horizon (1)

par julienb @, mardi 08 septembre 2015, 09:50 (il y a 3366 jours)

Je ne saurais dire depuis combien de temps je suis en charge de la surveillance extérieure. Il me semble que ma vie durant j’ai sillonné les chemins de ronde de la cité, scrutant le large, n’imaginant aucun terme à cette tâche éternellement recommencée. Il faut dire qu’elle me comble. C’est ma vie, ma raison d’être.
Je suis posté sur le rempart nord, réputé le plus difficile à cause de la perspective marine qui s’étend à l’infini. Tout y brouille la vue : poudrin en rafales et ciel sempiternellement couvert, humidité de l’atmosphère qui réverbère la lumière et dédouble les images, jette des mirages dans l’esprit de l’observateur novice. Sauf que moi, je n’en suis plus là : je possède un regard d’aigle. D’ailleurs, on m’a nommé sergent. Dès que la nouvelle de cette affectation se répandra, on me regardera différemment dans les rues de la cité, on se retournera en chuchotant sur mon passage ; certains peut-être me salueront avec déférence. Dans quelque estaminet du port, au prochain quartier libre, j’annoncerai ma promotion à mes camarades envieux. Je le ferai sur un ton faussement détaché qui renforcera mon effet. Je vois déjà leur tête ! Sûr que les jeunes filles des beaux quartiers m’accorderont un peu plus d’attention désormais… Zut ! Cette stupide rêverie me fait négliger ma tâche. Un instant, ma vigilance s’est relâchée, ma concentration s’est interrompue. Il n’en avait pas fallu davantage, jadis, pour annoncer trop tard l’apparition de l’armada ennemie, innombrables insectes surgis soudain de derrière la courbure de l’océan, taches infimes grossissant jusqu’à devenir une myriade de navires de guerre, canons pointés sur les remparts… Comme à tout enfant de la cité, on m’a enseigné à l’école cette mise en garde de l’Histoire… que seul un inconséquent peut oublier ! J’ai bien conscience d’avoir failli et j’en ressens une grande honte. Si un supérieur m’avait surpris, j’aurais écopé d’un blâme ou d’une mise à pied.
Je dois à nouveau me concentrer sur le fil de l’horizon, m’imprégner du moindre détail du décor : une large courbe que mon regard explore lentement de gauche à droite, puis de droite à gauche. Là où n’importe qui ne percevrait qu’une ligne inconstante entre gris du ciel et gris de la mer, moi je peux discerner les infimes variations de teintes causées par les lames de fond, le gonflement de la houle ou les rafales de vent du large chargé de milliards de gouttelettes.
Je jure en mon for intérieur de ne jamais plus me laisser aller en service.

horizon (2)

par julienb @, mardi 08 septembre 2015, 09:51 (il y a 3366 jours) @ julienb

Certes, la cité n’a plus connu d’attaque depuis presque deux siècles. Cette veille de chaque instant, réputée parmi les nations barbares, a suffi à dissuader bien des velléités d’agression. Mais il faut se méfier de l’eau qui dort, chacun sait cela. L’ennemi est tapi tout autour, juste au-delà, hors d’atteinte derrière la ligne de l’horizon qui le dérobe à la vue bien mieux qu’une muraille. L’envahisseur cerne toujours notre baie, nul n’en doute ; il a simplement élargi le cercle, relâché la pression, temporairement desserré son étreinte. Il attend, il guette, à l’instar de ce que nous faisons ici. Et sa multitude hostile rend nécessaire, rend infaillible notre incessante vigilance.

horizon (3)

par julienb @, mardi 08 septembre 2015, 09:51 (il y a 3366 jours) @ julienb

Une chance qu’aujourd’hui il n’y ait pas de vent. Hier soufflaient de violentes rafales chargées d’embruns glacés, piquant et rougissant les prunelles, faisant pleurer et battre des paupières. Les yeux fatiguent vite dans ces conditions, la vue se trouble par moments ; sans compter le sérieux risque de prendre froid et d’attraper une mauvaise fièvre. Tomber malade si peu de temps après ma merveilleuse promotion, voilà qui serait fort mal perçu par ma hiérarchie ! Je sais bien que sur le rempart sud, c’est à peine mieux : le soleil qui brûle la peau, qui tape sur le crâne et qui éblouit. Beaucoup d’anciens y sont même devenus aveugles – le déshonneur absolu ! Bien sûr, ceux-là n’étaient pas des plus remarquables, puisqu’un guetteur que ses qualités ont distingué ne reste pas toute sa vie à cuire là-bas. Le guet y est en effet plus rudimentaire : une ligne d’horizon nette et droite comme un trait au crayon ; la terre brune au-dessous, le ciel bleu au-dessus. C’est simple, clair, sans équivoque ni nuance. La seule véritable difficulté survient au moment du zénith, quand le soleil brûle davantage encore, quand la chaleur s’élève en volutes fumantes du sol et transforme l’horizon en substance molle – les couleurs du dessous et du dessus se gonflant et déformant sa ligne.

horizon (4)

par julienb @, mardi 08 septembre 2015, 09:52 (il y a 3366 jours) @ julienb

Des pas sur le chemin de ronde. Ne pas se retourner : ça n’est pas dans mes attributions et ce serait une faute grave. Rien ne doit troubler ma surveillance.

