K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, dimanche 27 septembre 2015, 00:39 (il y a 3348 jours)

K. oscille entre la fenêtre et le vent, établi comme il est parmi les étoiles. Être trop tôt porté par le vent serait, selon ses dires, contraire aux règles qui ont cours dans sa chambre fleuve. Un battement d’aile suspect dans les combes lui fait ruminer des souvenirs de mort. Des portes fermées ont ouvert sa demeure intérieure. Il est ce à quoi il a renoncé. Quelques passants dans la rue noire malaxent, figés, une inatteignable pensée. À moins qu’il ne s’agisse simplement d’une vague torpeur. Le voilà qui repousse ce à quoi il a droit. Le voilà dans le déclin d’un nouveau départ encore. Il s’arrête et se lève avec le soleil couchant. Une tache rouge semblable à son désir sexuel se déplace en direction des ouvrages, s’arrête sur une étagère, choisit un livre, le déloge et l’ouvre avant de le laisser tel quel sur sa table de travail et de rejoindre la fenêtre. La fenêtre encore. Une autre cigarette viendra le consoler. La sœur roule sur le plancher de la chambre voisine, appelle à l’aide, réclame le dîner. Dans le couloir une main hystérique agite un grelot, sollicite en urgence un domestique qui n’existe pas. Dehors, les étoiles se sont déplacées circulairement de quelques degrés. De même pour K.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par kelig, dimanche 27 septembre 2015, 12:19 (il y a 3347 jours) @ zeio

Bien, étrange, plutôt qu'absurde.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par julienb, dimanche 27 septembre 2015, 12:45 (il y a 3347 jours) @ zeio

Très beau. Tes poèmes ressemblent souvent à une bibliothèque mansardée.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par Claire, dimanche 27 septembre 2015, 13:30 (il y a 3347 jours) @ zeio

oui, il est génial celui-ci. Des trucs que je n'ai lus nulle part et qui sont d'une telle justesse comme cette histoire de désir sexuel qui se déplace vers des "ouvrages" (le choix de ce mot...). Et puis cette ambigüité constante, féconde et angoissante à la fois, qui renvoie à des sensations corporelles. Tu as une écriture d'une belle originalité, tu l'as libérée de ce qui pouvait parfois sembler confus en lui gardant toutes ses épaisseurs, c'est un grand plaisir de te lire.
On voit qui est K et on rêve ce que tu lui prêtes de toi.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, dimanche 27 septembre 2015, 21:11 (il y a 3347 jours) @ zeio

K., mutique, se mute en choucas, se poste sur sa table de travail. La fenêtre est la table de travail du choucas. Le lieu de passage est son terrier. K. creuse un éloignement, porté par la persévérance d’une obstination sans objet. Le choucas rêve de disparaître dans un espace entre deux mondes. Obnubilation de la brume, rotation autour d’un axe central ignoré, imminence d’une fuite provoquée par un bruit que nul n’entend. Il roule en pelotes ses fiançailles et ses papiers. Les cheveux d’Alice y sont restés. L’odeur de la peau d’Alice est demeurée dans ses mains, malgré le temps, malgré l'écriture, surtout. Il y retourne souvent. Il est temps de lui écrire, de loin pour être lui. Soit seul dans un espace éloigné des bruits et des nuées d'oiseaux, il se remémore, la foule et le couple, s’en éloigne, y retourne avec de nouveaux habits, prononce son nom seul dans le noir. Loin d'elle le choucas à la fenêtre en exergue lui écrit une lettre, comme une évocation. Il veut conjurer l'absence dans un éloignement. Disparaître entre les pierres avant de s'asseoir sur un banc, à ses côtés, dans un jardin, face à l'océan, la tête sur son sein presque nu, lui-même enfin, sur le point d'être heureux, jamais. Le choucas tient à ses impuretés. Hors littérature, la joie est altérable. Il faut tout brûler.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, mardi 29 septembre 2015, 22:52 (il y a 3345 jours) @ zeio

Une erreur a pénétré dans la chambre, sans doute un étourdi a t-il mal repositionné l’espagnolette. L’air, normal, à la fois chaud et frais, la sécheresse cutanée sur la nuque et les doigts, l’échappement de liquide amniotique, rien de tout cela ne laissait présager une telle intrusion. Au réveil les articulations faisaient mal. Le père ne le reconnaissait plus. « Qui donc » est devenu son nom. « J’ai tout fait pour », se disait K. « J’ai toujours tout fait pour ». « *Qui donc* est-il réveillé ? Toujours en train de traîner celui-là ! Il n’y a rien à en tirer » répétait le père dans le crâne de K.. Assis le bord du lit, K. prenait des mesures, activait son système de défense pour se préparer au mieux à affronter l’erreur et la repousser au loin, dans ses viscères et dans son cœur. Elle était à l’intérieur, quelque part. « Il faut la laisser sans risque m’anéantir ». Il se disait qu’il la retournerai un jour contre le père. C’était sa mission, dorénavant. C’était ce que le père réclamait de lui. « *Qui donc* est-il au travail ? »

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, jeudi 01 octobre 2015, 01:50 (il y a 3344 jours) @ zeio

La nuit. Le choucas, attaché à la table de travail, à l’affût, comme un chien enchaîné dont les yeux de guetteur fixent au loin, par-delà les murailles, les intrus qui menacent à chaque instant de pénétrer sur son territoire. Soumis, dévoué, le choucas rêve de dominants, de maîtres indifférents qui l’emprisonnent. Quelques mouvements parasites, sur le bord du regard, mettent en péril la quiétude qu’il exècre. Entre lui et les étoiles, la cloison mitoyenne, qui l’empêche de vivre, à laquelle il ne renoncera jamais. Il n’en admire pas moins l’arborescence végétale qui tente, dans la cour intérieure, de s’élever maladroitement jusqu’au ciel. Ses doigts ambigus se confondent avec les branches entortillées, ils montent, écrivent. Ses mains faibles ont laissé tomber sa mémoire. Il en a gardé tous les nœuds. Pris dans le mouvement giratoire de la foule il a rêvé d’extractions, de perditions. Incohérent comme un étranger. Il veut terminer l’œuvre architecturale d’un ancêtre qu’il ignore. Il rend un hommage harmonieux aux choses discordantes. L’absurdité est la demeure. La sœur dodeline du corps, sommeille, dissoute dans la fumée de la cigarette. Trois petits coups sur le mur, la sœur ne répond plus. Le rideau ondule lentement. Un chat sur les tuiles, avance, se retourne, passe par un interstice, disparaît.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, samedi 03 octobre 2015, 01:35 (il y a 3342 jours) @ zeio

K., gorgé ce matin de pensées négatives, joue au dé dans les sphères, choisi le six, c’est un neuf. Il boit la lie, se corrompt, mute stoïquement en un animal glabre, noir, vif, nu. Le soleil est levé, couché, qu’importe. Il fait tristement sombre à l'heure même où chacun va au travail. La sœur, dans la chambre contigüe, traîne au bout d’un fil une berceuse perdue, s’agenouille, demande à travers la cloison s’il fait beau temps. Elle voudrait savoir si son frère est toujours là. Il n’est plus là depuis bien longtemps. Qui sait s’il n’a jamais été là même un instant. Une voix répond « Il fait beau oui ». Comment pourrait-il en être autrement ? Elle se dit qu’il est bien triste que le frère s’atténue à ce point dans la poussière. Un rayon du soleil ascendant atteindra bientôt la gorge de K. Il lève ses mains, observe ses paumes, en vain. La sœur entrera bientôt dans la chambre pour vérifier si tout va bien.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, lundi 05 octobre 2015, 01:44 (il y a 3340 jours) @ zeio

Il souffle la bougie, tombée pendant le sommeil au pied du monticule de papiers qui a pris forme sous la table de travail. Il jette un dernier coup d’œil dans la chambre pour vérifier que tout est ordre, puis avance en direction du seuil de la maison, enjambant la vaisselle laissée dans le couloir, quelques boîtes vides, les corps endormis de ses sœurs. K. s’excuse d’avoir, par inadvertance, écrasé la main d’un étranger dont il venait par la même occasion de remarquer la présence. Nulle réponse de l’étranger. Il dort d’un sommeil de plomb. Le silence enfin retrouvé l’exaspère profondément, mais il doit désormais aller au travail. C’est la loi. Sur le point de refermer la porte il croit déceler, à l’intérieur de la demeure, le chuintement caractéristique d’une plainte. Il se fige ; reste ainsi quelques instants, la main sur la poignée de la porte entrebâillée. Il doit subsister, quelque part à l’intérieur, une atteinte, un animal mort, un châtiment en suspens pour une faute inconnue. Dans l’esprit de K. monte déjà un rêve d’expiations. Il renonce. Puis il tourne la clef dans la serrure avant d’entamer le chemin habituel qui le mènera à la station de tramway.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par catr, lundi 05 octobre 2015, 18:17 (il y a 3339 jours) @ zeio


psst l'aubergiste me tire la manche, il insiste,
il dit qu'il te fait trois perdraux avec une sauce au thé et aux figues,
il a même sorti le porto, c'est pour dire...

