Galatée (1)

par julienb @, dimanche 09 août 2015, 22:16 (il y a 3396 jours)

Pygmalion marchait du marbre plein la tête. Il revoyait en esprit cette peau d’ivoire, ce corps si lisse où ses mains avaient cherché des courbes adorées. Le soleil avait fléchi devant le soir et ses rayons torves imprimaient d’ombres les rochers bleus. L’air discrètement odorant transmettait le murmure d’une onde qui psalmodiait derrière un mur de rocs et d’ajoncs. Là, parmi les eaux vagabondes et ornées de ronces d’un petit torrent, se trouvait l’aimée de Pygmalion. Un corps d’une blancheur surnaturelle, d’une pureté qui n’avait d’égale que celle de l’onde claire caressant sa nudité brillante, un corps immobile et souple environné d’un réseau de cheveux blonds animés de courants vivaces. Les yeux clos cependant indiquaient sans appel l’absence de vie. Qui sait depuis quand la belle demeurait là ? Les pas de Pygmalion l’y avaient mené par hasard quelques jours auparavant, cet autre soir glorifié dans son souvenir…

Galatée (2)

par julienb @, dimanche 09 août 2015, 22:16 (il y a 3396 jours) @ julienb

… un promeneur fourbu cherchant le délassement parmi les calmes éléments, loin des hommes fébriles ; ses yeux soudain happés par une tache blanche : ce corps de morte immobile entre deux eaux, là où l’onde ne dépasserait qu’à peine les genoux du baigneur. Passée la stupeur, la beauté de la mystérieuse enchanteresse avait fait oublier à Pygmalion l’étrangeté de la scène. Ce premier soir, il n’avait presque osé bouger ni quitter le couvert de son poste d’observation. A peine avait-il lancé quelques appels irrésolus. Observant longuement le manège, il avait finalement compris qu’il n’y en avait pas : excepté les cheveux, le corps gardait une immobilité parfaite en dépit du courant qui le traversait. Les yeux clos ne s’ouvriraient pas.
Le lendemain, Pygmalion était revenu au petit matin, après une nuit aussi blanche que la belle, une nuit ensorcelée de visions. Rien n’avait changé. Il s’était aventuré dans l’eau, avait osé s’approcher et bientôt toucher cette peau irréelle où s’arrondissaient les formes si chères. Le contact était certes froid, mais la peau se révéla d’une douceur insoupçonnable, d’une souplesse qui était celle de la jeunesse et de la vie. Le cœur, pourtant, ne battait pas. Alors l’admirateur avait pris l’inconnue dans ses bras et l’avait serrée longuement contre lui, mais lorsqu’il avait relâché son étreinte, la belle était retombée mollement dans l’eau, reprenant sa position initiale

Galatée (3)

par julienb @, dimanche 09 août 2015, 22:17 (il y a 3396 jours) @ julienb

Cette fois-ci, Pygmalion souhaitait emporter la morte avec lui. Il l’avait contemplée longtemps, avait effleuré ces jambes, ce ventre, cette poitrine, ces lèvres pâles qui avaient envahi sa pensée – s’enivrant de magie et de rêve là où l’amour devait être impossible.
Il parvint à la rive. La belle était encore là, comme il s’y attendait, comme il l’espérait. Il avança, marchant dans la rivière, dédaignant de retrousser ses bas de pantalon. Le courant du clair torrent le parcourait, vif et doux, ce même courant qui glissait sur la morte et n’emportait que sa chevelure. Pygmalion quitta bientôt son rêve éveillé et saisit le corps comme une bien-aimée. Celui-ci n’opposa aucune résistance, toujours inerte et froid, mais souple. Fou de joie, le jeune homme emporta la belle dans ses bras et l’installa sur la couche préparée dans une carriole tirée par un mulet. Il retourna chez lui avec son trésor, et ce moment fut le plus beau de sa vie.

Galatée (4)

par julienb @, dimanche 09 août 2015, 22:17 (il y a 3396 jours) @ julienb

Dans son atelier, Pygmalion disposa la couche de son amante. Il contemplait ce corps splendide et imputrescible qui semblait avoir capturé le froid éclat de la lune et des étoiles. Longtemps, le sculpteur resta immobile, n’osant rien. Il lui semblait qu’une magie secrète et sublime l’empêchait de s’abandonner au contact de toute cette blancheur. Enfin il déposa un baiser à peine esquissé, guère plus qu’un effleurement, sur les cheveux de la belle ; et ivre de bonheur, il s’allongea sur le sol près de la couche pour ne pas profaner ce moment de grâce en y prenant place. Il sombra dans des rêves merveilleux.

Galatée (5)

par julienb @, dimanche 09 août 2015, 22:18 (il y a 3396 jours) @ julienb

Au chant du coq, Pygmalion sortit soudain d’un sommeil lourd et brillant. Il se redressa vite pour contempler son bonheur, mais découvrit une couche désertée. La stupeur le sidéra, suivie d’une peine immense. La crainte lui vint qu’un malheur ne soit arrivé à sa belle ; mais ensuite il songea que la vie lui était peut-être revenue – alors il la chercha partout. D’abord dans son petit atelier, derrière les esquisses de chapiteaux, de tympans et de cariatides, puis dans chacune des pièces de son austère logis, enfin aux alentours. En vain. Pygmalion finit par retourner à la rivière.

