens il y a plusieurs années avoir aussi écrit à partir de photos de Bresson, Boubat...

je me donnais comme contrainte d'écrire un dizain pour chaque photo
un format carré
extraire pour moi un essentiel descriptif
avec la rime et les dix pieds

il faudrait que je les retrouve
des dizains sûrement jaunis avec le temps

Dizains

par Périscope @, dimanche 22 avril 2018, 10:27 (il y a 2193 jours) @ Périscope

(j'ai retrouvé mes dizains, à partir de 2 photos de H.C. Bresson, j'en ai d'autres à partir de Boubat et Doisneau...)


L’enfant maigre suit le mur de la main.
Mur décrépi sans fin. Main famélique
Et déliée. Dans ce drôle chemin,
Il avance, petit, l’enfant. Féeriques
Traces des ans sur le mur diabolique.
Mais l’enfant pauvre, au ciel, regarde, étrange.
Il prend la lumière au bout des phalanges.
Mais oui, en lui, il danse, crâne nu.
Entre mur et cieux, pathétique échange,
Pour l’enfant aveugle, seul dans la rue.



Ils dorment sur la banquette d’en face.
Elle, sous le bras de lui, prisonnière.
Lui s’abandonne, indécent, prend l’espace.
Elle, une main sur la tempe, princière.
Et le train file en la nuit printanière.
Ils dorment, dans leur étreinte, noués,
Genoux, ventres, visages secoués,
Offerts, sous la lumière très fade
Du wagon, dans ce pays bafoué.
Aussi, en face, je m’endors, maussade.

Dizains

par Myrtille, dimanche 22 avril 2018, 12:11 (il y a 2193 jours) @ Périscope

J'aime beaucoup les deux, le deuxième on peut se retrouver. Une observation ciselée à la perfection.

Dizains

par seyne, lundi 23 avril 2018, 13:36 (il y a 2192 jours) @ Périscope

oui, ils vont creuser loin.
J'aime beaucoup la place que tu donnes à l'enfant, d'un intermédiaire, un messager entre des forces opposées. Je n'avais pas pensé qu'il était aveugle (je connais la photo, comme l'autre d'ailleurs) mais le double geste de "lecture" du mur et de renversement de la tête y fait penser effectivement. Misère et légèreté se répondent.

Pour l'autre photo, tu dis toute notre ambivalence devant la chair de l'autre : chaleur, tendresse, poids, enfermement, et même une forme de répulsion, dans le bercement matriciel du sommeil. Et oui, cette ambivalence, c'est bien que ce soit toi, l'invisible voyageur, le veilleur, qui l'exprimes. C'est bien que tu te sois glissé dans la photo, dans Cartier Bresson dont l'œil aigu joue les chasseurs-voyeurs. Mais toi tu es maussade, tu t'ennuies, tu n'as pas d'appareil photo :)

focale (9)

par seyne, lundi 23 avril 2018, 13:42 (il y a 2192 jours) @ Périscope

elles sont tellement connues, ces photos, que j'ai éprouvé le besoin d'en faire une fiction, d'y ajouter des choses qui n'y sont pas.
Je les ai fait lire à quelqu'un, lui proposant de les lire avant de regarder les photos correspondantes, et il m'a dit que c'était étonnant parce que ce n'était pas du tout le même petit texte avant et après la photo, et que bien entendu la photo était très différente de celle qu'il avait imaginée..

focale (9)

par Périscope @, mardi 24 avril 2018, 08:56 (il y a 2191 jours) @ seyne

tout s'influence tout est interprétation

mais au fond je me demande s'il est utile pour le lecteur de savoir si "l'inspiration" vient d'une photo ?

nos textes écrits ne devraient-ils pas être autonomes, se suffirent à eux-mêmes ?

le support de la photos relève de notre petite cuisine intérieure
c'est un jeu, un défi

par contre ce qui s'en écrit, le condensé, la re-visitation, une épure subjective,
devrait parler au lecteur, l'interpeller étrangement, car il s'agit de l'association
secrète du "moi" avec un autre "moi", celui du photographe avec son sujet...

focale (9)

par seyne, mardi 24 avril 2018, 09:46 (il y a 2191 jours) @ Périscope

oui, bien sûr, c'est la question qu'on se pose : est-ce que le texte "tient" sans la photo ? Et seul le lecteur peut le dire, qui ne la connaît pas. Je n'en suis pas très sûre en ce qui concerne mes "focale".
Il y a longtemps, sur un forum, des gens s'étaient amusés à écrire chacun un texte sur la même photo, c'était bien intéressant.
La photo était celle d'un enfant qui fait le "cochon pendu".

Il y avait en particulier un texte de Ludovic Kaspar, un poète de grand talent qui est mort il y a quelques années, laissant beaucoup de gens très tristes. Peut-être tu ne le connais pas, on peut lire des choses de lui ici

focale (9)

par Périscope @, vendredi 27 avril 2018, 17:26 (il y a 2188 jours) @ seyne

j'ai fait un tour sur le site de Ludovic Kaspar que je ne connaissais pas.

Oui, c'est vif, humain, à fleur de peau

content que tu me le fasses connaître

il m'a rappelé Hervé Guibert, en moins génital et plus soft,
mais la même sincérité, spontanéité...

focale (9)

par seyne, vendredi 27 avril 2018, 23:17 (il y a 2188 jours) @ Périscope

Oui, il y a chez les deux une sincérité essentielle, une acuité, une lucidité. Mais Guibert était brûlé de quelque chose qui l’avait aussi glacé je crois, alors que Ludovic non, il était très chaleureux. Très souffrant et très chaleureux.