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, mercredi 07 octobre 2015, 01:51 (il y a 3338 jours) @ zeio

Cela fait peut-être des heures que le sonneur à la porte s’adonne à la fonction pour laquelle il a été pensé, mais K. n’y prête pas la moindre attention. Le sonneur ne cessera pas de sitôt. Le rendez-vous est d’importance. Peut-être n’a t-il, au fond, rien d’autre à faire. D’ailleurs, peut-être qu’aucun rendez-vous n’a été prévu, ce qui expliquerait pourquoi aujourd’hui le sonneur s’attarde si longtemps sur le pallier de K. Qui sait si, une fois la porte d’entrée ouverte, le sonneur ne va pas sauter sur l’occasion pour disparaître sur-le-champ, empruntant à-rebours le chemin qui l’avait mené jusqu’à la maison de K. La sœur, inquiétée par une soudaine impression de distorsion de la réalité, va-et-vient à la recherche du chapeau du père, arrose une fleur. Quand bien même il sait pertinemment qu’un geste simple de sa part, lequel réclamerait de K. une quantité d’efforts à fournir tout à fait négligeable, suffirait à faire cesser le tumulte, K. ne se déplacera pas aujourd’hui. Ça n’est pas par crainte d’une éventuelle disparition du sonneur qu'il reste ainsi immobile. Penché sur sa table de travail, K. livre combat contre la méduse. À chaque fois qu’il touche juste, il se pose, écoute avec satisfaction le tintement familier du carillon résonner dans son for intérieur.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, samedi 10 octobre 2015, 03:25 (il y a 3335 jours) @ zeio

Un imperceptible murmure résonne à travers la demeure labyrinthe, semblable, dans les distances, à une prière dédiée à un dieu altéré. Suivi d’une tache noire qui déploie sur le papier ses ramifications lentes. À l’écart, K. explique consciencieusement la brume qu’il vient d’entrapercevoir. Il laisse échapper un toussement. Sa sœur répond, depuis la chambre contigüe, par un rire fou qui ne lui est en rien destiné. Il écrase ce rire dans sa main, comme s’il voulait par là lui rendre ses couleurs vives. Il étale la poudre reliquat sur la page, empreinte résiduelle, lui seul étant capable de rendre forme à ce désordre ; de racheter la confusion, l’extraire de la prison sans porte où le monde l’a reléguée. Il a placé le monde sur sa table de travail pour le faire parler. Il a tendu l’oreille, pour de bon. Nul n’entend ce qu’il transcrit. K. débute le livre par la fin, par le milieu, peu importe, chacun de ses chapitres expose un perpétuel recommencement. Chacune de ses expirations rauques porte en elle l’embryon d’un renoncement. Cheminement sans remède, prière sans dieu. Plaisir paradoxal de la perdition. Consécration, au point culminant de la déchéance. Il est temps de fuir l’incendie. Non sans avoir auparavant pris goût aux flammes. Respirer, respirer. Par les interstices, entre les pierres. La splendeur de la vie se tient à ses côtés, quelque part dans l’ombre. Perçue, fuyante, désordonnée. Mais ici-même, aux côtés de K.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par kelig, samedi 10 octobre 2015, 08:46 (il y a 3334 jours) @ zeio

(continue zeio)

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par Claire, samedi 10 octobre 2015, 16:23 (il y a 3334 jours) @ zeio

oui, c'est assez remarquable : une sorte de rêve mais même pas un rêve, plutôt ces moments où le rêve se déorganise et se transforme pour se muer en un autre ou pour atteindre l'éveil. En même temps un thérapeute familial pourrait y voir l'expression d'un inconscient groupal, le grenier d'une vieille famille encombrée de toiles d'araignées paralysantes et de visiteurs du passé.

Ce qui est remarquable c'est que malgré le côté cyclique et illogique du texte, l'intérêt ne faiblit pas.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, samedi 10 octobre 2015, 22:57 (il y a 3334 jours) @ Claire

Merci beaucoup !

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, lundi 12 octobre 2015, 01:02 (il y a 3333 jours) @ zeio

Tout est clair désormais. K. porte sa main à la bouche. Un livre, peut-être, porté depuis trente ans, réclame de venir au jour. Un nouveau joug se lève enfin. Le verdict peut être énoncé, sans condamnation ni relaxe. Il va brûlant des cierges et des cigarettes. Comme si la fumée avait son mot à dire. Mais elle parle, justement, apporte des fleurs cendrées qu’elle dépose dans les rideaux. Il faudra veiller à ne pas rompre la distance. Quelque chose doit incessamment se mouvoir dans la pièce où gisent les corps et les remous. Distraire la providence. Invocation d’une langue de fumée. Le visage d’Alice et son reflet mobile sur la cloison. K. aspire aux fluctuations enthousiastes qui vont et viennent dans la demeure sans accès. K. est pourtant parvenu à y entrer. Pour y faire son deuil et renaître. Il creuse avec abnégation un tunnel, pour atteindre une poche de nervures. S’absente des êtres pour se dissoudre en eux. Retourne la hache contre sa poitrine, pour qu’un autre naisse en lui.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par julienb, mardi 13 octobre 2015, 17:19 (il y a 3331 jours) @ zeio

c'est assez génial, cette suite !

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, vendredi 16 octobre 2015, 00:30 (il y a 3329 jours) @ zeio

On entend des plaintes émerger d’un endroit reculé du château, mais K. ne sait pas s’il est lui-même l’objet de ces plaintes nouvelles. Une hésitation demeure, s’agite et incendie le long de ses nerfs perforés. Il doit subsister, quelque part, un travail mis de côté, un rappel à l’ordre negligé, une lettre d’importance laissée cachetée dans le noir. Un angle du mur où se rabattre et s’anéantir. La domestique, sur le perchoir, en plein rêve, annonce en piaillant que le repas sera bientôt prêt, récapitule à-rebours sa journée, retourne au silence. On voit son aile trembler involontairement. Posté, K. n’a rien manqué du spectacle de la domestique mordillant les croisillons de la cage initiale. Il la contemple comme la toute première fois. Il voudrait la prendre sur ses mains, pour se faire pardonner d’un désordre inconnu. Il ne sait plus lui-même si c’est le rêve de la domestique qui infuse dans son propre corps éveillé. K. va et vient d’une ombre à l’autre, cherche un recours auprès de la fenêtre, renonce, revient. C’est à la suite d’une succession de spasmes que la trape finit par s’ouvrir. Il n'a pas d'autre intention que celle d’émettre une forme de réponse à une interrogation ancienne et mystérieuse. Au réveil, la domestique ne dira rien de ce qu’il s’est passé cette nuit.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, mercredi 21 octobre 2015, 00:23 (il y a 3324 jours) @ zeio

Une odeur de pomme. Il y a un corps dans la chambre, se dit-il. Un corps exécute des reptations sur le plancher et m’exaspère. Le choucas tire le cordon de la lampe. Nulle lumière. Il veut passer la main sous le lit. Il réalise qu’il est à même le sol. Les ongles maladroits lui griffent légèrement le front, les doigts se déplacent, tâtent son visage, comme s’ils voulaient vérifier qu’il s’agit bien d’un visage. Arrivés à une protubérance qui n’aurait pas du être là, les doigts se retirent brusquement. Stupéfié, il ramène ses mains sous les draps. Il n’osera plus se retourner, par crainte d’asphyxie, si ce n’est d’anéantissement pur et simple. Il y a bien un corps sous le lit, se dit il. Il n’y a pas d’erreur possible. Ça ne peut pas être autre chose qu’une erreur. Il s’agrippe aux pieds de métal. Regarde la fenêtre, espérant y déceler les premiers rayons. Attendre le jour. Il n’y a rien d’autre à faire.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, jeudi 22 octobre 2015, 01:05 (il y a 3323 jours) @ zeio

Depuis le siège avec vue sur le ciel et sur la rue, K. flâne autour des lignes, observe méthodiquement les passants, attendant que l’un d’entre eux précipite sa mémoire involontaire. Pourtant, aujourd’hui, aucun de ces passants ne semble agir, pas plus que l’aspirine ou l’amphétamine. Un cactus semble sommeiller quelque part dans un désert, sur une cheminée, au revers de son crâne, avant de s’épanouir, de faire apparaître des fleurs rouges inattendues. Fleurs laissées intactes par le temps et les meutes. Pris au piège, K. serre lui-même le nœud du collet pour aller rendre visite à l’évanouissement. Il s’évertue, découpant des échancrures, à délier le mystère en l’opacifiant. Entailles naturelles dans la trame des êtres et des étoiles. Chacun sait de quoi il retourne. Chacun a oublié. Hypocritement, momentanément se souvient. Avant de recouvrir de sable, d’un geste rapide de la main, l’entrée du terrier. Quelqu’un y a vécu. Y vit toujours. Ce quelqu’un n’est pas un autre. C’est soi presque nu entre les tombes. Destiné à tomber dès la porte. À se relever. Quelqu’un de bien vivant. Qui n’a pas cédé.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, vendredi 23 octobre 2015, 03:03 (il y a 3322 jours) @ zeio

Le choucas possède un double qu’il conserve minutieusement sous un verre retourné. Il lui fait miroiter, parfois, le sentiment d’une lueur. C’est avec méticulosité qu’il nettoie chaque jour la paroi de verre, pour ôter toute trace de doigts et de rouge à lèvres. La frontière se doit d’être invisible, pour jouer son rôle à plein. Il lui est arrivé plus d’une fois, dans un de ses rêves d’incendies, pendant une ivresse nébuleuse dénuée d’alcool mais chargée de mots, de soulever le verre. Non pas dans un désir d’exposition brutale à l’air libre, mais de contrôle. Le choucas examine ainsi le double délivré qui ne bronche pas ni se soulève. La sortie se situe quelque part dans les viscères. Le versant à gravir n’est plus en territoire étranger. Il n’est pas besoin de se mouvoir quand on porte en soi un monde large et mobile. Il n’est pas besoin même de jambes, ni d’ailes. Une nouvelle peau patiente dans le vestibule. Quatre murs suffisent à s’échapper. À éclore. Repus d’immobilité, le choucas rêve sa dernière mue. Il rêve de prise au piège sans proie. De procès sans objet, de cadavre sans identité. Les clefs innombrables qu’il dépose dans les livres ne déverrouilleront jamais la moindre serrure. Les clefs resteront dans les mains du prospecteur. Vestiges d’anciennes métamorphoses. Exuvies.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, lundi 26 octobre 2015, 02:54 (il y a 3319 jours) @ zeio

