l'endroit où on ne se quitte pas

par seyne, mercredi 07 novembre 2018, 10:58 (il y a 1997 jours)

J’étais ce soir-là comme chaque soir à ma fenêtre, où j’ai installé un fauteuil, en retrait, on ne peut pas me voir. Je reste une demi-heure, une heure, un livre sur les genoux, à regarder les gens passer en bas, le temps qu’ils traversent la portion de rue visible. C’est ma forme de contemplation. Je ne me pose pas beaucoup de questions à leur sujet, je crois que ce qui me fait du bien c’est qu’ils soient tous si différents, et qu'ils passent.
Comme je vis dans une rue commerçante, il y a peu d’habitués. De toute façon ce n’est pas ce que je cherche, ni à deviner la vie de tel ou tel. Je cherche une sorte de voyage, où je ne suis pas celui qui bouge.

C’était le printemps, il faisait encore jour, j’ai été soudain frappé par l’allure d’une passante. Elle avait une trentaine d’années, mince, vêtue sans recherche, en baskets. Elle n’était pas belle, ni remarquable, mais je me suis penché pour la suivre plus longtemps, sans pouvoir définir les raisons de mon intérêt. C’est seulement une fois couché, dans le noir, que j’ai réalisé : ce qui m’avait frappé c’était sa coiffure particulière : une lourde frange, divisée sur le front, dont les extrémités descendaient devant ses oreilles découvertes, le reste de la chevelure serré en un chignon plutôt maigre. Aucune femme à ma connaissance n’est coiffée ainsi aujourd’hui.
Elle est repassée tous les jours de la semaine, et je suivais son profil, ses oreilles nues et sa frange, mais aussi sa façon de marcher, bien droite, à foulées régulières. Elle ne regardait pas les vitrines, elle occupait bien le trottoir.
Le samedi soir elle s’est arrêtée devant ma fenêtre et a levé les yeux. Je n’ai pas eu le temps de reculer. Elle avait un visage de chat. On est restés ainsi deux secondes, puis elle a repris sa marche et disparu. J’ai vu mon reflet dans la vitre, mon pâle visage.

Je ne suis pas un solitaire, je travaille avec pas mal de gens. Je suis professeur d'anglais, j'ai choisi de quitter l'éducation nationale. Je ne gagne pas grand-chose mais ça me va. Je ne me décide pas à prendre ma retraite.
Ce dimanche-là, je suis parti à la campagne avec mon fils et mon petit-fils. Il est séparé de sa jeune femme, et pas fâché je crois de ma présence pour l'aider à s'occuper de son garçon. On est allé dans une petite ville ensommeillée, ensoleillée, construite sur une sorte de plateau en forme de V, qui surplombe une vallée. La ville était autrefois fortifiée, il reste des tours, un long parapet au-dessus du vallon verdoyant, la route et la rivière en contrebas. Nous avons mangé dans un snack, puis nous avons fait le tour de la ville. Penché sur le parapet, j’ai regardé un long moment les maisons construites sur le versant opposé, les forsythias naïfs qui éclataient dans les jardins, les buissons comme une buée verte. L'enfant dormait dans sa poussette, mon fils regardait avec moi, accoudé. Je suis veuf depuis six ans.

La jeune femme est repassée le lundi, le mardi et le mercredi suivants mais elle n'a pas levé les yeux. Dès qu'elle sortait de mon champ de vision je me levais et je commençais à préparer le dîner. Je pensais aux adolescents à qui j'apprends l'anglais, dans une association d'aide aux devoirs. Des adultes aussi, des chômeurs ou des gens qui veulent se reconvertir.

Chaque année je passe un mois en Angleterre, pour me replonger dans les sonorités de cette langue que j'aime tant, dans la nonchalance de cette population dont tant de corps et de visages semblent avoir été modelés par un artiste maladroit. Chair blanche, cheveux ternes, et pourtant quelque chose m'attire sensuellement dans les longs bras des femmes anglaises, leurs mains osseuses ou au contraire si souples et fuselées. J'y ai cédé deux fois et pris beaucoup de plaisir. Sans doute quelque chose de ma jeunesse reste attaché à ce peuple, la fin des années soixante, les lourdes franges de l'époque sur les fronts des garçons et des filles. Une impertinence rageuse face aux règles sociales d’alors. Je suis ému par les restes du passé très ancien qui existent encore là-bas, qui n'ont jamais cessé de vivre, des lieux qui n’ont jamais cessé d'être utilisés - comme un texte élisabéthain délivre toujours sa tranchante pertinence, sa riche palette.
Il y avait de filles coiffées comme ma passante, dans ces années-là. Je repense à ce film : « If », au jeune acteur au visage de faune, qui devait ensuite jouer le rôle principal d’ « Orange mécanique ».

