On a assassiné Homère

par Périscope @, dimanche 04 novembre 2018, 10:07 (il y a 1972 jours)

On a assassiné Homère


La porte vétuste au vernis écaillé de Lucien Calvacanti donnait sur le troisième palier de l’immeuble au 27 avenue Cochin, et chaque jour Robert Mandrin passait devant cette porte pour atteindre le septième étage où il habitait dans un meublé modeste. Un après-midi du mois d’août, où le soleil cognait, la porte de Calvacanti s’ouvrit alors que Mandrin, transpirant, gravissait les escaliers, un filet à provisions à la main. L’homme était en robe de chambre. Il invita le garçon à prendre un verre chez lui. L’homme en imposait, et sa notoriété était un geste de faveur qu’on ne pouvait pas refuser. Une fois franchi le vestibule tapissé de velours cramoisi, on débouchait dans un salon, aux dimensions vastes, dont les murs étaient couverts de livres du sol au plafond. Le jour passait à peine entre les lourds rideaux en taffetas qui calfeutraient les hautes fenêtres. Calvacanti sortit un vieux bourbon tourbé du Kentucky et s’effondrant dans le fauteuil club au cuir patiné il incita Mandrin à en faire autant dans celui qui lui tendait les bras en vis-à-vis.
– Alors comme ça nous sommes voisins ! il lança d’une voix profonde qu’il s’efforçait de rendre aimable et guillerette.
– Si on veut, balbutia le garçon.
– Je vais vous montrer quelques photographies de mes voyages. Mais buvons un verre, avant !
L’alcool descendit comme un feu de cheminée dans la gorge du garçon. Calvacanti se détendit davantage dans le fauteuil. Il était de forte corpulence et ses membres musculeux jaillissaient de sa robe de chambre entrouverte. Un bureau directoire éclairé par une lampe américaine en verre opaline trônait dans un angle du salon. Après une tentative de conversation Calvacanti s’extirpa de son fauteuil et alla s’asseoir dans la lueur verdâtre de la lampe. Il tritura des papiers, son visage ridé aux arêtes saillantes qu’une moustache sauvage et grisonnante bordait paraissait encore plus soucieux dans la lumière incertaine. Il bougonna quelques mots incompréhensibles qui ne rassurèrent pas Mandrin, raide dans son fauteuil. .
– Venez ici mon ami, dit l’homme, regardez ceci !
Il montra des photos jaunies. Mandrin s’approcha, un parfum puissant et exotique montait de la nuque de l’homme.
– Que voyait vous sur ces photos ?
Le garçon ne trouva pas de mots pour le dire. Les doigts longs et spatulés de Calvacanti couraient sur le papier glacé des photographies anciennes ternies par endroits.
– Vous avez raison, les détails ne sont pas très visibles. Je vais vous en chercher de meilleurs.
Il se dirigea vers une haute échelle de bois, appuyée aux étagères de livres. Calvacanti grimpa, l’échelle pliait considérable sous le poids de l’homme.
– Appuyez-vous sur le bas de l’échelle pour la caler.
Mandrin, avec prudence, obéit. Quand il leva la tête il aperçu la nudité complète de l’homme sous la robe de chambre trop courte. L’homme bataillait pour trouver les albums, au milieu de ses collections de volumes. Mandrin commença à réaliser le bourbier dans lequel il s’était mis.
– Mais mon Lulu, qu’est-ce que tu fiches donc là-haut ?
Une femme était rentrée, habillée d’un tailleur noir de chez Mugler avec des bottines à talon.
– Tu le sais bien Roberte, je cherche les photos !
– Celles de Grèce, elle sont tout en bas.
Calvacanti eut un rire bruyant pour masquer sa bévue et redescendit de son perchoir. Mandrin, rouge comme une pivoine, ne savait plus ou se mettre. Il fallait qu’il dise quelque chose.
– Savez-vous où je pourrai me laver les mains ?