En un instant, K. s’est accommodé à l’obscurité. Il est midi peut-être. Dans la cuisine on entend les couverts heurter les assiettes. La force intrusive de ce tumulte est telle qu’il se sent concerné par la succession de mastications et de déglutitions, dont les échos parviennent jusqu’à lui pour l’engloutir. Est-ce ma vie que l’on rumine ainsi ? Pour mettre à l’épreuve sa lucidité, K. garde un moment les yeux fermés. Ce sont peut-être des inconnus qui habitent la demeure. Au moins aussi méconnus que celui qui habite son corps. Il veut se remémorer le nom de son père, de ses sœurs. Peut-être se trompe t-il. Comment s’appelle mon père, déjà ? Le père. Ça ira très bien comme ça. Personne n’a pris la peine de réclamer la présence de K.. Depuis longtemps les habitants ont compris que les incitations répétées réduisent les chances de le voir apparaître dans le couloir, dans la cuisine, à table. Le mieux, c’est de le laisser faire comme il veut, se disent-ils. Il viendra quand ça le prendra. La faim, de moins en moins, le pousse en-dehors de la chambre. Sans doute écrit-il. Sans doute faisons-nous trop de bruits, répètent-ils intérieurement. Ils ont pris la décision étrange, sans demander l’avis de K., de ne plus parler pendant les repas. Sans savoir qu’en agissant de la sorte ils dégradent l’empreinte humaine de leur présence, et la vitalité physique de K. S’il réclame le silence, c’est qu’il le craint plus que tout. Le tumulte est la matière exploratoire. Il dissémine les indices de l’absurdité de l’existence. Pourtant, aujourd’hui, K. n’écrit pas. Il édifie une voie d’échappement. À distance suffisante, les mots reviendront, je le sais. Positionné face à cette absurdité. À commencer par la primordiale, celle d’un écrivain qui n’est pas en mesure d’écrire. La toux le reprend. Pas de sang aujourd’hui. S’il vous plaît. Au moins ça. K. ouvre finalement les yeux. Il regarde derrière lui, en direction de la porte, contre toute attente, ouverte. La sœur se tient là sur le seuil de la chambre, debout. K. ne regrette nullement d’avoir été observé pendant ses pérégrinations. Il s’agit là du premier témoin. L’audience a donc bel et bien débutée.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par julien, lundi 26 octobre 2015, 22:16 (il y a 3318 jours) @ zeio

grosso modo génial

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, lundi 26 octobre 2015, 23:22 (il y a 3318 jours) @ julien

merci julien ça me touche beaucoup.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, jeudi 29 octobre 2015, 13:47 (il y a 3315 jours) @ zeio

Le déclin, versatile, va et vient d’une pièce à l’autre de la demeure. Il est chez lui. Ce soir il s’est posé sur la paume de K., qui n’a pas hésité avant de le réduire en poudre dans son poing, pour le faire sien, avant de le laisser s’écouler lentement au-dehors, dans le buisson que la fenêtre surplombe. Il reviendra demain, délaissé, affamé mais plein de fougue. K. l’attendra comme il le fait chaque nuit. Il se demande s’il ne va pas bientôt réclamer un nom, un statut, un numéro de sécurité sociale. Une mission mystérieuse. Un couvert à la table familiale. Il se dit que le déclin a déjà bien assez de toutes ces choses. Il ne cédera pas à ses extravagances. Il sait bien qu’il cédera. Par inadvertance, par lassitude, qu’importe. K. a toujours cédé devant la promesse d’un engloutissement, fût-il passager. Un marcheur, sur le trottoir, reprend des forces un instant contre le mât d’un lampadaire, avant d’affronter l’obscurité prochaine. K. ne sait pas s’il s’agit du même ou d’un autre. De son ombre propre et de sa lumière. Il ne sait pas non plus si l’objectif du marcheur est de rentrer chez lui, ni même s’il en connait la direction. Peut-être est-il victime d’un oubli momentané, sinon définitif. K. serait en mesure, dès lors, de lui porter secours, de l’interpeller depuis la fenêtre, lui indiquer la marche à suivre vers un foyer qui n’existe pas. Décidé, K. avance par à-coups sa tête vers l’extérieur. Il veut prendre une grande inspiration, sans bien savoir ce qu’il a l’intention de hurler. Ses poumons, endoloris, douloureux, se gonflent avec difficultés. Mais K. n’a pas le temps d’émettre son premier cri. Le marcheur, décelant peut-être un tressaillement quelque part dans la nuit, reprend son chemin.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, dimanche 01 novembre 2015, 03:12 (il y a 3313 jours) @ zeio

Prise dans un flottement, la sœur convulse, ondule sur le bord de la grande table du séjour, dont les quatre angles ont d’ores et déjà été revendiqués par les fantômes. L’ordinaire a rendu l’âme, mais son rêve danse encore, quelque part entre deux rives. Dans un lieu qui ne reçoit plus guère de visiteurs. Absente, elle déploie des efforts incessants pour venir au monde. Mais ses yeux ne sont plus en mesure de fixer quoi que ce soit. Elle n’a jamais pu franchir à nouveau la barrière de corail qui la sépare des êtres et des choses. Parfois, on l’entend crier victoire, avant de s’évanouir. *Encore…* marmonne le père à chaque fois que cela se produit. K. l’observe toujours, autrefois à l’œil nu, aujourd’hui à-travers une lunette. À l’oeil nu elle n’est plus qu’un point trouble dans l’espace, un point dont la magnitude est si faible qu’il devient difficile de la discerner entre les bouquets de laminaires. Agitée soudain par un influx nerveux mystérieux, là voilà qui tourne sur elle-même, nage jusqu’au plafonnier, visse fermement plusieurs ampoules qui commençaient, occasionnellement, à scintiller. Elle tend sa colonne vertébrale, replie une jambe, écarte les bras. K. réalise à l’instant que le corps de sa sœur forme une constellation. *Peut-être veut-t-elle me dire quelque chose ? Comment savoir ?* Il le sait, il l’a toujours su. Sa sœur n’a jamais renoncé.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, samedi 07 novembre 2015, 04:13 (il y a 3307 jours) @ zeio

Les murs ont, semble-t-il, avancé à nouveau de quelques pas en direction du centre la pièce. Le sol a été travaillé jusque dans les coins. K. hésite désormais à poursuivre ce travail dans les murs. Bientôt, il n’aura plus le choix. Il faut continuer à creuser. Peut-être mettra-t-il au jour une ornière. Trace de son propre passage. Peut-être y découvrira-t-il le visage de la mère. Une lettre à mettre au feu. Il a, depuis quelques temps, abandonné l’idée d’une porte à franchir. Elles sont là pourtant, nombreuses, présentes, pour lui seul. Mais plus il s’en rapproche et plus il sent quelque chose en lui se refermer. Sans cesse appelé, repoussé. Une autorité intérieure, réfractaire, puissance de privation et de survie qui se retourne incessamment contre son hôte. Dans le but secret de l’affranchir de transitoires et ordinaires délivrances. Il ne voudrait pas voir le jour ainsi dominé, victime d’un écrasement qui n’a pourtant pas de commanditaire. Marcher comme les autres hommes sans avoir auparavant éprouvé ce qui précède la marche. Pour rien au monde il souhaiterait perdre ainsi l’objet de ses minutieuses inspections. Il voudrait pour toujours rester figé dans un déploiement. Lui reviennent en mémoire toutes les tentatives de sursauts, les lieux de passage, les innombrables poignées de portes baissées avant de reprendre les armes et se replacer en sentinelle, au centre d’un univers aux bords mouvants. Encerclé d’ennemis qui n’ont pas d’autres noms que le sien propre. Ils ont la substance et l’emprise des rêves liquides et régnants. K. ne cessera pas ce combat perdu d’avance, combat qui le maintient ainsi en suspens, à l’abri des communs effacements.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, dimanche 08 novembre 2015, 03:50 (il y a 3306 jours) @ zeio

Il est curieux d’apercevoir, parfois, un de ces rêves indéchiffrables rouler sur le plancher de la chambre de K.. Peut-être la mère a-t-elle cédé à un moment d’égarement. À moins qu’il ne s’agisse d’une nouvelle plaisanterie de la sœur. Ces rêves rebondissants finissent toujours, à un moment ou à un autre, par s’immobiliser aux pieds de K.. La plupart du temps, négligent, il s’en détourne, continue ses affaires comme si de rien n’était. D’autres fois, sous l’influence d’un désordre supérieur, il arrive qu’il se saisisse finalement d’un de ces rêves, avant de l’emporter et de disparaître dans la lézarde du mur. Peut-être éprouve-t-il le besoin de se mettre à l’écart pour le démanteler. Peut-être travaille-t-il à ne plus se nourrir de ces choses. *Silence*, chuchotent-elles à l’unisson. *Il a attrapé l’appât*. Satisfaites et libérées pour un temps de la lourde charge, elles retournent à leurs occupations plénières.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, mardi 10 novembre 2015, 03:09 (il y a 3304 jours) @ zeio

Il a été remarqué à de multiples reprises que Liberté vaine se promène nonchalamment dans les couloirs de la demeure, que son mouvement semble ne jamais devoir s’arrêter, comme si aucun juchoir ne convenait véritablement à son bassin protéïforme. À moins qu’elle ne puisse faire autre chose que se mouvoir. Ce soir elle est à nouveau entrée dans le foyer, sans avoir été invitée. Certainement pas par K., tout occupé qu’il est par l’examination d’une nouvelle manne, iridescence fortuite d’une tâche d’encre rouge, à genoux dans le papier raturé et froissé. Liberté vaine, encore plus exaltée qu’à l’ordinaire, marche sur le lit de K., ouvre les cahiers, les bois. Elle se jette en riant dans les monticules de paperasses, lance quelques feuilles dans les airs, prend du plaisir à les laisser retomber sur son visage, jusqu’au moment où les pages finissent par la recouvrir entièrement. Après s’être immobilisée un instant, n’y tenant plus, elle se redresse, passe la tête au-dessus des lignes. À la limite du fou rire, elle fixe K. pour vérifier si celui-ci a bien assisté au spectacle. Toujours obnubilé, sachant pertinemment qu’il ne pourra dégager de cette lutte perpétuelle ni victoire ni défaite, K. fait un geste de la main pour signifier qu’il ne souhaite pas être dérangé dans l’immédiat. Bien sûr, à nouveau il n’a rien manqué de l’événement qu’il fait mine d’ignorer. Il la repousse, l’exhorte à rester. Elle porte avec elle la poussière des rues noires, sans laquelle les pages ne sont plus que des pages. Elle connaît les peurs de K., sur lequel elle vient maintenant refermer ses longs bras, comme pour le déranger d’un point d’équilibre douteux et précaire. *Sans doute recèle-t-elle un manquement, le projet d’une éclipse*, se dit-il. Lisant dans ses pensées, Liberté vaine abolit une à une les lumières, pour ne pas parasiter les étoiles.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par kelig, mardi 10 novembre 2015, 07:07 (il y a 3303 jours) @ zeio