Le jeudi j'ai fait un rêve : j'étais assis mais je roulais en arrière. Au-dessus de moi flottait le visage de la jeune femme, qui ne me regardait pas. En baissant les yeux j'ai vu que ses pieds marchaient sur une sorte de tapis roulant, indéfini, de la couleur de l'asphalte J'étais en poussette ! Soudain j'ai vu mon immeuble, ma fenêtre. Il y avait, un peu en retrait, le visage de mon sévère mon grand-père, qui me lançait du bout des doigts un baiser !
Dans mon rêve, j'ai pleuré. L'eau de mes larmes coulait misérablement jusqu'au trottoir, et un grand chien au nez pointu les léchait en nous suivant.
Juste à la fin du rêve la femme a tourné vers moi son visage, ses yeux bruns à la forme particulière, avec un repli de la paupière du haut. J'ai aimé énormément ce rêve.
Au réveil, l’image du chien m'a fait repenser à un tableau de la Renaissance : « Deux dames vénitiennes », de Vittore Carpaccio, dont j’ai la reproduction devant mon bureau. La même coiffure presque, le profil à l'oreille découverte, et cette expression absente qu'elles ont, regard dans le vide, l’une tenant une badine qu’un chien mord et tire.

La semaine suivante je ne l’ai pas revue. Regarder les gens ne m'intéressait plus trop. J'étais fatigué, j’ai regardé les infos à la télé.
Le mardi je suis allé à nouveau consulter mon médecin spécialiste pour cette maladie du sang qui dort dans le fond de mes cellules, ne se manifeste pas, et qu'on tient en respect par des médicaments au prix extravagant. Tout est ok m'a-t-il dit.
J'ai décidé de renoncer à mes stations derrière la fenêtre.



à suivre

l'endroit où on ne se quitte pas

par dh, mercredi 07 novembre 2018, 12:22 (il y a 1997 jours) @ seyne

lu en entier avec plaisir.

c'est le début d'un roman ?

( une coquille > le visage de mon sévère [mon] grand père )

l'endroit où on ne se quitte pas

par seyne, mercredi 07 novembre 2018, 13:13 (il y a 1996 jours) @ dh

Non, c’est une nouvelle, et oui pour la coquille, merci.
Je la posterai par petits bouts, je trouve très difficile la lecture d’un texte long sur un forum.

l'endroit où on ne se quitte pas

par dh, mercredi 07 novembre 2018, 13:55 (il y a 1996 jours) @ seyne

oui, lire sur écran est difficile

et moins plaisant que sur papier, c'est sûr.

l'endroit où on ne se quitte pas

par sobac @, mercredi 07 novembre 2018, 20:06 (il y a 1996 jours) @ seyne

l'endroit en droit vaut l'envers et contre tous
a sa fenêtre elle est prête
à mater l'humanité dans les yeux d'unetelle
c'est le processus du miroir
vas t-elle continuer

a suivre

j'attend avec impatience

l'endroit où on ne se quitte pas

par seyne, mercredi 07 novembre 2018, 22:05 (il y a 1996 jours) @ sobac

c’est « il » :)

l'endroit où on ne se quitte pas (suite)

par seyne, mercredi 07 novembre 2018, 22:03 (il y a 1996 jours) @ seyne

Le printemps puis l'été ont passé. Je suis retourné en Angleterre, j’ai visité des jardins, des musées et des manoirs. J’ai visité cette maison victorienne à Londres où tous les objets du passé ont été amoureusement rassemblés, des combles où vivaient les domestiques jusqu’à la cave. Où des fruits frais, un désordre volontaire, des odeurs, donnent l'illusion d'un lieu dont les occupants seraient sortis faire un tour.

