L'escalier qu'on descend la nuit

par Périscope @, samedi 17 novembre 2018, 15:36 (il y a 1981 jours)

L’escalier qu’on descend la nuit


Il est six heures. Aucun réveil n’a sonné. Aucune cloche n’a tinté dans la ville qu’on nomme ici la ville aux cent clochers dont on devine les toits d’ardoises comme les vagues grises d’une mer engluée dans les brumes d’une journée qui sera toujours pluvieuse.

A six heures on entend le heurt un peu mat d’une présence contre le plancher qui s’arrête juste avant de saisir le pommeau de bois d’un escalier et de suivre la volute descendante de la rampe lisse, patinée par tant de mains dont on suppose qu’elles remontent à plusieurs générations, des mains hâtives, serrées, vigoureuses ou molles, peureuses, malingres, moites de fièvre, des mains aussi papillonnantes, libellules, sauterelles, des menottes de gosses, ou la paume parfumée des amants, ou la pogne calleuse des ouvriers soulagés de saisir la rampe pour monter se reposer, la rampe comme tous les matins à six heures, Simon la suit, parce qu’elle conduit en bas, les pieds de Simon dans leurs pantoufles de flanelle usée épousent prudemment les marches jusqu’à la porte au rez-de-chaussée où la descente cesse brusquement.

La porte, Simon la pousse, personne n’a tiré le verrou, puisque Simon, hier soir, comme toujours, a été le dernier vivant à monter se coucher dans la chambre. Alors quand Simon ouvre la porte, elle grince longuement, comme une plainte, ou une douleur qui se réveille, puisque la porte indique toujours le passage entre deux mondes, celui de la nuit et du jour, donc elle grince et personne ne la huilera, car on aime bien le langage des portes qui vous tient compagnie. Dès que la porte s’ouvre, elle donne sur une lueur venant du jardin passant elle aussi par les vitres embuées d’une autre porte. Les tomettes de la pièce luisent timidement. Les semelles caoutchouteuses des pantoufles en flanelle de Simon sont les premières caresses du matin qu’elles reçoivent. Simon se cogne rarement contre le banc, il en accompagne la longueur qui lui fait contourner la table. Mais Simon ne s’assied pas sur le banc, il se tourne vers le ventre encore chaud de la cheminée. Il s’arc-boute sur ses jambes tremblotantes dans leur gros velours, et penché dans le ventre que forme l’âtre de la cheminée, il rassemble, avec une petite pelle de métal, les cendres entre les chenets. Il déchire des pages de vieux journaux entreposés dans un cageot par terre, il les froisse, les dispose sur les cendres et il cherche la boîte d’allumettes. Elle devrait être sur l’étagère au-dessus de la cheminée. Elle n’y est pas. Simon maugrée ses premiers borborygmes de la journée. Il peste contre Odette. Elle dort là-haut, dans la chambre, au-dessus des solives de sapin, toutes noircies par les ans. Il ne va pas réveiller Odette. Odette se lève à sept heures. Simon a quitté son corps rondelet, sous l’édredon de plume, il y a maintenant vingt huit minutes. Odette enjolive parfois le silence austère de petits pets ou du sifflement lancinant de ses poumons que la vie a beaucoup fatigués.

Mais en bas, Simon maugrée, ses doigts noueux galopent sur les meubles environnant en quête d’allumettes. Ils manquent de renverser bibelots, verroterie, objets de souvenirs, portraits miniatures dans leur cadre en stuc doré. Et cette paire d’obus en cuivre de la dernière guerre qu’ Odette orne d’un habituel bouquet de bleuets de son jardin.