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, vendredi 13 novembre 2015, 03:22 (il y a 3301 jours) @ zeio

D’aussi loin qu’il se souvienne, K. s’est toujours senti destiné à accoucher de quelque chose. Peut-être est-ce dû au grincement reconnaissable de la porte en bois de la maison natale. À moins que cette vocation ne trouve son origine dans le pâlissement lent des fleurs oranges que la mère déposait dans le grand vase translucide. Un parapluie cassé dont on ne s’est jamais débarrassé, peut-être. K. essaie de se rappeler mais, se sentant envahi de nombreuses solutions plausibles, il décide finalement de n’en choisir aucune, afin de préserver pour chacune d’entre elles un certain droit à la vie. Le travail d’accoucheur, consistant non pas à extirper un corps quelconque des viscères, mais à réprimer le mot simulé, pour favoriser l’émergence du mot juste, lui seul étant en mesure de venir au monde de lui-même et sans effort. Il ne s’agit donc pas de créer, mais bien de museler la part inerte qui menace perpétuellement, préparer avec toute l’abnégation nécessaire un espace salubre qu’une éloquente vitalité viendra d’elle-même habiter. Ainsi, lorsque celle-ci émerge et vient finalement s’établir dans cet espace intérieur, elle produit, K., redoublé, voit alors s’élargir une souveraineté qui est sans rapport avec l’inertie et la contrition qui précèdent. *C’est là le véritable travail de l’accoucheur*, se dit K. en se tournant vers la fenêtre. *C’est avant tout un travail d’oppression*.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par catr, vendredi 13 novembre 2015, 16:25 (il y a 3300 jours) @ zeio

préparer avec toute l’abnégation nécessaire un espace salubre qu’une éloquente vitalité viendra d’elle-même habiter. Ainsi, lorsque celle-ci émerge et vient finalement s’établir dans cet espace intérieur, elle produit, K., redoublé, voit alors s’élargir une souveraineté qui est sans rapport avec l’inertie et la contrition qui précèdent. *C’est là le véritable travail de l’accoucheur*, se dit K. en se tournant vers la fenêtre. *C’est avant tout un travail d’oppression*.

oui.

continue

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, vendredi 13 novembre 2015, 19:01 (il y a 3300 jours) @ catr

Merci catrine, j'avais un doute sur dernier.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par catr, vendredi 13 novembre 2015, 20:56 (il y a 3300 jours) @ zeio

c'est un bon doute alors ;) celui-là tu peux t'y fier

en tout cas j'adhère, le fond est solide ; tu as une drôle de tournure de phrase, je ne suis pas certaine pour la syntaxe, mais c'est de la petite cuisine, comme on dit chez nous

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, vendredi 20 novembre 2015, 02:04 (il y a 3294 jours) @ zeio

Contre le mur attenant au lit, le bras gauche de K. déploie de grands efforts pour maintenir en place une étagère mal fixée, sur laquelle est préservée une rangée d’une centaine de livres. Empêché, il n’a jamais vraiment su quel est le nom de l’objet étrange qui a élu domicile sur ses genoux. Une fois, il l’a nommé ainsi : la machine à coudre. Il comprit sur-le-champ qu’il venait de commettre une erreur lorsqu’en réponse, la pression sur la partie inférieure de son corps s’accentua soudainement. Depuis lors il n’a jamais plus essayé de lui donner un nom. Dans sa main droite, il tient ce qui ressemble à un stylo. Il ne le lâchera pas. C’est la seule vraie désobéissance. L’unique voie d’échappement. Son ventre, lui, porte la charge la plus lourde, un globe immense et bleu, semblable, par moment, à un ciel d’été. *Tout est si léger pour elle*, se dit K. avant de trouver le sommeil.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, lundi 23 novembre 2015, 22:20 (il y a 3290 jours) @ zeio

Une mise à l’épreuve. K. se tient debout devant la porte d’entrée de la demeure, hésitant. Il ne se souvient plus de la dernière fois qu’il a franchi cette entrée. Jamais peut-être. Sans doute a-t-il crû la traverser, mais il ne s’agissait que d’un rêve. En réalité il était là, prostré devant la porte close, comme à l’ordinaire. La peur que lui inspire le seuil est sans doute supérieure à toutes les peurs qu’il a connu jusqu’à présent. Ça n’est pas l’intérieur de la demeure qu’il craint plus que tout, mais bien cette frontière, et sa sentinelle obscure. Il lui semble que le verrou se resserre à mesure que grandit sa volonté de passer le seuil. Bientôt il fera nuit. Le soleil couchant émettra ses derniers rayons, avant que la lueur orange des lampadaires ne prenne discrètement le relais. Peut-être dormiront-ils. Est-il temps encore de s’absenter et de chasser sur des terres inconnues, sans plan précis ? Il pose une oreille sur le battant. D’abord il n’entend rien. Puis il croit entendre murmurer. *Encore lui ?*. À la suite de ces mots, K. a un mouvement de recul. Il pose à nouveau son oreille, prenant mille précautions, certain cette fois de ne pas avoir été découvert. *Pourquoi n’entre-t-il pas ?*

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, mardi 24 novembre 2015, 20:25 (il y a 3289 jours) @ zeio

Il tombe sur Prudence, assise sur la première marche de l’escalier, les bras croisés sur les genoux. Elle attend certainement quelque chose, ou quelqu’un. Depuis combien de temps ? Il ne sait pas si c’est lui qu’elle attend. Pendant un instant il se demande même si elle n’est pas assise ici depuis toujours. Peut-être n’avait-il pas été suffisamment attentif pour remarquer sa présence. La voyant ainsi, dans une position aussi inconfortable, il s’irrite, vocifère. *Je voulais simplement ranger ce cahier dans la remise, rien d’autre !* Nulle réponse. K. analyse la situation, explore les possibilités qui s’offrent à lui. Visiblement, il ne parviendra pas à franchir l’obstacle, il ne parviendra pas non plus à l’ignorer. Il montre le cahier qu’il tient dans sa main, comme pour prouver qu’il est bien réel, et que sa défense tient la route. *Je reprendrai ce cahier plus tard. Quand mes forces seront revenues. Je n’ai pas à me justifier !* Prudence ne semble pas à avoir l’intention de le laisser passer. Au jeu de la patience, K. a des armes à faire valoir, mais contre un tel adversaire, il se sait vaincu d’avance. Il ne peut d’ailleurs pas y avoir de combat. K. se dit qu’il aurait dû prévoir le problème qui se présente à lui. Il savait qu’à un moment ou à un autre, il serait ainsi pris au piège. Il le savait bien. C’est d’ailleurs pour cette seule raison qu’il n’avait prévu aucun système de défense pour ce type de situation. Tout ce qui peut potentiellement l’engloutir ne mérite pas d’opposition, au contraire. Pris dans ses réflexions en spirales, il ne remarque pas tout de suite que Prudence manifeste un intérêt pour le cahier, qu’elle tente de tirer à elle depuis un moment. K. le serrait machinalement entre ses doigts avant de lâcher prise. À cet instant il comprend qu’un mouvement vient de se produire, de l’intérieur vers l’extérieur. Prudence ouvre délicatement le cahier à la première page, et débute la lecture à voix haute. Sa voix résonne dans la demeure entière, suivie d’échos dont il ne peut, pour le moment, mesurer la portée.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, jeudi 26 novembre 2015, 12:59 (il y a 3287 jours) @ zeio

Très cher Père,
Demain je rentrerai à la maison. Je pousserai doucement la porte, après ma dure journée de travail. Alice viendra m’accueillir, je le sais. Elle retirera délicatement mon chapeau de forme, puis mon manteau, qu’elle époussètera avant de le suspendre au crochet de l’entrée. J’ôterai moi-même mes chaussures mouillées, tout en regardant Alice retourner dans la cuisine. Je serai bien heureux, croyez-le, lorsque je traverserai le corridor dans votre direction. Je ne m’arrêterai pas devant les objets disposés ça et là dans la maison, qui n’ont pour moi rien de familier, si ce n’est que je vous vois, vous, à travers eux. Ils forment ces perpétuels éléments allogènes et puissants qui font d’un foyer un lieu où je suis forcé incessamment de replier mes ailes, de baisser la tête. Alice, si légère, organisera le repas avec tout le dévouement dont elle sait faire preuve, elle ne dira rien. Je sais à quel point elle vous est reconnaissante. J’irai vous rejoindre au salon, nous parlerons de choses ordinaires. Pour ne pas maculer la cérémonie familiale, je contiendrai mon ombre. Je poserai moi-même des ponts par-dessus les crevasses, je vous demanderai de regarder le ciel tout en les traversant. Quand le dîner sera prêt nous serons donc réunis, chacun pourra commémorer et remercier intérieurement le ciel pour la pitance du jour. J’apprécierai ce repas, d’abord parce que vous-même vous l’apprécierez ; moi, je ne le goûterai qu’à travers vous, et cela sera déjà bien au-delà de mes espérances. Je le savourerai aussi car il s’agira du corps de ma sœur. Le repas terminé, je n’aurai donc plus à parler, j’irai à nouveau chercher mon nid, seul. Les lumières s’éteindront bien vite. Je devrai longer les murs à tâtons. Pardonnez-moi si dans l’obscurité quelques meubles venaient à être renversés. Si le fracas de portraits photographiques tombés au sol venait à vous réveiller, je vous en prie, pardonnez-moi. Les couloirs seront interminables. Ça aussi, je le sais bien. Je rencontrerai de nombreuses portes avant peut-être de trouver la mienne.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, dimanche 29 novembre 2015, 03:36 (il y a 3285 jours) @ zeio