Pendant mon séjour à Londres, j’ai fait la sieste un après-midi et j’ai rêvé : je marchais dans une allée qui borde la rivière Serpentine (qui n'est pas une rivière, mais un lac) ; la nuit tombait. Un pont en arc de cercle surplombait la rivière, et il y avait sur ce pont une fillette aux cheveux très courts, presque ras. Elle montait sur le parapet et semblait basculer dans le vide…je criais mais soudain, comme si une rafale de vent silencieux l'avait soulevée, elle était tout en haut, et disparaissait derrière le feuillage d’un arbre, avec sa robe longue qui se tordait autour d’elle. Je réalisais alors que c’était moi qui étais tombé. L’eau de la Serpentine avait envahi le gravier de l’allée et j’étais trempé, à genoux, les mains enfoncées jusqu’aux poignets dans l’eau transparente. Un garçon surgissait de la haie et éclatait d’un rire cruel devant mon air égaré.
Il me fallait m’éloigner de lui, je me relevais et je courais sur les pelouses jusqu’à l’abri d’un buisson où je me suis glissé, enfoncé. J’étais enfin au repos, sur un sol élastique tapissé de fougères. Je regardais le soir bleuté. Le rêve semblait durer très longtemps, deux cygnes s'avançaient dans l'obscurité suivis de la fillette (ou était-ce un garçon ?). Il y avait ensuite des rebondissements dont je n’ai retrouvé que de vagues images au réveil. La fille du rêve avait un peu le visage de la jeune femme et d'un seul coup, elle m'a manqué.

Le temps a passé, encore, et je n'y pensais plus, jusqu'au soir où je suis allé chercher une bouteille de vin pour des amis qui venaient dîner. J'ai failli la heurter en sortant de l'immeuble. Bizarrement, elle m’a souri. Elle a une canine un peu avancée qui donne à son sourire un charme irrégulier. Elle tenait en laisse un petit chien, très différent de celui du rêve. Elle s'est adressée à moi en anglais, m'a dit qu'elle me connaissait parce que j'avais donné des leçons à son amie deux ans plus tôt. Elle avait un accent plutôt slave, roulant les r. Je n'avais aucun souvenir de son amie.

Depuis, j'ai repris mes petites séances derrière la fenêtre, j'y prends plaisir à nouveau. Je la salue quand elle passe. L'atmosphère de l'automne se prête à ces observations, les passants ne sont jamais aussi particuliers, personnels, que lorsque fléchit la lumière, lorsque les feuilles collées sur le bitume des trottoirs diffusent leur odeur âpre, imaginaire, à travers la vitre froide.

Et puis un jour je l'ai invitée à monter, pour boire un café ou un thé. Nous nous étions à nouveau croisés au pied de l’immeuble, il faisait froid, elle portait son chien sous le bras. Elle n'a pas hésité à accepter, et quand elle est entrée dans la pièce de séjour elle est allée s’asseoir dans le fauteuil, derrière la fenêtre. Il faisait déjà nuit noire, il aurait fallu éteindre pour voir les passants pressés dans la rue. Elle m'a parlé de sa vie, j'ai parlé de la mienne, comme on fait les présentations. Son chien ne restait pas en place, allait flairer partout.
Son récit était particulier, parce qu'on avait le sentiment qu'il n'était pas exact, bien que tout soit parfaitement vraisemblable. L'idée étrange m'a traversé l'esprit que tout récit aurait semblé faux, qu'elle n'avait pas d'histoire, ou bien si éloignée de ce que je pouvais comprendre qu'il valait mieux la taire. Je lui ai montré les médicaments au prix extravagant, sur la table, les vignettes derrière. Ma femme souriait dans son cadre, de l'air poli qu'elle avait étant vivante.
Elle m'a dit qu'il y a beaucoup de façons de se soigner, son sourire a réapparu, cette canine enfantine. Elle ne se parfume pas, enfin je ne crois pas.