– Bien sûr jeune homme, au bout du corridor, à droite, il y a la salle de bain, répondit Roberte.
Mandrin disparut, Roberte regarda son Lulu avec une tendresse amusée.
– Tu lui a montré du spectacle, si je comprends bien, tu es tout dépenaillé.
Calvacanti réajusta un peu sa robe de chambre, déposa un baiser sur la bouche de Roberte et se mit cette fois à quatre pattes à la recherche des albums. La femme fit résonner ses bottines sur la parquet en se dirigeant vers le corridor. Elle entra dans la salle de bain.
– Vous trouvez ce qu’il vous faut, jeune homme, il y a un peu de désordre, dit-elle en rassemblant sa lingerie éparse sur le bord de la baignoire et les meubles de toilette. Elle se fit une retouche de rouge à lèvres devant le miroir, et relevant sa jupe elle tira ses bas, sans cesser de parler aimablement au garçon. Roberte était une grande femme longiligne, la cinquantaine bien marquée, et dégageant une flagrance de Chanel à faire défaillir ceux qui l’approchaient. Mandrin remarqua ses dents étincelantes et mouillées dans la clarté opalescente des appliques.
Dans le grand salon, Lucien Calvacanti était couché par terre, son derche velu à l’air, tellement il était absorbé par la découverte de ses portes folios.
– Vous serez mieux installés sur la longue table, dit Roberte, non sans se réjouir de la scène.
Il fallut d’abord y trouver place, pousser les papiers, journaux, magazines d’art, statuettes d’argile, encriers, dossiers cartonnés, petits instruments de mesure, manuscrits poisseux, pinceaux, crayons, poteries ébréchées, mégots de cigares, verres à vin, chiffons poussiéreux… Et enfin ouvrir les grands albums. Une chaise avait été offerte à Mandrin, tandis que Roberte et Lucien Calvacanti se tenaient debout de part et d’autre du jeune homme.
– C’est en Grèce, sur l’île de Scio. Avec la sève des arbres on fabrique des chewings gums et des bonbons, c’est délicieux, commenta Lucien.
Un enfant s’accrochait au ventre d’une femme inanimée, tandis qu’une vieillarde squelettique regardait le ciel, hébétée. Une fille épuisée dormait sur l’épaule d’un mulâtre à moitié nu. Un cavalier, coiffé d’un turban, traînait, ligotées à son cheval, deux paysannes terrorisées qui se débattaient.
– Tu te souviens Roberte, de ce village médiéval à coté du monastère, tu raffolais de leur liqueur locale !
Mandrin tournait lentement les pages de l’album. Deux amants éplorés s’embrassaient une dernière fois sous le regard noir d’un soldat. La campagne au loin était dévastée, les villages et les récoltes incendiés par des colonnes de mercenaires. Le ruban de la mer à l’horizon restait encore bleu. Mandrin ne comprenait pas.
– C’est un tableau de Delacroix, des scènes des massacres de Scio. Il y eut 25000 morts massacrés par les turcs. Les autres ont été vendus comme esclaves. Et là, sur cette autre photo, c’est moi, en train de manger des moules, à Karfas. J’étais bronzé.
Mais Mandrin ne pouvait plus feuilleter davantage l’album. Ils se sentait prisonniers entre le tailleur chic de chez Mugler et la robe de chambre aigre qui se pressaient contre ses épaules.
– Je vais vous quitter, parvint-il à dire doucement.
Roberte lui rendit son filet à provisions que le jeune homme avait déposé en arrivant.
– Vous pouvez nous rendre visite quand vous voulez, vous serez toujours le bienvenu ! insista t-elle sur le pas de la porte.
Une fois parvenu au septième étage, dans son meublé, Mandrin se cuisina une purée mousseline de chez Ed qu’il agrémenta d’un saucisson pur porc. Des images confuses l’assaillaient, tandis que par le velux un peu d’air frais s’infiltrait en ce début de nuit estivale.