Le rêve, vissé sur son siège pivotant, les deux mains posées à plat sur le bureau, attend le prochain visiteur. K. se présente à l’office, comme il le fait chaque jour et, comme à chaque fois, le rêve ne le reconnait pas. *Quelle est la raison de votre visite ?* K. laisse échapper une réponse machinale : *Je viens chercher mes honoraires*. Puis il récite son matricule qui est une suite aléatoire d’une vingtaine de chiffres et de caractères spéciaux. Le rêve, penché sur son terminal, marmonne quelque chose d’inaudible. K. ne peut pas voir ce qui est affiché sur le terminal, mais il distingue le reflet d’un clignotement qui, alternativement, éteint puis illumine de rouge le visage du rêve. Il lit aussi sur ce même visage l’expression d’une surprise. Il n’est pas inquiet outre mesure, il est rare en effet que ce type de procédure se déroule sans difficultés. Il sait aussi qu’il doit être très certainement fiché EP, c’est à dire Élément Perturbateur, mais il n’en est pas certain. Il n’a reçu aucune confirmation en ce sens. D’ailleurs, quand il y pense, il n’a jamais reçu la moindre confirmation d’aucune sorte, quelque soit le sujet. *Il y a un vice de forme, monsieur K.
- C’est à dire ?
- Il a été constaté que le récit n’a pas de fin.
- Pas de fin ?
- Il n’a pas de conclusion, si vous préférez. Voyez par vous-même*.
Le rêve tourne le terminal vers K. afin que celui-ci puisse constater qu’en effet le récit se termine au milieu d’une phrase. *Il n’a pas de fin, c’est le récit lui-même qui a imposé cet état de fait. J’ajoute : pourquoi devrait-il nécessairement y avoir une fin ? De tout temps, il n’y a jamais eu qu’un seul récit, toute conclusion est donc fictive. Vous le savez autant que moi, sinon mieux que moi : le fictif m’est étranger.
- Peu importent les circonstances monsieur K. Tout récit qui présente un commencement doit aussi inclure une fin. Cela vaut pour tous les auteurs qui souhaitent être rémunérés. C’est la loi. Celle-ci doit être respectée.*
K. éprouve une sensation de déjà-vu. Il lui semble qu’il a déjà été question de ce problème. Les premières fois, il n’était pas parvenu à se tirer d’affaire. Par la suite il se souvient avoir été victorieux. Une solution très simple lui revient à l’esprit. *Il est assez facile de se rendre compte que le récit n’a pas de fin. Mais si vous l’observez avec une attention supplémentaire, vous remarquerez qu’il n’a pas non plus de commencement*.
Interloqué, le rêve remonte à la première page. Il veut relire la ligne introductive avant de constater l’omission. *En effet. Nul commencement. L’administration peut donc se passer d’une fin. Je ne sais pas de quelle façon ce fait incontestable a-t-il pu échapper au personnel. Je vais faire remonter cette incidence, afin qu’elle ne se reproduise plus. Veuillez nous excuser. Votre rémunération, monsieur K.*.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, mercredi 02 décembre 2015, 03:36 (il y a 3282 jours) @ zeio

La liberté dans une cellule adjacente. Une tyrannie nébuleuse exerce son plein pouvoir sur ses mains, sur ses joues. K. se laisse volontiers faire. Un faux-semblant papillonne autour de la lampe. Il lance par vagues successives des influx nerveux vers ses mains, qui ne répondent pas. Il enverra l’armée s’il le faut. Il demandera même aux fantômes de lui porter secours. Il faut creuser. Pour ne pas finir animal. Pour mettre au jour un peu de lumière. Provoquer une incidence. Il se tourne vers la fenêtre. Il peut entendre la chute d’une pluie fine sur les carreaux. À l’heure actuelle c’est tout ce qu’il est en mesure de retenir du monde. Ça n’est pas grand chose. C’est pourtant bien assez.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par casimir, mercredi 02 décembre 2015, 19:09 (il y a 3281 jours) @ zeio

il faudrait que tu foutes ça dans un recueil que je puisse bien lire, de ce que j'ai lu c'est très bien

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, jeudi 03 décembre 2015, 04:21 (il y a 3281 jours) @ casimir

merci casimir

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, jeudi 03 décembre 2015, 04:04 (il y a 3281 jours) @ zeio

Au début ils sont trois, peut-être quatre. Un attroupement inhabituel se fait jour dans la rue noire. Les vêtements uniformes, chapeaux et longs manteaux sombres, laissent penser que tous les passants sont issus d’une même classe sociale. Mais ça n’est probablement pas le cas. *Peut-être un accident ?* Il se souvient qu’un vagabond est installé très exactement à cet endroit depuis quelques jours. Il n’a jamais pu le voir directement. Il pouvait tout au plus distinguer la forme d’un être humain, étendu sous une couverture sale, entouré de valises déchirées, de conserves vides. Désormais ils sont une dizaine à se rassembler. Il remarque une mère de famille, tenant deux petites filles par la main, avancer à pas rapides avant de disparaître dans l’essaim. *Peut-être est-il mort ? S’inquiète-t-on de son sort ?*. K. se tourne vers le côté opposé de la rue, espérant apercevoir le véhicule des secours. Mais il ne le voit pas. Les passants se dirigent tous vers le même point, vers cet épicentre qui se densifie encore. Il y a bousculade. À travers une fenêtre de l’immeuble d’en face, une famille s’habille en toute hâte. Les autres fenêtres sont vides. Sans doute devrait-il y aller lui aussi ? Il éprouve la même aspiration que ses semblables, pourtant il ne bougera pas. L’autorité qui provoque en eux le mouvement, chez lui suscite un immobilisme forcené. Maintenant, certains hommes sont au sol, victimes d’écrasement ; la masse humaine dépassera bientôt en hauteur le lampadaire, puis les arbres. À ce rythme, qui sait si elle ne montera pas jusqu’au niveau de K. Effrayé, il ferme brutalement la fenêtre, puis les rideaux. On ne l’y reprendra plus à vouloir satisfaire une telle curiosité. Dans la chambre voisine, la sœur s’endort paisiblement, comme si de rien n’était.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, dimanche 06 décembre 2015, 04:50 (il y a 3278 jours) @ zeio

Aujourd’hui, la chambre est bien organisée. Nul fatras. Les petites affaires sont méticuleusement rangées dans un coffre prévu à cet effet. Il a glissé à l’intérieur ses carnets dont le nombre est considérable. L’agencement symétrique des bibelots sur la cheminée, sur la table de travail, est le reflet d’une aliénation, mais aussi de la pureté de ce jour. Cela faisait une éternité qu’il n’avait pas entendu les enfants jouer ainsi dans la cour intérieure. Ces cris lui reviennent comme une mémoire. Le lit a été refait. On ne voit pas un pli. Il ne reconnait pas la demeure. Il ne se reconnait pas. Il veut aller dehors, peut-être est-ce une erreur. Aujourd’hui, K. est libre. C’est le départ enfin. Il fait un pas. Une jambe s’enfonce dans la terre, jusqu’au genou. Il se pensait libre de tout soupçon. Déjà il fusionne avec la glaise.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, mardi 08 décembre 2015, 02:09 (il y a 3276 jours) @ zeio

Une Einsamkeit est disposée dans un grand vase blanc, son ventre pointant vers le nord, c’est à dire vers la fenêtre et les étoiles. À force de discipline, K. est en mesure de la maintenir éveillée, comme si sa vie propre en dépendait ; sans prendre la peine de l’abreuver (elle n’a pas besoin d’eau), simplement en écartant le rideau de temps en temps, pour la confondre dans les distances. Souvent il s’adresse à elle, puisant dans le langage courant, pour le simple plaisir de ne pas recevoir de réponse formelle. Pas un mouvement, ni même un léger tressaillement, en réaction. C’est tout juste si ce silence ne constitue pas en lui-même le fil étrange d’une parole suspendue. K. tire ce fil à lui, surpris à chaque fois d’éprouver une résistance, comme si quelqu’un malgré tout le tenait à l’autre bout, et ne voulait pas le laisser échapper si facilement. Il ne force pas, de peur de rompre le fil, de perdre ce seul lien avec le versant inaccessible de la demeure. Pour autant, l’Einsamkeit n’est pas perpétuellement figée, il lui arrive notamment de se mouvoir, de ployer puis de se déployer à nouveau, selon une cadence imprévisible et une logique parfaitement mystérieuse. Peut-être répond-t-elle à sa manière à un quasar pulsatile, lui-même invisible aux yeux limités et civilisés de K. Sans doute s’agit-il d’une forme d’instinct, terme sommaire visant à envelopper d’un semblant d’explication cette somme d’inconnus dont est tissé le prime animal. À vrai dire, cela fait longtemps qu’il ne cherche plus à interpréter les essors, les convulsions de l’Einsamkeit. Il lui semble que les tentatives d’explication éteignent une à une les étoiles, obscurcissent chaque fois une nuit déjà très noire et redoutable.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par Amateur, mardi 08 décembre 2015, 11:52 (il y a 3275 jours) @ zeio

J'aime beaucoup.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, dimanche 13 décembre 2015, 05:22 (il y a 3271 jours) @ zeio