L'hiver s'est étiré, elle venait quelquefois, la conversation était intéressante, souvent assez nébuleuse. Quelque chose de nébuleux émanait d'elle, comme une essence particulière. Son absence de beauté, ses allures un peu garçonnières, ses oreilles comme encadrées par les cheveux, son accent et ce chien ridicule. Je la regardais s'asseoir, il me semble que j'avais intégré chacun de ses gestes, la façon de tenir un livre que je lui montrais, une tristesse latente, à cause de cette apparente absence d'émotions, cette neutralité du visage, le pli circulaire qui faisait le tour de son cou solide.
Elle a été la première à qui j'ai parlé du déclenchement de ma maladie...juste parce qu'elle était là ce soir-là, et que je m'étais laissé un répit avant d’appeler ma famille, mes amis.

La nuit qui a suivi l’annonce par mon médecin, j’ai rêvé que j’étais enfermé dans des égouts. L'eau m'arrivait à la taille et je marchais lourdement, péniblement, j'avais peur des rats que j'entendais sans les voir. A moment donné, j'obliquais dans une canalisation latérale et le sol manquait brusquement sous mes pieds. Je glissais dans une sorte de toboggan visqueux et sombre, et traversant violemment une porte qui s’ouvrait à la volée, j'atterrissais dans une salle, une sorte de vieux labo aux carreaux de faïence un peu jaunis, aux nombreux robinets, ployés tels le col d’oiseaux prisonniers. Derrière de grandes baies vitrées se pressait une végétation étonnante, vert sombre, dont certains rameaux parvenaient à pénétrer à travers des carreaux cassés. Je sentais que tout commençait à aller mieux, sans raison, que j’étais en sécurité. Dans le rêve je m’endormais sur le sol, épuisé.

(à suivre)

l'endroit où on ne se quitte pas (suite)

par seyne, jeudi 08 novembre 2018, 09:16 (il y a 1996 jours) @ seyne

D'autres boîtes de médicaments se sont accumulées sur la table. Mon fils vient avec mon petit-fils, me demande des nouvelles, on regarde les résultats d'examens. Souvent on sort l'après-midi, j'aime surtout quand il y a du vent.
Elle, ne me demande rien quand elle vient. On parle d’autre chose.

Quand j'ai été trop fatigué par les traitements pour sortir, elle a continué à venir, de temps en temps. Elle m'a demandé une fois si j'avais peur et je lui ai dit que oui, que je détestais l’idée de porter ce rat intérieur, invisible. « Il y a plusieurs façons de guérir, n’oublie pas » m'a-t-elle dit avec son sourire particulier. Je lui ai demandé ce qu'elle voulait dire. « Ta maladie est ton habitante ».
Plusieurs semaines après j'ai commencé à mal dormir et à en avoir assez de l'angoisse, de la fatigue insurmontable, des vagues douleurs débutantes, et surtout de l'idée de ce qui suivrait.
Je me souviens de ce jour où elle est venue m’apporter un petit paquet. A l'intérieur, il y avait plusieurs sortes de médicaments, dont je connaissais seulement la digitaline. Elle m'a expliqué que c'était facile à trouver sur internet.
« Le jour où tu veux tuer ton habitante, tu les prends tous en même temps, c'est sans douleur. C'est toi qui décides, tu vois...aucune raison d'avoir peur. Moi je dois partir avec mon amie, pour plusieurs semaines, dans mon pays. Ma mère va bientôt mourir, il faut que je la voie et que je reste avec elle. Tu sais, c'est bien de tenir la main des vieilles femmes. Pourtant elle n'est pas si vieille. Elle m'a mise au monde, il faut que je l'aide dans l'autre sens.
Toi tu es un homme, c'est différent, et puis tu seras peut-être encore vivant quand je reviendrai...Moi aussi j’ai eu besoin de ce paquet pour ne pas avoir peur, pour être forte. C'était il y a longtemps, et à choisir c'était mieux que ça… ». Elle a relevé sa manche gauche. La peau de l'avant-bras, l’intérieur du poignet étaient sillonnés de cicatrices nacrées en diagonales, certaines larges de plusieurs millimètres.
« …maintenant je n'ai plus besoin de rien. »

Je ne savais pas trop quoi dire, il est vrai que ce n'était pas nécessaire. Je l'ai regardée. Je sais pas mal de choses sur ce genre de blessures, à cause de mon travail avec des assistantes sociales. Après un petit moment je lui ai demandé si on pouvait rester en contact pendant son voyage. Internet ? L’ordinateur trône sur le table de travail à côté de mon fauteuil.
Mais elle a secoué la tête : « L'endroit où on ne se quitte pas c'est ici » a-t-elle dit en se tapotant le crâne.
Et je me suis rendu compte que je n'avais même pas son numéro de téléphone. Elle avait toujours été présente.

