blanchoteries

par Cerval @, samedi 15 août 2015, 23:37 (il y a 3390 jours)

Il y a tout dans ma mémoire, mais je ne m'en contente pas. Je ne me contente de rien, puisque j'y range ce que je trouve devant mes yeux, là ils prennent une autre couleur : le jour les couleurs montent dans les objets ; la nuit elles ne tombent pas, mais passent à pas feutrés de l'autre côté de son miroir. Je mettais tout de l'autre côté de ce miroir : dans ma mémoire les objets avaient des noms pour que je ne les prononce pas, des contours pour que je ne les touche pas, des formes pour que je ne les voie pas, car tous ne voulaient que nommer, toucher et voir par eux-mêmes. Les images peintes sur le verre disent l'orgueil de leur présence. Ce secret était trop brûlant pour ne pas se répercuter sur ma conduite. On me disait : "vous n'aimez rien, n'entreprenez rien, vous n'avez pas de projets". Comment ! J'étais silencieusement multiplié, écrasé par les projets. Les gens ne comprennent les actions que perçues telles, ils ne se doutent pas que dans l'espace qui en sépare les instances elles ont trop de temps pour ne pas se perdre, se fendre, s'accomplir autrement. J'avais par le passé formé ces projets qui se perpétuent par le visible, où la pensée est une longue action dont il faut planifier, puis répéter, les gestes. J'ai cédé par impatience, j'ai voulu aller trop vite, j'ai perdu mon souffle, je suis devenu trop lent, tout s'est usé, tout s'effondrait, moi qui me croyais trop unique et trop important en chaque chose, parce qu'elles m'arrivaient.

J'ai eu une enfance comme beaucoup d'autres : j'avais tout, je pouvais tout, c'est le souvenir qu'on en retient. J'ai été porté à la facilité, l'immédiateté de tout : ce qui advenant sans raison repart sans conséquences, ne console ni n'attriste, ni ne procure de connaissance sinon que des choses ont été, que certaines furent bonnes, que d'autres le furent moins. Cette certitude qui ne ferme sa main sur rien m’est une consolation sans limites. Pourquoi ? Ce plaisir, cette joie qui me consolent sont profanes ; la mémoire n'est pas une fin en soi, l'enfance le seul pays établi pour qu'on le quitte ; certes, mais ce qu'on ne quitte pas pour le corrompre finit par vous corrompre à son tour, il n'y a pas de choix, le choix est l’illusion et la sottise la plus grande.

Parole réconfortante, nécessaire. Mais le secret pressenti est plus profond. Tout ce que j'ai vécu, quelqu'un aurait très bien pu le vivre à ma place : je n'y ai apporté de couleur en rien. Ce n'est pas un manquement ni un reproche. Je n'ai rien fait qui n'ait été fait par obligation ou parce que j'y voulais trouver mon plaisir, qui est l'obligation la plus grande, la plus anonyme ; ce n'est pas une faute. Il faut honorer ce qu'on aime, l'univers ne se soucie pas de vous. Comme ils sont embêtants, les gens qui se soucient de vous, comme ils vous accablent sous leurs conseils, et la nuit console elle qui ne parle pas et ne sait rien désigner d'autre qu'elle-même.

blanchoteries

par julienb @, mardi 18 août 2015, 11:24 (il y a 3388 jours) @ Cerval

C'est excellent. On pense aussi à Proust.

blanchoteries

par Claire, mardi 18 août 2015, 16:04 (il y a 3387 jours) @ julienb

oui, c'est vraiment très riche, beau, allusif à la façon de Blanchot effectivement, et j'ai retrouvé aussi quelque chose de ce passage du discours de Modiano :

"...J’ai toujours cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales, – et cela à force de les observer avec une attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par s’envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue mais qui était cachée en profondeur. C’est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne. Je pense à mon cousin lointain, le peintre Amedeo Modigliani dont les toiles les plus émouvantes sont celles où il a choisi pour modèles des anonymes, des enfants et des filles des rues, des servantes, de petits paysans, de jeunes apprentis. Il les a peints d’un trait aigu qui rappelle la grande tradition toscane, celle de Botticelli et des peintres siennois du Quattrocento. Il leur a donné ainsi – ou plutôt il a dévoilé – toute la grâce et la noblesse qui étaient en eux sous leur humble apparence. Le travail du romancier doit aller dans ce sens-là. Son imagination, loin de déformer la réalité, doit la pénétrer en profondeur et révéler cette réalité à elle-même, avec la force des infrarouges et des ultraviolets pour détecter ce qui se cache derrière les apparences. Et je ne serais pas loin de croire que dans le meilleur des cas le romancier est une sorte de voyant et même de visionnaire. Et aussi un sismographe, prêt à enregistrer les mouvements les plus imperceptibles..."

blanchoteries

par 411, mercredi 19 août 2015, 20:58 (il y a 3386 jours) @ Claire

Oui, j'avoue que c'est beau. Il y a la juste dose d'intelligence, de sensitif, et d'incarnation par le je et de regard sur soi-même. Et, c'est bizarre, mais j'aurais facilement pu détester ce poème, s'il n'y avait pas ce juste mélange justement. Ce qui fait que ça se tient, et qu'on y sent quelque chose.