Galatée (6)

par julienb @, dimanche 09 août 2015, 22:18 (il y a 3396 jours) @ julienb

Au même emplacement secret, derrière les rochers, la belle flottait dans l’eau chantante. Pygmalion sentit sa gorge se serrer. Se pouvait-il que son amour ne soit pas payé de retour ? Le désespoir le gagna. Des sentiments contradictoires s’entrechoquèrent dans sa pauvre cervelle. Il conçut une certaine rancœur à l’égard de la jolie morte... Bientôt sa décision fut prise. Elle l’aimerait. Il s’en retourna au pas de course quérir sa mule et sa carriole, revint avec cet équipage aux abords de l’écrin aquatique où sa merveille reposait. Bien sûr, quand il pénétra dans l’onde fraîche et douce, son cœur se mit à battre la chamade, et bien sûr, quand il fallut se saisir une nouvelle fois du corps adoré, ce ne fut pas sans tremblements ni transports ; mais sa détermination cette fois-ci était plus nette. Pygmalion rapporta en grand secret sa belle immobile.

Galatée (7)

par julienb @, dimanche 09 août 2015, 22:19 (il y a 3396 jours) @ julienb

Ce soir-là, sur la couche parfumée qu’il lui avait préparée, il osa bientôt s’allonger aux côtés de son aimée qu’il caressa longuement. Cette peau de soie le bouleversa, les larmes lui vinrent. Il ne voyait plus que ces courbes, ces traits tristes, les cheveux de la morte qu’il pressait contre son visage. Il murmurait à l’oreille de son amante les secrets qu’il n’avait jamais dits à personne. Quand l’esprit lui revint quelque peu, il prit sur lui d’attacher sa belle. Il trouva pour ce faire parmi les outils et la pierre presque vivante de son atelier des liens solides qu’il recouvrit des linges les plus doux pour ne pas risquer de blesser les poignets adorés ni les chevilles si fines. Il s’excusa à voix haute de ce traitement indigne, mais assura une nouvelle fois la belle de son amour absolu et de son désir invincible de la garder auprès de lui, pour lui. Il lui parlait encore alors que la nuit était avancée, évoquant son enfance misérable et tous les petits riens qui avaient constitué la matière brute de sa pauvre vie ; il lui confia ses aspirations dont elle était désormais le centre de gravité. A un certain moment, ce fut en rêve qu’il poursuivit ses confidences, car il avait insensiblement sombré dans le sommeil.

Galatée (8 et fin)

par julienb @, dimanche 09 août 2015, 22:19 (il y a 3396 jours) @ julienb

Quand au matin Pygmalion sortit de ses songes, ce fut comme un homme qui a trop bu la veille. Il remarqua d’abord la poussière de marbre dont il était couvert. Il se tourna vers la morte, devenue plus pâle encore. Quand il chercha sa main, il palpa dans la sienne un froid morceau de pierre lisse : la belle s’était changée en statue. Les yeux morts, et blancs, et vides semblaient s’être entrouverts, laissant glisser sur la joue une larme brillante et dure comme un diamant. Pygmalion sentit son cœur éclater comme le bloc de marbre sous l’effet du coin qui s’enfonce. Il comprit son erreur et, comme fou, trop abasourdi pour penser à pleurer, il décida de mener sans délai son aimée à la rivière afin qu’elle y retrouve sa vie de morte. Il se précipita pour dénouer ses liens, mais les bras que ceux-ci avaient maintenus se fendillèrent aussitôt et se détachèrent en fragments. Pygmalion hurla ; il voulut toucher les cheveux, baiser le front, mais la tête chérie tomba en poussière. Le corps se sépara en plusieurs blocs que le moindre effleurement du malheureux faisait s’effriter. Qu’avait-il fait ?... Laissant là la poussière de son espérance, Pygmalion s’élança comme un forcené vers la rivière. Quand il parvint à sa berge, à bout de souffle, il chercha des yeux la silhouette adorée ; il chercha longtemps, gémissant et pleurant, sachant bien au fond de lui qu’il n’y aurait plus personne à trouver là. Il s’enfonça dans l’eau brillante, d’abord jusqu’au-dessus des genoux, puis de la taille ; il nagea avec le courant bien au-delà du petit écrin de rocs et d’ajoncs où il avait naguère découvert la belle endormie. Il appela longtemps encore, et sa voix, ses cris ne furent bientôt plus qu’un gargouillis de noyé.

Galatée (8 et fin)

par kelig, mardi 11 août 2015, 08:58 (il y a 3395 jours) @ julienb

Superbe, Julien. Bravo pour ton écriture alliée à ton talent de conteur qui m'a tenu en haleine de bout en bout.

Galatée (8 et fin)

par julienb @, mardi 11 août 2015, 09:43 (il y a 3395 jours) @ kelig

Merci, Kelig !

Galatée (7)

par Ecrire, lundi 10 août 2015, 22:47 (il y a 3395 jours) @ julienb

Bonsoir Julien. Excellente suite ! J'ai particulièrement aimé la septième pièce. Tout spécialement le passage qui va de "Il lui parlait encore alors que la nuit était avancée." (...) jusqu'à la fin.

Galatée (7)

par julienb @, mardi 11 août 2015, 09:45 (il y a 3395 jours) @ Ecrire

Merci, Ecrire !