Alors je suis entré dans le jeu d’être encore vivant quand elle reviendra . C'était particulier parce que cela revenait à souhaiter que sa mère meure vite, mais je ne la connaissais pas. Je n'avais plus peur, grâce à elle, et puis les traitements avaient l'air de faire effet, finalement. Chaque soir vers 18h je me mettais à la fenêtre, je regardais les gens. Certains de mes jeunes élèves sont venus chez moi reprendre des cours, puis quelques adultes.
Mon petit-fils est un enfant très doux, et grave. Parfois il s'assied à côté de moi et glisse sa main dans la mienne pendant qu'on regarde des dessins animés, sur l'écran de l'ordinateur.

Je regarde la vie couler autour de moi, plus souvent spectateur qu’acteur. Je me demande quelle place a la jeune femme dans mon cœur. C’est comme si les noms des sentiments n’avaient plus cours, qu’ils vous glissaient entre les doigts. Avant je savais bien faire la différence entre amitié et amour, estime, protection, attente. Tout ça s’est dissous dans un temps indéfini. Seul reste le sentiment émouvant de l’unicité : une personne est un pays qu’on n’aurait jamais fini de parcourir, et à l’intérieur de soi c’est encore un autre territoire qu’elle ouvre, dans la mémoire, dans le mélange avec tout ce qu’on est, tout ce qu’on a connu. J’espère la revoir, voilà ce que je peux dire, être une fois encore dans la même pièce qu’elle. Comme est si unique le moment où je sens la main de l’enfant qui glisse dans la paume de la mienne tandis que nous restons sans parler, à regarder les images qui bougent, et qu’il rit. Tous ses sentiments passent dans sa main.
Pour elle, la seule chose que je sais c’est qu’il n’y a pas de désir, je suis bien au-delà. Je suis bien au-delà.


( à suivre)

l'endroit où on ne se quitte pas (fin)

par seyne, jeudi 08 novembre 2018, 20:20 (il y a 1995 jours) @ seyne

Le corps est étrange, on ne sait jamais ce qu’il trame. Alors que la maladie refluait, une autre est venue. Une maladie qui ne fait pas mal, mais qui donne de drôles d’impressions. « Troubles du rythme » m’a dit le médecin. Le cœur n’obéit plus tout à fait à cette horloge qui tictaque en nous depuis nos premières semaines. Il s’absente…on s’évanouit. On revient. C’est une maladie poétique, mais qui fait peur un peu, parce qu’on sait qu’on peut mourir d’une seconde à l’autre sans s’en apercevoir. On m’a soigné, on m’a mis un pacemaker…un faiseur de rythme.
Mais d’autres soucis sont venus au niveau de ce cœur, et mon cardiologue n’avait plus l’air si assuré

Une nuit j’ai rêvé de Peter Pan. J’étais avec lui voguant dans les nuages au-dessus du monde, bras ouverts. Curieusement j’avais mon âge de maintenant. Je dis curieusement parce qu’en général dans mes rêves j’ai un âge indéfini, un âge où tout est possible. Mais là, il semblait que la perception de la vieillesse avait vraiment pénétré ma conscience nocturne de rêveur. Donc je flottais, blanc oiseau un peu décati, et la brume des nuages pénétrait mon nez, ma poitrine, et parfois je m’endormais et tombais, comme dans le livre, et toujours Peter plongeait pour me rattraper dans ma chute libre.
Finalement on arrivait au lieu qu’on cherchait, dont je ne sais absolument plus rien maintenant que je suis réveillé, sinon que c’était une sorte de grand terrain vague, de terre et de cailloux, et que la disposition apparemment hasardeuse des cailloux avait une signification, qu’on pouvait lire, encore et encore, des kilomètres de lignes, de tas de cailloux.