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par Claire, jeudi 20 août 2015, 11:21 (il y a 3386 jours) @ 411

oui, c'est ça aussi l'art, cette symbiose vivante, entre ce qui a été reçu ou élaboré intellectuellement et la perception immédiate, du dedans et du dehors.
C'est de là que naît pour moi cette impression d'équilibre, de justesse : de cette symbiose.

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par Cerval @, jeudi 20 août 2015, 18:58 (il y a 3385 jours) @ Claire

moi je l'aime pas ce texte, y'a trop d'inutilement plaintif

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par Cerval @, jeudi 20 août 2015, 19:14 (il y a 3385 jours) @ Cerval

aussi ai-je essayé de le réécrire plus sobrement:





Il y a tout dans ma mémoire mais je ne m'en contente pas. Je ne me contente de rien puisque j'y range ce que je trouve devant mes yeux, là ils prennent une autre couleur : le jour les couleurs montent dans les objets ; la nuit elles ne tombent pas mais passent à pas feutrés de l'autre côté de son miroir. J'ai tout mis de l'autre côté de ce miroir : dans la mémoire les objets ont des noms pour que je ne les prononce pas, des contours pour que je ne les touche pas, des formes pour que je ne les voie pas, car tous ne veulent que nommer, toucher et voir par eux-mêmes. Les images peintes sur le verre disent l'orgueil de leur présence. Ce secret était trop brûlant pour ne pas se répercuter sur ma conduite. On me disait : "vous n'aimez rien, n'entreprenez rien, vous n'avez pas de projets". Comment ! J'étais silencieusement multiplié, écrasé par les projets. Les gens ne comprennent les actions que perçues telles, sans se douter que l'espace les sépare leur ménage trop de temps pour qu'elles ne se perdent, se fendent, s'accomplissent autrement. J'avais par le passé formé ces projets visibles où la pensée nécessite de minutieusement planifier, puis répéter, ses gestes. J'ai cédé, par impatience, j'ai voulu aller trop vite, j'ai perdu mon souffle, je suis devenu trop lent, tout s'usait, s'effondrait, moi qui me croyais trop unique et trop important en chaque chose, simplement parce qu'elles m'arrivaient.

J'ai eu une enfance comme beaucoup d'autres, vous savez : j'avais tout, je pouvais tout, c'est le souvenir qu'on en retient. Porté à la facilité, l'immédiateté de tout, ce qui advenant sans raison repart sans conséquences, ne console ni n'attriste, ni ne procure de connaissance sinon que des choses ont été, que certaines furent bonnes, d'autres moins, j'en garde cette certitude qui ne fermant sa main sur rien m’est une consolation sans limites. Cette excuse, cette joie consolatrice sont profanes ; la mémoire n'est pas une fin en soi mais le seul pays établi pour qu'on le quitte ; oui, mais ce qu'on ne quitte pas pour le corrompre finit par vous corrompre à son tour, il n'y a pas de choix, c'est l’illusion et la sottise la plus grande.

Parole réconfortante, nécessaire. MAIS LE SECRET PRESSENTI EST PLUS PROFOND. Tout ce que j'ai vécu aurait pu l'être à ma place : je n'y ai apporté de couleur en rien, ce n'est pas un manquement ni un reproche ; je n'ai rien fait qui n'ait été fait par obligation ou parce que j'y voulais trouver mon plaisir, qui est l'obligation la plus grande, la plus anonyme, ce n'est pas une faute. Il faut honorer ce qu'on aime, on ne sait jamais comment se soucier de vous. Comme ils sont embêtants les gens qui se soucient de vous, comme ils vous accablent sous leurs conseils, et la nuit console elle qui ne dit rien et ne désigne rien d'autre qu'elle.

blanchoteries

par Cerval @, jeudi 20 août 2015, 19:14 (il y a 3385 jours) @ Cerval

CES ADDITIONS QU'ON NOUS DEMANDE AVANT CHAQUE MESSAGE SONT TROP COMPLIQUÉES POUR MOI.

blanchoteries

par Claire, samedi 22 août 2015, 10:40 (il y a 3384 jours) @ Cerval

tu es un littéraire pur !
si tu t'inscris et te connectes, je crois que les additions disparaissent.