Depuis presque toujours, K. a été préoccupé par une étrange et fortuite excroissance. S’il se souvient bien, cela avait commencé par une démangeaison succincte sur le bord latéral de son omoplate droit, alors qu’il était encore un très jeune enfant. Il a fallu tout de même attendre un certain nombre d’années avant que le relief léger ne devienne véritablement une excroissance digne de ce nom. Depuis, elle n’a jamais cessé de croître, à la satisfaction de K. qui n’a jamais vu là le signe d’une quelconque malédiction divine, mais au contraire le potentiel d’une tourmente sacrée. Elle n’est pas douloureuse. À vrai dire il n’aurait jamais remarqué son existence si la mère un jour ne s’y était pas intéressée. Un jour elle l’avait emmené voir un médecin. Il n’avait pas su mettre un nom sur cet allongement cartilagineux, encore moins en saisir l’origine. *C’est rien du tout, ça se détachera peut-être un jour, faut laisser faire*. Voilà tout ce qu’il pouvait en dire. Désormais, dans les périodes calmes et propices, il en prend grand soin, simplement en l’ignorant, en la laissant croître sans interférer. Il lui arrive de se plaindre lorsque dans son cheminement ordinaire, elle menace de nuire à l’élégance de sa démarche, à son statut de citoyen tout à fait approprié, capable à merveille de se fondre dans la foule, même dense. Il a songé à de nombreuses reprises à la sectionner. Cela ne devrait pas être difficile, l’excroissance étant dépourvue de nerfs et de vaisseaux sanguins. Pourtant, une contrainte obscure et inflexible l’a toujours retenu. Il s’est rêvé en vivisecteur, imaginant que la dissection lui en apprendrait plus sur lui-même que les livres, plus que les médecins, voire plus encore qu’une introspection spirituelle, fût-elle méticuleuse. Mais la fascination de l’accroissement mystérieux a toujours pris le pas sur le désir de connaissance empirique. Désormais il lui semble que l’excroissance se développe selon une spirale logarithmique, pareille en l’état à la spirale formée par la coquille d’un nautile. Semblable, se dit-il, à la forme des galaxies, dont les bras évoluent indéfiniment vers un centre dense et extraordinairement brillant.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, lundi 14 décembre 2015, 03:57 (il y a 3270 jours) @ zeio

K. allume une bougie, rituel simple pour inciter au retour d’un être ou d’une pensée qui s’est absentée. Il a toujours favorisé les sources de lumière vacillante, au détriment des ampoules électriques figées, inertes. Insensibles au courant d’air, à la vie environnante. Ces ampoules électriques restent sans réaction lorsque K. s’agite autour d’elles, comme un éphémère fuyant les angles obscurs, à la recherche d’un centre irradiant, d’une nitescence. Elles interfèrent avec l’imagination en lui retirant le plaisir d’accaparer les ombres mouvantes sur les murs. Rappels à l’ordre des choses qui ne sont plus ou, du moins, qui ne sont que par instants. Il s’agit de les capturer. Il reste donc des frontières à franchir, des pensées réfractaires à solliciter. Des plénitudes à invoquer. Ce qu’il aime par-dessus tout c’est le reflet rougeoyant de la petite flamme sur le rebord des meubles, sur une pierre sans âge, sur le lit qu’elle semble border en y déposant une faible chaleur. Un intérieur digne de ce nom doit recéler une flamme, au moins une, sans laquelle il n’est pas un intérieur mais une délimitation stérile de l’espace. C’est là le sens originel du mot foyer, se rappelle-t-il.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, mercredi 16 décembre 2015, 02:31 (il y a 3268 jours) @ zeio

C’est certain. K. a oublié quelque chose, quelque part. Sur le chemin. Sur un plateau enneigé. Au fond d’un tiroir. De toutes ses forces il remonte vers la source. Il franchi les paliers des demeures. Fouille les interstices rencontrés. Inventorie les décèlements. Il s’adonne à des prières sans but, dénonce les manquements. On le voit s’évader des refuges offerts, quitter les rives qu’il vient d’accoster. Qui, ou quoi, a-t-il été oublié ? Certains jours il veut mettre un mot, une forme sur la tâche floue et mouvante. Un livre porté en lui, dont sa main n’a jamais vu la couleur. Une dette inconnue. Un procès perdu dont la peine n’a pas été purgée. Une impolitesse qui aurait pu lui coûter l’enfer s’il s’en était rendu compte. Peut-être Alice le conserve-t-elle fidèlement dans ses mains. Peut-être un chat des montagnes l’a-t-il placé en sûreté dans son terrier, dissimulé parmi les petits ossements des rongeurs. Il creuse. À la verticale qu’importe, s’il faut creuser dans la neige, la terre ou le nuage. Qu’importe. C’est l’acte de creuser qui compte. Lorsqu’il se rapproche enfin du pivot central, du centre magnétique, il le fuit. Avec plus d’insistance encore il retourne dans les égarements. La raison est pourtant simple. Elle est écrite. Pour que l’oubli le dévore.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par kelig, mercredi 16 décembre 2015, 09:38 (il y a 3267 jours) @ zeio

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, jeudi 17 décembre 2015, 14:43 (il y a 3266 jours) @ zeio

De sa fenêtre il aperçoit Alice, assise à califourchon sur la coque métallique du lampadaire, près de la source de lumière comme à son habitude. De là-haut elle a une vue sur la chambre de K. qui chemine dans ses pérégrinations, elle peut lui sourire. De l’extérieur puisqu’il lui interdit l’entrée du foyer. Exclue d’une demeure qu’il n’est pas sûr lui-même d’habiter. À quelques pas du lampadaire se trouve un banc ouvragé, sur lequel Alice est assise, les jambes étendues devant elle. Il remarque la forme blanche qu’elle tient dans ses mains, sans savoir s’il s’agit d’un livre, d’un coffret mystérieux, ou d’une autre chose. Elle regarde en direction de la lisière. K. se dit que les pensées d’Alice sont portées vers lui, comment pourrait-il en être autrement. Il a besoin de son corps. Il refusera toujours son corps. Mais il la laissera faire tout de même, si seulement. À l’arrière d’une rapide automobile, une femme passe son bras par la fenêtre. Il croit reconnaître la manche du manteau bleu clair qu’Alice porte si souvent. Il n’a pas eu le temps d’en voir plus. Il en a vu assez pour savoir que c’est elle. La passagère. Où se rend-t-elle ? Le sommeil pointe. Transi de froid, il referme la fenêtre. Seul à nouveau. La chambre, cet espace mortuaire, ce berceau d’étoiles. Il considère une dernière fois son journal. Il a écrit assez peu aujourd’hui. Il n’a rien écrit de valable. Tout déchirer.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, samedi 19 décembre 2015, 04:07 (il y a 3265 jours) @ zeio

C’est une assemblée d’hommes assez peu paisibles. On y parle de choses importantes, quand bien même excessivement banales. Du temps, à maintes reprises, mais le plus souvent, de toutes les choses qui concernent le travail et l’avenir d’une grande ville. Ils s’agitent, des ailes battent, des fronts se cognent, des interjections fusent à travers la salle, vont s’écraser sur les murs et le plafond comme des insectes, sans laisser de tâches ; ou bien finissent parfois sur le front d’un homme, qui va lui-même répondre instantanément par une autre interjection sensiblement plus énergique. On ne cesse pas de parler. À certains moments, lorsque le silence est sur le point de naître, lorsqu’un laps salubre semble prendre forme, il est annulé aussitôt par un grommellement sourd, bruit de succion qui annonce la prochaine lignée sauvage, le prochain jaillissement, nouvelle naissance de quelques fœtus morts. K., passé les élémentaires civilités, n’a pas pris la parole une seule fois. L’expression de son visage donne à penser qu’il écoute. Il écoute certainement. Il n’a rien entendu d’autre qu’un flottement désuet. Il peut saisir quelques passages au vol, qui consolident la vision qu’il a de l’ensemble. Il songe à ce qu’il pourrait ajouter à la conversation. De nombreux oiseaux en lui prennent leur essors, avant de chuter lentement vers la mer gelée. Il observe avec admiration la libre décadence de ces oiseaux muets qui ont vu brièvement la lumière. Ils n’ont pas eu le temps de soustraire au ciel une longue pensée magique. À chaque battement un nouveau cadavre. Mais K. est patient, dévoué. On peut le voir se lever, parcourir l’étendue gelée, récolter un à un les corps sans vie des oiseaux pour les mettre à l’écart, dans un endroit secret où il pourra les résoudre. Quelque part où ils ne seront plus offensés.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, mercredi 23 décembre 2015, 03:18 (il y a 3261 jours) @ zeio

L’homme est fort, habillé élégamment. Un spasme nerveux parcourt sa colonne vertébrale lorsqu’il réalise que des hôtes marchent négligemment sur le tapis posé avec précision au centre du salon, sans avoir au préalable ôté leurs chaussures. En fait, il n’est pas vraiment dérangé par la présence de ces chaussures sales sur le tapis du salon (la preuve étant que ses propres enfants chaque jour tapissent la tenture de salissures diverses, sans qu’il ne dise jamais rien), ce qui le dérange viscéralement, c’est la présence même de ces hôtes, au sein de sa maison saine, confortable. Car ces hôtes ont tout des étrangers. Ils sont inférieurs au demeurant. D’une façon ou d’une autre. Il en a la certitude instinctive. Peut-être s’agit-il d’insectes. Comment en est-il arrivé là ? Recevoir des insectes chez lui ? Peut-être sa femme a-t-elle commis une erreur lors de l’établissement de la liste des invités. Peut-être a-t-elle confondu les noms de familles. Il s’agit certainement d’un accident de parcours, il sera vite oublié. D’ailleurs, cette pensée qui vient de se développer dans son esprit commence déjà à se flétrir, à se noyer dans le grand tout de son cheminement ascendant. Ses cheveux sont propres. Il est rasé de près. K., invité lui aussi (bien qu’il se demande au fond de lui-même s’il n’est pas entré dans cette maison tout à fait par hasard), s’approche en souriant de l’homme. À la vue de K., l’homme pousse un *au revoir*, car il est prêt à partir, appelé par une affaire extérieure qui ne peut attendre plus longtemps. Il laisse à sa femme tout le soin de s’occuper des hôtes. Conscient de son impolitesse, mais finalement assez peu impliqué, l’homme, dont un halo d’absurdité semble circonscrire l’aristocratique silhouette, laisse finalement éclore un *bonjour*. K., toujours souriant, tout proche désormais de l’homme, lui tend une main fraternelle, comme afin de ne pas être expulsé trop vite du cercle des personnalités qui importent dans ce monde. L’homme serre la main de K., avec une telle vigueur que K. sent un os de sa main craquer sous la poigne de l’homme. Le sourire de K. n’a pas diminué d’un iota, mais sa main a dors-et-déjà perdu la bataille. Il le sait. Pris au dépourvu, il ne peut rassembler ses forces dans un suprême effort pour au moins égaler en puissance l’homme qui se tient face à lui. C’est trop tard. Les doigts de K. sont en accordéon, broyés par la force de l’homme. Humilié par cette déliquescence imprévue, K. baisse son chapeau. *Je suis enchanté*. Puis il glisse sa main ankylosée dans la poche de son manteau. Elle restera douloureuse pendant trois jours au moins.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, lundi 28 décembre 2015, 00:25 (il y a 3256 jours) @ zeio