C’est le lundi suivant qu’elle est revenue. Elle a sonné en bas, j’ai ouvert, elle est montée.
J’étais derrière la porte, et quand je l'ai fait entrer, elle a rempli l’espace de la pièce de sa
présence, surprenante et attendue.
Elle avait changé de coiffure, elle ressemblait plus aux jeunes femmes d’aujourd’hui, d’ici, comme si elle avait pu laisser certaines choses derrière elle. Elle paraissait toujours un peu triste, avec toujours ce sourire de renard, ce long corps qui ne cherche pas à vous faire de l’effet, qui ne sert qu’à vivre dirait-on. « Eh bien, je vois que tu as pu m’attendre encore un peu, j’en suis bien heureuse », m’a-t-elle dit en entrant, en s’asseyant.

Je suis allé lui chercher un café, me suis assis en face d'elle, elle regardait par la fenêtre, penchée en avant, appuyée sur ses genoux. "Quel monde paisible défile sous tes fenêtres, on resterait des heures à voir ça. Moi je reviens d'un endroit qui ressemble un peu à l'enfer. Pour retrouver ma mère, pour rester avec elle, pour l'enterrer, il a fallu que je brave des gens très mauvais..."
Je me taisais, parce que je savais qu'elle allait maintenant me raconter l'histoire vraie.
La lumière baissait dans la pièce, il n’était pas possible d’aller allumer les lumières. Tandis qu’elle parlait, je voyais son profil qui se détachait devant la vitre, le spectacle de la rue, et notre reflet, peu à peu, disparaissait.

l'endroit où on ne se quitte pas (fin)

par dh, vendredi 09 novembre 2018, 09:50 (il y a 1995 jours) @ seyne

lu.

j'ai bien aimé.

l'endroit où on ne se quitte pas (fin)

par Périscope @, vendredi 09 novembre 2018, 18:08 (il y a 1994 jours) @ dh

ça a des allures de journal

j'aime bien quand on sent les détails de l'observation de la vie, du réel, de l'autre

par contre trop de recours aux rêves, ça devient une facilité, une ficelle de je ne sais pas quoi


évidemment le rapport à la maladie, le retrait, le temps, les souvenirs...

un peu trop de sentiments exprimés explicitement, beaucoup de "trop dit", on plie un peu sous la sentimentalité

ce texte pourrait durer, s'écrire au jour le jour

à mon avis un peu de réécriture serait bienvenue, pour éliminer, faire passer de l'air

on sent un cocktail fait de fragments biographiques et de fiction arrangée, l'auteur me semble très présent derrière le narrateur masculin

l'endroit où on ne se quitte pas (fin)

par seyne, samedi 10 novembre 2018, 11:18 (il y a 1994 jours) @ Périscope

Merci de ta lecture, c’est vrai que c’est très stimulant d’échanger autour de ce qu’on a écrit dans un esprit de critique et d’amélioration.
Une de tes critiques vient en plein dans un de mes péchés mignons, je le sais, c’est celui du sentimentalisme. Sentimentalisme et idéalisme, c’est certainement un écueil à éviter, particulièrement dans un récit comme celui-ci qui parle de l’effet d’une rencontre.

Pour les autres critiques je me suis plus interrogée, parce qu’elles pointent justement dans les directions que j’essayais d’explorer.
Un des thèmes essentiels de la nouvelle c’est la question des limites, et particulièrement lorsqu’elles s’effacent, sont floues ou remises en cause. Je fais rapidement la liste :

- La vitre qui joue un rôle essentiel au début et à la fin, qui sert à la fois de séparation transparente entre les personnages et le reste du monde, sert aussi de miroir.
- L’état de santé du narrateur, entre vie et menace de mort, ce qui explique sans doute partiellement son côté un peu transparent, spectateur, passif, mais aussi sa disponibilité, son attention.
- Le caractère androgyne de l’héroïne. Il y a quelque chose de fascinant dans l’androgynie.
- Le côté paradoxal de la différence entre eux de génération : c’est lui qui dès le début, en rêve, est en position d’enfant face à elle (la poussette), et d’ailleurs elle lui parle comme à un enfant (ce qui explique peut-être le côté « trop dit » que tu relèves). Elle est beaucoup plus jeune, mais on devine des épreuves qui l’ont forgée et la mettent par rapport à lui dans une position d’initiatrice, de guide. Les rêves qu’il relate sont très liés à l’enfance, ses récits très enfantins.
- Le fait qu’elle soit visiblement « entre deux » : deux pays, deux langues, et elle le porte sur elle..
- L’importance dans les récit des rêves, qui occupent presque la même place que le réalité vigile, et font du narrateur un rêveur éveillé, qui cherche sa vérité dans les deux états.
- La question de la présence et de l’absence. Avec ces deux sens du mot « présence » : le fait d’être là, mais aussi la force d’incarnation de certains êtres.