On a assassiné Homère

par sobac @, lundi 05 novembre 2018, 10:39 (il y a 1971 jours) @ Périscope

Mandrin ne Peut plus suivre Homère est mort
reste la fragrance en suspension, la poésie permet d'enflammer les sens et de faire rimer Calvacanti avec Italie est sa botte secrete

tu vas finir scénariste
bravo pour cette tranche de vie

On a assassiné Homère

par seyne, mercredi 07 novembre 2018, 13:28 (il y a 1969 jours) @ Périscope

Si je me permettais, je dirais que c'est un texte très oedipien, renvoyant à l'effarement et l'angoisse de l'enfant confronté aux corps adultes de ses parents et à toutes les traces de leur sexualité.
L'atmosphère étouffante de l'appartement, son désordre, les traces que recherche l'homme de moments anciens passés à deux, la proximité physique imposée, l'exhibition des sexes ou des sous-vêtements, les conduites de séductions (complices) à peine voilées, l'importance des sens "de proximité" (tact, odorat) font verser le texte carrément dans l'incestuel et on comprend bien avec quel soulagement le jeune homme va rejoindre les hauteurs solitaires de sa petite chambre et les délices aseptisés de la purée mousseline.

Cela serait tout simple si la surprise ne jaillissait pas en cours de récit : la "photographie" extirpée du fouillis ambiant n'en est pas une, c'est un tableau, et la représentation de ce qui pourrait être la "scène primitive" n'est pas une image de coït mais une image de massacre. L'art fait irruption et décale tout.
Alors, sexualité et meurtre, prédation, sont-ils parfois liés ?

On a assassiné Homère

par seyne, mercredi 07 novembre 2018, 13:30 (il y a 1969 jours) @ seyne

le titre m'a fait penser à un roman ancien, lu à l'adolescence : "c'est Mozart qu'on assassine", dont j'ai oublié l'histoire sinon qu'il s'agissait encore d'un enfant dont on "assassinait" l'innocence.

On a assassiné Homère

par Périscope @, vendredi 09 novembre 2018, 18:31 (il y a 1967 jours) @ seyne

je trouve ton interprétation psy très pertinente, et cohérente

bien sûr en écrivant ce texte je n'avais pas du tout penser à la lecture que tu en fais

l'île de Scio en Grèce serait l'endroit où est né Homère...

mais le massacre réel par les Ottomans en 1822 des grecs n'a pas épargné Homère !

Et puis le titre "On a assassiné Homère" est aussi pour moi une critique d'une classe décadente-bobo-bourgeoise-intellectuelle qu'on croise beaucoup trop aujourd'hui

où est la "beauté", l'exigence du style, la sincérité d'une pensée ?

un fumet de corruption flotte

dans ce texte je brasse sauvagement cela

merci pour ta lecture qui me donne vraiment une raison d'écrire
peu de lecteur comme toi permet d'échanger nos chantiers d'écriture

le reste pas paraît tellement inutile ici

On a assassiné Homère

par au phil de la vie, vendredi 09 novembre 2018, 19:38 (il y a 1967 jours) @ Périscope

"une classe décadente-bobo-bourgeoise-intellectuelle qu'on croise beaucoup trop aujourd'hui"

un fléau.

"où est la "beauté", l'exigence du style, la sincérité d'une pensée ?

un fumet de corruption flotte"

bien dit.

je n'ai pas encore lu ton texte, je le ferai.

On a assassiné Homère

par au phil de la vie, samedi 10 novembre 2018, 10:49 (il y a 1966 jours) @ Périscope

"– Que voyait vous sur ces photos ?"

Que voyez-vous


J'ai trouvé que l'écrit était bon, et fluide.
Personnages bien campés, atmosphère poisseuse, burlesque.
Pour le côté historique, je suis moins intéressé, me semble dépassé, le suis davantage par l'histoire plus contemporaine de la Grèce.

On a assassiné Homère

par seyne, samedi 10 novembre 2018, 11:30 (il y a 1966 jours) @ Périscope

Je crois comme toi à la force dans l’art, aux flux qui emportent et bousculent, qui fécondent, plus qu’aux radotages au millième degré, aux autoportraits dépressifs et la « déconstruction » vite frappée d’impuissance et de cynisme.