K. a baissé les armes. Il a rameuté les loups. Les verrous des portes latérales sont tirés. *En pure perte*, se dit-il. Dans le noir il sait que sa poitrine est grande ouverte. Le prédateur est inconnu. Il existe. Il viendra le chercher. L'emporter dans la tanière. Cette nuit peut-être. Qui sait même s'il n'est pas déjà passé. K. pose une main sur la paroi terreuse. Son statut de proie est certain. Il en a la preuve lorsqu'il voit près de la fenêtre, dans un rayon de lumière réfractée, une impression pure se dilater, se répandre, l'engloutir.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mardi 29 décembre 2015, 01:10 (il y a 3255 jours) @ zeio

Passer le cap. Il n'a pas passé le cap. Il n'est nul cap à franchir. Ouvrir en grand la fenêtre. Passer un bras. Passer la tête nue. Trouver une autre perspective. Un autre angle. Sur le ciel et sur la rue. Sur les vivants et les morts. Retourner le regard. Accumuler les désastres. Pour une victoire clandestine, inconnue des vaincus. Inconnue de la famille. Décamper. Sans faire un pas. S'en remettre à l'errance, qui pointe un horizon. Se tailler une solitude à sa mesure. De cette somme de déchéances, composer une grâce. En faire part au vent, au papier, à tout ce qui ne répond rien. La rendre au feu, d'où elle est venue. Des monceaux de papiers brûlés, des petits bouts d'écriture incandescents devenus soudainement si légers, ils crépitent comme des étincelles ; certains retombent en flocons noirs sur sa tête, sur le dos de sa main. Sur la page. Il ne se débarrassera pas des cendres de sa vie. Il les emportera avec lui. Il n'emportera rien d'autre.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mercredi 30 décembre 2015, 01:15 (il y a 3254 jours) @ zeio

K. ouvre les yeux. Des paroles sont échangées dans le séjour, atténuées par les distances et les parois. Il croit reconnaître un timbre féminin. Il s'agit certainement d'un timbre féminin. Les voix sont familières. Elles sont inconnues. Il est l'objet de cette conversation. Il ne peut saisir un mot. S'agit-il de notes de musique, de voix ? Il se rappelle la voix de la mère. Il ne peut s'agir de la voix de la mère. Il ne la connaît pas encore. C'est elle. Elle le berce depuis toujours ; une mélodie, ses lèvres penchées sur son front. Une berceuse, une oraison funèbre, pareilles. Il a oublié déjà. Un rayon de lumière rouge est visible sous la porte, se déplace, s'affaibli. Retourne dans l'ombre, revient se placer dans l'embrasure. Laissant apparaître les vaisseaux sanguins, les nerfs, déployés le long des parois. Cette vision le dévore. Il n'est rien d'autre à voir. Parle-t-on de lui ? Il est temps de s'extraire de cette trame isolante. Il est attendu. On l'invite, le repousse. La porte de la demeure se referme doucement, à mesure qu'il s'en rapproche, s'ouvre à nouveau lorsqu'il s'éloigne. Il oublie. Les voix se sont tues. K. ouvre les yeux.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, lundi 04 janvier 2016, 01:40 (il y a 3249 jours) @ zeio

*L'élément déclencheur est certainement quelque part dans cet amas de papiers*, se dit K.. Il ouvre les cahiers, retourne frénétiquement chacune des pages qui traînent au sol. Il lit rapidement le contenu, sans que son œil ne soit en mesure de s'arrêter sur la moindre formule, sur la promesse d'un soulèvement, même infime. Il n'en retire rien. Ça ne correspond plus à la vérité. Les mots sonnent faux, ils sont comme absents. Soudain il se demande s'il n'est pas lui-même l'absence qui le contrarie. Devant le vide complet qui semble se faire jour dans sa poitrine, il renonce, retourne à sa recherche mystérieuse dont il ignore pour le moment le but véritable. *Une fois que j'aurai mis la main à nouveau sur l'élément déclencheur, je serai délivré d'une façon ou d'une autre, je n'aurai plus à chercher*. Deux chats se battent dans la cour intérieure. Ils hurlent un instant, puis s'éloignent l'un de l'autre de quelques pas, se figent. Ils s'observent en grondant. Chacun se prépare à contrer la prochaine attaque de l'adversaire. K., fâché de ne rien trouver dans les papiers, vérifie sous le lit, soulève les draps, retire quelques livres de la bibliothèque. Il déplace et inspecte l'arrière des meubles, fouille dans les angles. Le désordre dans la chambre est total. La sœur, alertée par le vacarme, frappe à la porte. *J'écris*, répond K. sur un ton sec. La sœur s'attendait à cette réponse. Ni rassurée ni inquiétée, elle ne s'obstine pas. K veut se souvenir de la dernière fois qu'il l'a eu en sa possession. Il se rappelle qu'il était assis là, à la fenêtre, il le tenait fermement dans sa main. Ce souvenir est parfaitement clair, il peut le dérouler sans mal dans son esprit. Réalisant que la fenêtre est ouverte, il se demande si un courant d'air de ne l'a pas emporté. Auquel cas il ne le reverra jamais plus, c'est certain. C'est impossible. Il ne pourra pas persister sans cette ancienne injonction. Ce rappel à l'ordre sauvage. Un promeneur pourrait l'avoir aperçu sur un trottoir, au pied d'un arbre. Il l'aurait glissé dans sa poche, avant de l'emporter chez lui pour l'examiner. À l'heure qu'il est, l'élément déclencheur pourrait être n'importe où. Éreinté, K. décide de cesser la recherche pour le moment. Il continuera demain. Comme il le fait tous les autres jours. Les deux chats sont retournés dans la nuit, chacun de leur côté. La cour est calme. K. relit le texte qu'il vient d'écrire pour en corriger les fautes en suspens.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mardi 05 janvier 2016, 00:32 (il y a 3248 jours) @ zeio

La certitude a la forme d’une veine. K. est parti à sa recherche, laissant le monde derrière lui. Il taille une série d’incisions dans le mur. la certitude s’y trouve recelée. Elle émerge parfois d’un suintement. Comme un présage. Encore mouillée de son milieu natal. C’est un bloc glacé qui émerge. Le givre a capturé la poussière interstellaire. Les vétilles des rues traversées. La certitude s’écoule goutte après goutte sur le sol. K. en récolte le substrat, avant l'évasion.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, mercredi 06 janvier 2016, 03:51 (il y a 3247 jours) @ zeio

Depuis un certain nombre de jours le greffier s’est installé de lui-même dans la chambre de K.. Il est possible d’aller jusqu’à affirmer que le greffier a pris possession de la chambre. C’est, du moins, ce que K. cherche à se persuader à lui-même, comme pour se rassurer de ce pas supplémentaire effectué dans la direction d’un effacement. Depuis l’installation du greffier, la pièce a considérablement rétréci. Il est incontestable désormais que le greffier (lorsque K. doit par exemple s’absenter pour se rendre à son travail, ou à un rendez-vous, voire lorsque K. se trouve dans la pièce mais ne parle pas) sécrète par la bouche une forme de suintement, une substance blanche à partir de laquelle il confectionne des fils de soie qu’il tire d’un point à un autre de la chambre, le plus souvent, depuis le coin d’un meuble vers un angle du plafond. Lorsque le greffier n’exerce pas le métier pour lequel il a été formé, il amoncelle, il tresse. Il ne semble pas être en mesure de pouvoir faire autre chose de cette substance que son corps ne cesse de produire. À certaines occasions, K. ne désire pas parler, celui-ci s’affaisse sans dire un mot dans le fauteuil profond. Dès lors le greffier, sans doute en proie à l’ennui, s’adonne à cette activé inhabituelle qui n’a été convenue à aucun moment et qui n’est pas sensée faire partie de sa juridiction. K., trop épuisé le plus souvent, ne trouve rien à redire. Pourtant, aujourd’hui, K. ne parvient pas entrer dans sa chambre. Le greffier a propagé ses fils depuis le lit jusque dans l’embrasure de la porte qui est, de fait, ligaturée. La poignée de porte elle-même est bloquée. Plusieurs couches de cette trame blanche ont sans doute été enroulées autour d’elle, jusqu’à la consolider. K. est coincé dans le corridor. Il se dit que le greffier a dû commencer à tisser à cet endroit dès le matin, nous sommes en fin de journée, tout est déjà stabilisé, solidifié, incassable. Il frappe à la porte. Comme il s’y attendait, nulle réponse. Le greffier ne lui a jamais adressé la parole. Il ne commencera pas aujourd’hui. Le greffier n’a jamais rien fait d’autre que transcrire les paroles de K. et, à défaut, tisser des fils de soie. S’arrêtant sur cette pensée, K. réalise que ces deux activités ne sont, finalement, peut-être pas si éloignées l’une de l’autre qu’il l’avait crû précédemment. Il en vient à se demander si elles ne forment pas, en vérité, une seule et même activité. Si le greffier était doté d’une capacité de raisonnement, K. prendrait la peine de lui poser la question. Pour le moment et peut-être pour toujours, pas de réponse. Il pose une oreille sur la porte. Nul bruit. K. s’aperçoit que de très nombreux fils pendent inertes, sans attaches, par le trou de la serrure. Il veut le désobstruer. Il tire les fils à lui. Ils sont interminables. Le travail est difficile. Il pense réclamer l’aide de la sœur, il ne le fera jamais, la tâche est trop ridicule. Finalement, lorsque le dernier fil a été retiré il s’agenouille, examine la chambre par l’interstice. La pièce n’est pas éclairée, la nuit tombe. Il reste encore un peu de jour. Ses yeux n’étant pas habitués à l’obscurité il ne distingue d’abord qu’une masse blanche uniforme. D’habitude, le greffier tisse seulement quelques réseaux éparses, ils sont faciles à retirer. Le greffier cessait cette mauvaise habitude aussitôt que K. commençait à dicter. Alors il se mettait au travail et reportait sur le papier les paroles de K. Cette fois-ci, le greffier s’est laissé aller, à tel point que l’entièreté de la chambre est recouverte de cette sécrétion blanche, formée de la salive du greffier et peut-être d’autres composants qu’il ignore. Sur la table de travail une forme est reconnaissable, c’est le corps du greffier, lui aussi enveloppé dans le cocon. Seule une main, dépassant de cet agglomérat, n’est pas recouverte. Elle semble tenir une feuille de papier mais K. n’en est pas sûr. Ça n’est pas tant la mort probable du greffier qui l’interroge, mais cet objet qu’il a tenu dans sa main dans ses derniers instants. K. décide d’enfoncer la porte, il entre, la trame lui monte jusqu’aux genoux. Péniblement il se fraie un chemin jusqu’à la table de travail, saisi la feuille. C’est une lettre. Elle lui est destinée.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, vendredi 08 janvier 2016, 03:05 (il y a 3245 jours) @ zeio