Je ne sais pas à quel point je me suis projetée dans ce personnage masculin qui a à peu près le même âge que moi, mais dont la vie est quand même très différente de la mienne - et je ne me sens pas en danger de mort. Peut-être sa fascination pour Peter Pan, héros à la fois initiateur et habité par la mort. Les références culturelles aussi : « If », et le visage faunesque de l’acteur principal ; l’intérêt aussi pour les rencontres et l’écoute, bien sûr.

Alors bien entendu c’est ennuyeux que ce qui était pour moi les axes sous-jacents puissent apparaître comme des défauts. Sans doute faut-il penser cela en terme de maladresse, et comme tu dis, réécrire. Mais poursuivre la nouvelle serait un projet complètement différent, je crois.

l'endroit où on ne se quitte pas (fin)

par Périscope @, samedi 10 novembre 2018, 12:24 (il y a 1994 jours) @ seyne

oui je comprends très bien l'intérêt pour le thème des limites, sujet vaste qui traverse toute la littérature contemporaine (Peter Handke et d'autres...)

concernant les rêves, peut-être qu'ils pourraient s'évoquer mais sans à chaque fois se nommer "rêve", tu parles de rêves éveillés, justement cela ils nous agissent mais ils sont "masqués", la conscience ne les repère pas quand il faut....

j'aime bien quand les personnages sont pris dans leur action, c'est leur rapport à ce qu'ils font qui peut laisser "entrevoir" pour le lecteur une dimension intérieure,
souvent l'auteur montre qu'il en sait plus sur son personnage, et cela est souvent dommage...

le travail de l'auteur serait davantage de trouver les actions signifiantes de son personnage qui échappent à la conscience de son personnage, et laisser au lecteur une marge de blanc, pour son interprétation (Modiano est pas mal pour cela)

enfin évidemment toutes ces questions sont les miennes, pas forcément les tiennes dans la "hiérarchie" de tes thèmes de recherche,
mais cette échange dans la même sphère nous fait avancer quand même

l'endroit où on ne se quitte pas (fin)

par Périscope @, samedi 10 novembre 2018, 18:14 (il y a 1993 jours) @ seyne

j'ai relu ton inventaire des thèmes sur les limites

peut-être que dans ton texte tu veux en aborder trop
il faut en choisir un ou deux et en développer la mise en situation

ce texte pour moi n'est une nouvelle
il n'est pas suffisamment concentré sur un personnage, un lieu, un temps

l'endroit où on ne se quitte pas (fin)

par seyne, samedi 10 novembre 2018, 19:14 (il y a 1993 jours) @ Périscope

J’avoue que je n’ai pas de théorie sur ce qu’est une nouvelle, ce qu’elle doit contenir et ses limites. Je dirais que pour moi c’est le récit d’un moment de crise, ou de révélation, qui fait sortir les personnages de leurs rails, les met sur une voie un peu différente.
La durée de ce « moment » peut être variable mais quelque chose doit ensuite se poursuivre.

Mais je peux imaginer qu’il y ait bien d’autres canevas.

l'endroit où on ne se quitte pas (fin)

par Myrtille, vendredi 09 novembre 2018, 22:15 (il y a 1994 jours) @ seyne

J’ai tout lu suivant la progression jusqu’au bout, j’ai aimé, cela coule, c’est fluide, il n’y a pas d’ennui qui s’installe mais je rejoins l’analyse de Périscope

l'endroit où on ne se quitte pas (fin)

par seyne, samedi 10 novembre 2018, 11:31 (il y a 1994 jours) @ Myrtille

Merci aussi à dh et à toi.