J'ai reconnu le bonheur

par Ecrire, mercredi 13 mai 2015, 01:43 (il y a 3280 jours)

"J'ai reconnu le bonheur au bruit qu'il a fait en partant."

Jacques Prevert




Dès l'instant où je relus cette citation, il me parut inapproprié de la placer en exergue. Mais elle était si frappante de justesse et de simplicité que je la maintenais pourtant. C'est du moins ce que je percevais de mes motifs en saisissant les premiers mots qui la suivirent. J'étais sûr d'avoir connu le bonheur avant qu'il ne s'en allât, bien avant même. Ce d'autant que l'horizon de sa perte était présent dès ses prémisses. Et bien que cette menace s'estompa par périodes, elle demeurait en lisière de ma conscience. Le bruit du départ était déjà là. Il se tenait en coulisses, anticipation de celui à venir. Cependant, ce bruit sourd concourrait à stimuler plus qu'à altérer le bonheur. Il lui donnait toute sa mesure, sa valeur et son aura. Et c'est sans doute pour cela qu'il provoquât tant de vacarme en s'enfuyant. En fait, beaucoup plus que je n'avais été en mesure de le craindre. C'est pour la même raison qu'au final, je maintins la citation. Bien sûr, j'avais reconnu le bonheur avant. Mais à l'instant de sa disparition, il m'apparut dans toute la plénitude de ce qui, désormais, me serait refusé pour ce qu'il faut bien nommer la vie de reste. Celle qui vous échoit après que son cœur ait fichu le camp et qu'alors ne semble plus se présenter que deux alternatives : regarder le sablier s'écouler ou le briser.

J'ai reconnu le bonheur

par zeio, mercredi 13 mai 2015, 23:44 (il y a 3279 jours) @ Ecrire

Quel est donc ce bruit que le bonheur "a fait en partant" ? On imagine rapidement des bruits de pas, peut-être des souliers de satin sur un tapis persan. Des bottes dans la neige. Une petite fille s'exerçant à la nage papillon. Une médaille qui tombe sur un sol en céramique. Un claquement de porte. Le ronronnement indistinct d'une chaudière. À moins qu'il ne s'agisse de la vibration sourde, désagréable et continue du bruit parasite produit par un téléviseur cathodique. On parle en effet de bruit, et non pas de son. La différence n'est sans doute pas à prendre à la légère. Un son possède un certain équilibre intrinsèque, il introduit un sens, une fonction. Il invite. Il annonce. Quelque chose, quelqu'un, une émotion, ou un rite. Le bruit paraît plus désordonné, hors-champ et fourre-tout. Le fond diffus cosmologique qui inonde l'univers est un bruit, plutôt qu'un son. Il n'est d'ailleurs pas audible en tant que tel. Il faut en passer par une machine pour changer ce magma en ondes sonores. Le passé qui remonte à la surface se présente à nous sous la forme d'un bruit diffus.
Le bruit est un potentiel, il est, en quelque sorte, le produit de ce qui n'a pas encore été pensé ni construit. C'est le brouhaha lointain d'une chorale, découpé et déformé par le vent, qui arrive jusqu'à nos oreilles et qui ressemble, d'ici, au bourdonnement sourd d'une énorme mouche carnière. Seules les fréquences les plus graves ont réussi à parcourir la distance jusqu'à nous, le bruit n'a pas encore pris la forme d'une musique, dès lors notre esprit se charge de reconstituer le puzzle sonore, il enchâsse furtivement les chœurs médiums et aigus pour rendre, si notre imagination est suffisamment fertile, une musique imaginaire (dans le cas présent, jouée par une énorme mouche carnière) peut-être plus belle et envoûtante en soi qu'elle ne l'est en réalité. On pourrait alors remercier la distance : grâce à elle, une beauté inconnue est venue au monde.
Ainsi, il devient possible d'affirmer la chose suivante : dans certaines circonstances, le bruit, cheminant à travers le prisme d'une imagination active, peut révéler une gamme de couleurs inédite. Là où le son est limité par sa nature finie et statique, le bruit, lui, est fertile en promesses fluctuantes. Celui-ci offre un champ de liberté créatrice, une chance à l'imagination de délivrer un fragment inouï.
En ce sens il est donc logique que le bonheur produise un bruit en partant, en lieu et place d'un son. Un son aurait été, de fait, trop ordinaire, propre au rituel, dénué de surprises potentielles. Trop facilement saisi. Le bruit au contraire, comme un flacon qui contient en lui son précipité de mystère, est propre à donner un avant-goût, sans se livrer totalement aux sens. Il exhorte. Il est fuyant, multiple, irisé. C'est la présence qui contient en elle le risque, plutôt la certitude, d'une absence. Nous allons à la poursuite d'un bruit, afin de mettre au jour sa part occulte et obsédante. Le bonheur est un bruit. Il est une ruine, un chœur brisé qu'il convient de combler, de reconstruire sans cesse et sans jamais y parvenir intégralement, par l'imagination.

J'ai reconnu le bonheur

par Ecrire, jeudi 14 mai 2015, 13:34 (il y a 3278 jours) @ zeio

Merci Zeio, pour cette réflexion en écho.

Ce bruit s'apparente à celui qu'engendre une catastrophe. Ses conséquences sont comparables à celles qui résulteraient d'un tremblement de terre d'intensité exceptionnelle ou de la déflagration d'une bombe nucléaire. Tout ce qui avait été patiemment édifié au fil du temps est ruiné en quelques secondes. Ne demeure ici et là que quelques vestiges du passé. Un pan de mur sur lequel l'ombre d'une silhouette atteste qu'il y eut bien une présence, une personne, avant que le paysage ne s'irradie et ne soit balayé par l'effet de souffle. Le passé est réduit en miettes et le futur, privé d'appuis et de motifs, voit disparaître sa source d'inspiration. Ne demeure que la contemplation vide, hébétée, de la succession des instants. C'est l'épreuve subjective de magnitude 9.