« Sergent ! Tu es relevé de ton guet ; on va te remplacer. »

C’est le commandant.

« Le colonel veut te parler. Suis-moi jusqu’à la citadelle. »

Le colonel ? S’entretenir avec moi personnellement ? Je n’en crois pas mes oreilles. Evidemment, inutile de demander la raison de cette surprenante convocation ou de tenter le plus infime commentaire. A moins que… Mon manquement de tout à l’heure… Peut-être n’est-il pas passé inaperçu ? Aurait-il déjà été rapporté au colonel ?... Une sanction terrible m’attend en ce cas, une sanction d’ailleurs méritée – car je n’ai rien à opposer pour ma défense. Si c’est cela, alors advienne que pourra !
Je suis docilement le hiératique officier à travers le dédale de couloirs, d’escaliers et de passerelles qui, depuis le chemin de ronde, mène à la citadelle. Adossée au ciel gris, la monstrueuse nef domine le port, et ses tours sont des mâts gigantesques couronnés de volatiles criards – non pas mouettes ou goélands, mais corbeaux sinistres. Cœur du système de surveillance extérieure, la forteresse semble absorber dans son ombre la lumière du jour.

horizon (5)

par julienb @, mardi 08 septembre 2015, 09:52 (il y a 3366 jours) @ julienb

On m’introduit dans le bureau du dignitaire. Des tapisseries anciennes en décorent les murs : combats navals mettant en scène envahisseurs cruels et défenseurs héroïques. Un peu de lumière traverse une petite fenêtre. Le colonel est assis, le nez dans ses papiers. Il ôte ses bésicles et plonge ses yeux gris comme la lame d’un couteau dans les miens. Je suis dans un état second. C’est un autre qui comparaît à ma place.

« Sergent, êtes-vous satisfait de votre nouvelle affectation ?
- Assurément, colonel ! C’est un grand honneur.
- Parfait, parfait. Vous connaissez l’histoire de Glündal ? »

Bien sûr que je la connais. Glündal, héros tragique de la cité, guetteur légendaire à la vue perçante, premier d’entre ceux de son temps à repérer sur le fil de l’horizon les navires ennemis. Le roi d’alors l’avait grandement honoré en lui offrant la main de la princesse.

« Ayez toujours son exemple à l’esprit, sergent. Dites voir, il paraît que vous trouvez l’horizon du nord « boursouflé » ?
- En effet, colonel… Veuillez s’il vous plaît ne pas trop me tenir rigueur de l’emploi de ce qualificatif quelque peu trivial… Il s’agit des embruns... de la réverbération de la lumière du jour à cause des embruns…
- Sous-entendriez-vous que vous n’êtes pas à la hauteur ?
- Pas du tout, colonel… Si vous me permettez ce sursaut d’orgueil. Il me paraît préférable de bien connaître cet horizon et ses particularités… En fait, ma vigilance n’en est que redoublée.
- Fort bien. C’est ce que je souhaitais entendre. Vous avez été remarqué, sergent, et votre nom est remonté jusqu’aux augustes oreilles de Sa Majesté. Nous attendons beaucoup de vous. Aussi, je ne vous cacherai pas que… Enfin, voilà : d’après nos informations secrètes, une attaque est imminente. C’est une question de jours. Cela peut paraître incroyable, après tout ce temps ; mais d’un autre côté, nous nous y préparions… Vous vous y prépariez. Bref, nous nous apprêtons à y faire face comme nos illustres aînés l’ont fait maintes fois par le passé. Nous attendons l’ennemi au sud, et c’est pourquoi nous y mettrons la plupart de nos guetteurs. Le port et la baie doivent cependant bien entendu rester sous surveillance. C’est là que nous comptons sur vous plus que jamais. Dès demain, vous serez seul sur le rempart nord. Vous pouvez disposer. »

horizon (6)

par julienb @, mardi 08 septembre 2015, 09:53 (il y a 3366 jours) @ julienb

*

Comme chaque jour, du lever filiforme du soleil à son coucher incandescent, je scrute l’horizon des possibles. Mon œil de lynx est gage de sécurité pour la cité. De son acuité, de ma vigilance peuvent dépendre la vie de mes concitoyens. J’ai toujours pris ma fonction très au sérieux, très à cœur. Je perdrais la face si je devais faillir. Mon entretien avec le colonel m’a enthousiasmé. Loin d’être blâmé ou sanctionné pour mon manquement d’hier, j’ai été encouragé à persévérer dans la voie de la rigueur et de l’excellence. « Nous attendons beaucoup de vous ». Cette phrase résonne encore à mes oreilles, car ce « nous » comprend le roi… Et puis cette référence à l’exemple historique de Glündal, n’était-elle pas destinée à me faire discrètement entrevoir la possibilité de convoler en justes noces avec Son Altesse l’infante ?... J’ose à peine y croire.

