j'attends un chef d'oeuvre

par loulou, lundi 19 novembre 2018, 04:45 (il y a 1957 jours)

16 novembre

valentine avant-hier nous nous sommes appelés, elle était à turin sortant du train qui faisait des lacis dans les alpes, ou à peu près, et elle a dit: j'ai écrit un chef d'oeuvre. et je veux bien le croire. valentine a écrit des choses qui en disent long relativement à la possibilité d'écrire un chef d'oeuvre un jour. alors si elle dit: j'ai écrit un chef d'oeuvre, faut-il le croire? en tout cas j'en prends mon parti. depuis tous les jours je rafraichis la page de ma boite mail pour voir si (comme annoncé) elle m'a envoyé ou non son chef d'oeuvre. j'attends le chef d'oeuvre depuis mon lit, chaque soir, comme on guetterait l'aube. je fais un grand ménage intérieur dans ma sensibilité, je change les tapis, les rideaux, le mobilier, j'a è r e pour que ce chef d'oeuvre puisse déposer une de ses images dans ce meublé que je renferme, et que j'habite, pour que ce chef d'oeuve puisse venir m'y tenir compagnie- un soir tard dans la nuit


19 novembre

valentine avant-hier nous nous sommes appelés, elle était à milan, elle a dit: j'habite dans une grande maison où tout le monde parle ou arabe ou italien, où il n'y a pas de notion d'intimité, et je n'ai jamais autant rien compris à ce qui se passe. je lui ai demandé si, tout de même, ça allait bien, si elle était sauve. elle a dit que oui. à mesure que valentine voyagera, j'écrirai pour raconter son voyage. là où elle est, où elle ira, elle ne se fait pas appeler valentine mais louise, comme je me fais appeler "louis". "louise" est valentine dans le voyage, qui ne comprend pas ce qui se passe, parce qu'elle est le personnage d'un roman écrit dans une langue étrangère. elle m'a dit: tu es le dépositaire de mon identité; car je sais, moi, qu'elle est valentine et non louise. j'ai l'impression que c'est une charge extrêmement importante; que si je l'oubliais, si je disparaissais, l'autre identité de louise disparatrait avec moi; alors j'écris pour que vous le sachiez aussi. tant que quelqu'un sait que valentine est valentine... louise va vivre en grèce, c'est ce qu'elle veut faire de sa vie. elle ne rencontrera plus que des gens qui la connaitront louise et pas valentine. elle peut bien leur dire qu'elle s'appelle valentine, ce n'est qu'une contingence propre à l'état civil: celle qu'ils rencontreront, c'est louise. je connais louise et valentine, elles n'ont pas la même voix. louise a la voix hative; elle parle peu mais vite, elle n'a pas le temps, elle économise sa voix. valentine a la voix plus douce et hésitante et qui passe de chose en chose comme si... comme je l'ai rencontrée ce jeudi d'aout 2015. je n'oublierai pas valentine de ce jeudi ni de tous les autres jours du calendrier; c'est ma tâche. il faut que quelqu'un sache. j'attends valentine, j'attends louise. j'attends les jours du calendrier. j'attends un chef d'oeuvre que valentine me dit avoir écrit: elle ne l'a pas écrit, précice-t-elle, mais peut l'écrire. bon. j'attends une oeuvre. j'attends valentine, j'attends louise. ce jeudi d'aout 2015, j'attends une personne avec un tshirt blanc un peu trop grand, les cheveux attachés, un jean, et un regard qui se pose sur tout, qui papillonne pour comprendre, comme s'il était le personnage d'un roman écrit dans une langue qui lui était étrangère.

j'attends un chef d'oeuvre

par seyne, lundi 19 novembre 2018, 12:54 (il y a 1957 jours) @ loulou

aimer, est-ce être le gardien d'une partie de l'identité d'un autre ? est-ce être celui qui attend l'avenir d'un autre, ce qui naîtra de lui ? très beau texte.

j'attends un chef d'oeuvre

par Florian, lundi 19 novembre 2018, 14:26 (il y a 1957 jours) @ seyne

Attendre un chef d'oeuvre dont on ignore l'existence, dans une prose psychologique, réflexive et sensible, n'est-ce pas le symptôme de ce qui ne viendra pas ? N'est-ce pas l'attente soignée, à l'abri des risques, une dimension sacrée posée sur l'attente, sur sa tension et son silence, sur la crainte d'un chaos ou d'une anarchie qui nous éloignerait de notre voix, de notre parole ?
Attendre un chef d'oeuvre est un symptôme, suffisant pour qu'on en parle, pour qu'on en fasse un acte d'écriture. Le chef d'oeuvre a t'il jamais existé, n'avons nous pas fait tous que l'attendre, s'est-il construit seulement dans son attente, dans une sorte de gravitation autour d'un noyau ? Il existe pourtant, nous en avons la preuve. Mais nous n'en avons pas toujours les moyens.

j'attends un chef d'oeuvre

par Marion G, lundi 19 novembre 2018, 19:58 (il y a 1957 jours) @ loulou

J'aime beaucoup ce texte. Ça coule et ça heurte, comme dévaler une colline en hurlant et être heureux de se cogner à ses aspérités.

j'attends un chef d'oeuvre

par Périscope @, mardi 20 novembre 2018, 08:53 (il y a 1956 jours) @ Marion G

ce style fleuve qui coule au rythme de la frappe du clavier

le rythme de la respiration et de la pensée fluctuante de son auteur

par incident à peine contrôlé des pépites heureuses parfois arrivent dans ce courant

une idée axiomatique creuse son sillon pour tenter d'évoluer et progresser vers une résolution impossible

la griserie des sonorités répétitives, des repères aussi pour rebondir

j'attends un chef d'oeuvre

par sobac @, mardi 20 novembre 2018, 11:37 (il y a 1956 jours) @ Périscope

il y a cette attente , et puis accolé a celle ci le chef d'oeuvre, que l'on imagine puisqu'elle le dit, donc pour un chef d'oeuvre il faut savoir patienter, autrement ce n'est qu'une lapalissade
avec l'âge je n'ai plus guère de temps pour écrire un chef d'oeuvre , pourtant j'ai tout mon temps, c'est contradictoire, un peu comme mon histoire de savoir si l'attente engendrera un chef d'oeuvre ou non