Puis les doigts s’arrêtent sur une mince forme oblongue qu’ils reconnaissent comme étant celle d’un briquet. Les doigts le saisissent avec précaution. Simon n’aime pas les briquets, mais il doit allumer le feu du matin. Un briquet à amadou, avec le pouce on fait rouler la molette en acier sur la pierre qui crée l’étincelle et enflamme la mèche trempée dans une solution de salpêtre. Simon y parvient, mais le briquet tombe dans le cageot à journaux qui se transforme vite en brasier. Simon n’a pas réalisé tout de suite. Quelques minutes après il appelle seulement Odette. A la force de son cri, devinant un danger, elle se réveille, se précipite en bas, dans la salle commune, des flammes lèchent le mur. Dans l’évier, il y a toujours une grande bassine remplie d’eau. Odette la jette sur les flammes. Elle recommence avec une autre. Simon, dans l’affolement est tombé à la renverse. L’incendie est évité de justesse. Une boue de papier noirâtre s’écoule au-milieu des flaques qui inondent le sol. Simon patauge dans cette mélasse encore fumante. Odette est prise d’une violente quinte de toux, au bord de l’étouffement elle se dirige vers Simon qu’elle essaie de relever, sans y parvenir. Elle l’enlace.
– Tu es aveugle Simon… je t’ai bien dit… de ne plus vouloir allumer le feu, elle lui gémit à l’oreille, en le couvrant de baisers entrecoupés de toussotements et de jets de salive.

La lumière du jardin se fait plus franche par les carreaux. Il est sept heures. Le couple est épuisé, effondré devant l’âtre de la cheminée, maintenant glacial. Quand le calme revient, Domino, le chat, descend à son tour, et commence à mener son enquête en reniflant minutieusement les dégâts qui auraient pu être ceux d’un désastre.

L'escalier qu'on descend la nuit

par sobac @, samedi 17 novembre 2018, 19:53 (il y a 1980 jours) @ Périscope

toujours des tranches de vies, d'un quotidien avec aléas, description d'une réalité humaine, dans ton texte ce couple incarne cette situation pas vraiment comme une épreuve mais avec un certain fatalisme

L'escalier qu'on descend la nuit

par seyne, lundi 19 novembre 2018, 12:52 (il y a 1979 jours) @ Périscope

j'aime beaucoup, en particulier la première partie, où tu prends le temps de parler du temps, de le méditer un peu. Et puis la façon dont tu pièges le lecteur avec des descriptions visuelles qui l'éloignent de l'idée d'un aveugle tâtonnant (si moi lecteur je vois, alors Simon le personnage voit sûrement). J'aime moins le côté burlesque de la fin, un peu trop appuyé pour moi.
Sinon, je me demande pourquoi tes personnages semblent toujours vivre dans les années cinquante ou soixante (et même ! les briquets d'amadou, il n'y en avait déjà plus beaucoup).

L'escalier qu'on descend la nuit

par Périscope @, mardi 20 novembre 2018, 09:08 (il y a 1978 jours) @ seyne

l'accident final (l'incendie) est encore un reflexe de vouloir trouver une chute
dans un texte
mais dans ce feu et son extinction c'est une manière de révéler la cécité, et aussi l'amour des deux conjoints (leur fragilité physique mais leur sentiment invulnérable)

Simon veut vaincre son handicap, voir encore dans le noir, et aussi par là montrer son utilité envers Odette (ce texte pour moi est une histoire d'amour)

quant à la période du passé,
il m'est souvent difficile d'écrire sur le présent immédiat,
j'ai besoin d'un recul, une distance, une perspective temporelle, sans elle,
moi-même j'ai du mal à saisir mon propos


merci infiniment pour ton commentaire, ta lecture, qui m'envoie un oxygène spirituel
nécessaire

L'escalier qu'on descend la nuit

par Périscope @, vendredi 23 novembre 2018, 09:09 (il y a 1975 jours) @ Périscope

Plus grand monde pour descendre cet escalier !...

Pourtant ça m'aiderait pour l'améliorer

L'escalier qu'on descend la nuit

par sobac @, vendredi 23 novembre 2018, 11:54 (il y a 1975 jours) @ Périscope

en relisant , c'est vrai que c'est une histoire d'amour de la vie a deux ou chacun est la béquille de l'autre
le handicap on le vit on le subit par obligation, alors on s'accroche pour ne pas avoir ce sentiment d'être devenu à part