horizon (7)

par julienb @, mardi 08 septembre 2015, 09:54 (il y a 3366 jours) @ julienb

Le vent glacial souffle à nouveau aujourd’hui. Il charrie d’étranges senteurs par moments, vaguement soufrées. Je n’y prête guère attention : la décomposition d’algues échouées sans doute. C’est sans importance pour moi, dont le domaine est uniquement visuel : les lignes, les mouvements, les couleurs. J’observe. La perspective est particulièrement brumeuse ce matin. L’air est chargé d’eau et cela brouille tout. L’arc de l’horizon se tord, se noie dans des soulèvements et des effondrements de houle, dans l’écume des nuages gris et bas, dans l’eau trouble du ciel. Les contours des rares objets – rochers et nuages – sont moins nets qu’à l’accoutumée. Je me frotte les yeux. Le vent les brûle, fait couler quelques larmes. On croirait que la nuit va tomber en avance tant la lumière est chétive, la perspective terne. Je détaille le moindre mouvement, la moindre nuance de teinte à l’intérieur de mon champ de vision, jusqu’à en avoir parfaitement identifié la nature et vérifié l’innocuité. Pourtant, j’ai la désagréable impression de ne pas tout reconnaître dans cette pénombre et ce brouillard... Je pense à Son Altesse, que je n’ai guère eu la chance d’approcher jusqu’à présent. A peine ai-je aperçue l’infante à deux ou trois reprises à l’occasion de fêtes votives ou de réjouissances décrétées par Sa Majesté. Une jeune fille très séduisante, assurément. Comment aurais-je jamais pu imaginer... Malédiction ! Une nouvelle fois, je me laisse emporter par le courant insidieux de ma rêverie. Honte à moi. Si je n’y prends garde, tous ces merveilleux songes s’évanouiront pour toujours. Seul mon impérieux devoir doit m’occuper pour l’heure. On m’a tout de même confié l’entière responsabilité du guet sur le rempart nord. L’ombre s’y est d’ailleurs encore épaissie. Une sourde rumeur, à peine perceptible, vibre soudain dans l’air. Je me penche au-dessus du parapet, plisse les yeux et scrute, scrute encore, en vain : l’horizon est indiscernable, semble s’être épaissi à son tour, car tout entier il n’est plus que boursouflures, torsions, formes et lueurs inconstantes. Pourtant… j’entends bien quelque chose… ce clapotis lointain… des lueurs… Quelque chose approche… Je ne peux y croire mais… quelque chose… des voiles !... Impossible… Innombrables… Une armada… Je ne vois plus rien, je n’y comprends plus rien ! Tout s’est assombri. Il n’y a plus qu’une pénombre vague, teintée de lueurs étranges qui scintillent faiblement. Donner l’alerte ! Trouver la cloche sacrée ! Derrière moi… Je cherche à tâtons… mais je ne trouve pas le renfoncement qui l’abrite, n’aperçois pas sa corde… Mes mains sont deux taches floues que je rapproche en vain de mes yeux. Appeler, hurler !… Suis-je donc seul de ce côté-ci de la cité ?... Le colonel… Un traître à la solde de l’envahisseur ?... Glündal... Celui dont les annales rapportent aussi la déchéance, la maladie des yeux qui faillit causer la perte de la cité… Le colonel savait donc pour ma vue, cette vue que je perds... Ma vie.

horizon (8 et fin)

par julienb @, mardi 08 septembre 2015, 09:55 (il y a 3366 jours) @ julienb

Le fil tendu de mon existence se rompt. L’horizon se referme sur moi, m’enveloppe dans une nuit sans perspective ni profondeur. A mes oreilles résonnent le grondement des canons, le fracas des remparts pilonnés, les hurlements des hommes qui se mêlent à ceux des déferlantes – qui déjà se jettent sur la cité.

horizon (1)

par Ecrire, mardi 08 septembre 2015, 10:34 (il y a 3366 jours) @ julienb

As tu lu le "Désert des tartares", de Dino Buzzati ?


"Heureux d'échapper à la monotonie de son académie militaire, le lieutenant Drogo apprend avec joie son affectation au fort Bastiani, une citadelle sombre et silencieuse, gardienne inutile d'une frontière morte. Au-delà de ses murailles, s'étend un désert de pierres et de terres desséchées, le désert des Tartares. À quoi sert donc cette garnison immobile aux aguets d'un ennemi qui ne se montre jamais ? Les Tartares attaqueront-ils un jour ? Drogo s'installe alors dans une attente indéfinie, triste et oppressante. Mais rien ne se passe, l'espérance faiblit, l'horizon reste vide. Au fils des jours, qui tous se ressemblent, Drogo entrevoit peu à peu la terrible vérité de fort Bastiani."

horizon (1)

par julienb @, mardi 08 septembre 2015, 10:47 (il y a 3366 jours) @ Ecrire

oui... après !