La Joie Grave

par 411, dimanche 20 juillet 2014, 22:04 (il y a 3571 jours)

Je ne t’ai pas parlé de ma mère.



Elle est inatteignable et c’est une artiste qui ne veut plus créer. Quand je la rencontre, il me faut toujours faire attention au choix des mots, être affable et attentif, joyeux mais grave sans heurter ; alors elle te dit que’elle a de très belles discussions avec les insectes, un nuage sous le pied - alors elle s’ouvre un peu - et puis un peu de chaleur, un geste d’attention la heurte: elle se referme comme une fleur.

Elle écrit beaucoup ma mère, elle écrit comme de la poésie des lettres au Tout-Puissant, elle lit le Yi-king, elle se plonge dans le dictionnaire elle éructe soudain comme un volcan... puis se referme comme une fleur. Elle a pas les idées claires ma mère, elle lit le dictionnaire et chaque mot elle le mâche et elle le recrache au Tout-Puissant. Elle touche pas grand-chose pour vivre la Poésie, mais elle a Dieu. ; ou bien Dieu a ma mère ou peut-être qu’ils n’ont que l’un pour l'autre je sais pas. Je sais plus trop bien quand je tremble. J’ai jamais su trop bien l’aimer ma mère, j'ai eu beaucoup de colère envers la Poésie, elle ne voulait pas qu’on vive, c’était sa manière de nous protéger ;



alors elle m’a dit, elle m’a dit bien comme ça droit dans les nerfs, elle a hurlé qu’elle voulait nous éclater contre le mur, et comme ça encore tiens ! et comme ça ! Tiens, tu vois ! ? - dit-elle les yeux écarquillés - Haha ! Bah oui ta fleur mon pote ! et puis j’t’aurais pris encore exactement comme ça, et ton corps de petit être je l’aurais écrasé pour que rien ne reste non j’vous aimais trop. Pour ça. Eh bien...

......Je veux dire qu’avant je vous aimais de tout mon coeur et ce que je dis c’est pas ce que je veux dire tu me comprends? Je n’arrive plus à payer le loyer. Tu veux du raisin?



Et alors je la regarde, ma mère, et non je ne la hais pas, j’ai appris à ne plus faire ça. Je la regarde et je lui dis oui, je veux du raisin. Et je me dis que j’ai bien de la chance de connaître la Poésie. Depuis 25 ans. Elle ne m’a pas élevé longtemps la Poésie, sinon je serais fou non, elle est restée à vivre seule en mauve, les bras dépigmentés (ça lui donne un air d'ivoire), avec ses cheveux d’argent et ses pantalons mauves et bien ma mère elle sait parler aux papillons, et c'est c'est pas rien, sauf que ça l’intéresse pas de le traduire pour les autres, leur langage je veux dire, non, ma mère elle a la force de vivre cachée, en mauve, et dans ce qu’elle appelle une Joie Grave, une joie de terre et de racines, dont la surface est un masque de statue. J’ai appris en regardant longtemps ce masque, et je vous jure que je l’ai vu trembler, je vous jure que la pierre vit, et que les grillons saignent quand ils chantent. Je le sais j’ai un témoin. Et il ne causera qu’à moi. Et puis il s’en ira sans mot-dire, il tournera à droite, et je resterai, dans la joie, aussi grave que possible.

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par Claire @, lundi 21 juillet 2014, 15:40 (il y a 3570 jours) @ 411

Ce n'est pas facile, on est un peu captif du portrait au début, pris dedans...

Sinon pour dire qu'un texte comme ça, c'est possible seulement parce que le vrai thème n'est pas telles ou telles personnes, mais la question de la transmission. Ici la Poésie, comme un trésor symbolique, un langage-héritage qui garde ouvert un chemin commun.

La fin est comme une promenade à deux, dans un chemin étonnant bordé de statues vivantes - dans une joie grave - oui.

La Joie Grave

par Ramm77, mardi 22 juillet 2014, 18:10 (il y a 3569 jours) @ 411

Un texte de grâce qui vous rend bon pour la journée. Rareté. Parler de sa mère sans psychologie, pathos, mièvrerie, n'est pas chose aisée. Ce texte (psaume) mérite qu'on le clame sur les toits, qu'on le murmure à l'oreille de ce qui nous est le plus cher, qu'on le psalmodie pour qu'il nous transforme à jamais.
Alléluia à son auteur !

La Joie Grave

par 4 sans 11, mardi 29 juillet 2014, 14:18 (il y a 3562 jours) @ Ramm77

Très très merci pour vos commentaires, et pour les louanges puis analyse de ramm77. C'est juste. Le sujet est principalement la découverte de la poésie par le sang. Ma mère est un surréalisme nu, sans concept, sans justification: un animal sauvage. J'ai plus appris de sa mystique que de n'importe qui.

La Joie Grave

par zeio, mardi 22 juillet 2014, 23:07 (il y a 3569 jours) @ 411

Je trouve ce texte vraiment bon, de quelqu'un qui a des choses à dire et qui sait les extirper.

La Joie Grave

par alizarine, mercredi 23 juillet 2014, 11:07 (il y a 3568 jours) @ 411

Beau texte ! Son titre est bien choisi... J'aime.

La Joie Grave

par Ramm77, jeudi 24 juillet 2014, 15:22 (il y a 3567 jours) @ 411

Lors de mon précédent commentaire de louange, j'ai oublié de préciser que la mère n'est pas l'évocation première. Justement ce qui est habile c'est la surimpression de celle-ci avec la Poésie. La Poésie féconde, maternelle, causale. Poésie et mère. La poésie est mère de la vie, celle de l'auteur. Quant à la Joie, je la comprends comme l'entend Spinoza ; la joie par la connaissance. En ce sens elle est grave et surtout pas triste, puisqu'elle est consubstantielle au désir.