K. a creusé un petit trou dans le coin le plus paisible et ensoleillé du jardin. Il y a déposé le petit corps sans poids. Un instant il dodeline. Il se demande comment il a pu se laisser aller à de pareilles extravagances. Il est tôt. Les gens se réveillent à peine. Le greffier lui ne se réveillera plus. Quand bien même il n’a jamais dormi, d’aussi loin que K. se souvienne. Il se dit que le greffier ne manquera à personne. Il n’est pas le premier à disparaître ainsi. Qui avait connaissance du greffier, après tout ? K., sinon personne. C’est d’autant plus étrange se dit K. en poussant un peu de terre, d’abord sur les pieds du greffier. Le plus dur sera de recouvrir son visage. Une bille blanche perle encore à ses lèvres, la dernière. La dernière des dernières. Il ne produira plus du fond de lui-même. Voilà tout ce qu’il y a à penser se dit K. en poussant encore un peu plus de terre, cette fois sur les genoux du greffier. *Je parlerai tout seul. J’écrirai sur le mur, si j’y parviens. Peut-être un autre greffier fera-t-il son apparition ? Je placerai quelques mots dans un récipient prévu à cet effet, sur le rebord de ma fenêtre. Je la garderai ouverte. Même l’hiver. Pour ne pas le manquer*. La sœur est sur le seuil de la maison, s’interroge. Elle voit K. accroupi, de dos, il marmonne, la tête tournée vers le sol. Elle distingue un filament blanc accroché à son épaule, extrêmement fin mais brillant, très long ; elle le parcourt du regard, remarque qu’il passe sous ses jambes, continue dans la maison. Elle se retourne, saisi le fil qu’elle décide de suivre dans le dédale. K., lui, ne parvient pas à se décider à recouvrir de terre la tête du greffier. La terre s’arrête à son cou. Il le laissera ainsi. Il laissera faire le temps. La pluie, le vent se chargeront de le recouvrir complètement. La sœur a finalement suivi le fil jusque dans la chambre de K. Elle termine sa course sur un ouvrage qu’elle n’avait jamais vu jusqu’à présent. Il semble avoir été laissé là sans considération, à l’abandon sur le sol. La couverture est tout à fait neutre, sans notation. Elle l’ouvre, il lui faut parcourir un certain nombre de pages avant de trouver cette mention qui souffle à l’intérieur : « Inachevé ».

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, samedi 09 janvier 2016, 01:23 (il y a 3244 jours) @ zeio

Depuis longtemps, K. se sait doué d’un certain don de mimétisme. En toute occasion il devient, peu ou prou, ce qu’il observe. Ainsi, tandis qu’il ne regarde rien de particulier, qu’il est assis tranquillement à la fenêtre de sa chambre, son regard s’arrête momentanément sur un passant, avant de monter vers la cime de l’arbre, elle-même enveloppée d’étoiles. Alors il ne devient rien de particulier.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, mardi 12 janvier 2016, 01:22 (il y a 3241 jours) @ zeio

De nombreux portraits constellent les murs de la maison, les couvertures des livres, les photos encadrées qu’on a soigneusement disposé sur la commode. K., en digne étranger, reflue d’un portrait vers un autre portrait, sans qu’il lui soit permis de se fixer sur aucun d’entre eux ; tous ces regards le suivent, comme autant d’injonctions qui se transforment, aussitôt qu’il s’en rapproche, en revolvers fixés sur sa tempe. D’ordinaire il n’est pas possible, pour K., de se départir de ces visages autoritaires, qui l’exhortent puis le repoussent. Pourtant, sitôt que la lumière du jour décline, les portraits semblent se dissoudre avec elle. C’est comme si, en un instant, toutes les paupières du monde se refermaient. Alors il se retrouve seul, abandonné à lui-même, mais libre enfin de parcourir sa cellule en tous sens. Libre de démasquer les murs et frontières que nul n’a vu.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, mercredi 13 janvier 2016, 02:28 (il y a 3240 jours) @ zeio

K. ouvre les paupières. La routine n’a pas lieu d’être. Elle est cruciale. Le plan est tout tracé. Le plan est neutre, la journée est claire. Aussi claire qu’une journée non décisive. Et la neutralité de la vie réelle sied à celui qui veut conquérir le monde par les voies intérieures. Les voies les plus délaissées de toutes les voies. Les voies dont on est sûr qu’elles mènent au vide seul. À la défaite prévisible. Elles forment pourtant une somme de toutes les victoires à elles toutes seules. La représentation de ce qui va venir est si nette, une légère concentration n’est pas même nécéssaire pour que K. puisse constater son propre corps au lever, de dos, qui se dirige vers l’armoire déjà grande ouverte. Par anticipation il entend le frottement caractéristique du peigne dans ses cheveux mouillés. Le miroir l'attend. Le cou de K. est déjà rouge du feu du rasoir à venir. Il récolte encore un peu de la chaleur amniotique du lit, bien qu’il ne tire aucun plaisir particulier de cette chaleur, la sachant provisoire, vouée à se désagréger bientôt dans le cours de l’hiver. Il se couvrira du manteau gris sombre. L’instant décisif, qui lui apportera la victoire, n’est pas situé dans l’entremêlement des jours qui se succèdent, il repose sur le papier. C’est là qu’il partira à la conquête du monde. Le mot attend K. près d’un feu, il fait encore nuit, c’est le matin hivernal. La plus légère imagination permet à K. de se surprendre, sur le point de traverser la chambre, en direction de la cuisine dans laquelle il prendra le petit déjeuner avec le père, lequel se plaint déjà du mauvais travail de ses employés, en leur absence. Avant même que les employés aient débuté la journée de travail. Avant même qu’ils n’aient ouvert les yeux, finalement. K. se demande si l’entière existence du père n’a pas la consistance mucilagineuse d’une immense plainte. Déployée de part en part, tout au long de la vie, elle augmente à chaque échelon, résultante d’une nécéssaire évolution de son statut social. En bon fils, K. se plaint lui aussi. Il a toutes les raisons de se plaindre. Le père est inapte, non seulement à le comprendre mais simplement à l’écouter. K. se plaint auprès du vent. Auprès du nuage. Ses plaintes sont tout autres. Elles sont les seules vraies, quand toutes les autres sont des simagrées d’esclaves. Depuis ce qu’il reste de son sommeil, K. écoute le clair cliquetis des clefs dans la serrure de la porte d’entrée. Quelqu’un part. Une neige à demi fondue recouvre la terre. Le plan est tout tracé. La conquête peut débuter.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, vendredi 15 janvier 2016, 00:24 (il y a 3238 jours) @ zeio

Le dormeur. On ne sait pas de quoi il rêve. On sait seulement que ses rêves sont agités. Personne ne l'a jamais vu véritablement éveillé. On a voulu, pourtant, l’extirper de son sommeil trop long, beaucoup trop long pour être réparateur. D’ailleurs, à quoi bon un sommeil réparateur, s’il ne subsiste plus l’existence réelle, à travers laquelle profiter de tous les bienfaits de ce sommeil ? D'innombrables méthodes ont été tentées pour le réveiller, sans succès. Un jour on a voulu essayer la méthode de l'eau : un dispositif au fonctionnement très simple, placé au-dessus de sa tête, était chargé de laisser s'écouler, à intervalle régulier, des gouttes d'eau qui tombaient au milieu du front du dormeur. Le rythme de l'écoulement, lent au départ, devait être de plus en plus rapide, l'intervalle entre deux gouttes d'eau de plus en plus court, si bien qu’au bout de quelques jours, il ne s’agissait plus d’un égouttement mais de l’écoulement d’un mince filet d’eau. Il était prévu qu’à ce moment précis, lorsque le flux avait atteint son paroxysme en prenant la forme d’un filet d’eau, le dormeur se réveille. C’est en tout cas ce qu’avait affirmé à la famille le fier inventeur de cette machine particulière. Cela n'avait pas fonctionné, le seul résultat tangible de cette opération était le travail supplémentaire imposé aux deux sœurs, qui devaient presque à chaque heure remplacer les draps du lit, ainsi que le matelas, rapidement inondé. L’empilement de serviettes, placées sous la nuque du dormeur, absorbait l’eau de façon très insuffisante. Le dormeur était sensé se réveiller. Depuis toujours il était sensé se réveiller.
Une autre fois on le transporta à l'air libre. On déposa son corps maigre sur un tapis de paille, dans un coin du jardin. Il était question du vent frais, du soleil, de la pluie, voire de la foudre s’il le fallait. On se disait qu’au moins un de ces éléments serait en mesure de provoquer son réveil. Il n'en était rien. Il est arrivé que l'on sangle le dormeur à son lit, en position verticale, la tête en bas. Il a été inoculé dans son corps, par les médecins, toute une série de substances toutes aussi mystérieuses les unes que les autres. Aucune de ces substances n’a eu le moindre effet, si ce n'est celui de plonger le dormeur dans une forme de léthargie nettement plus prononcée qu’à l’ordinaire. Lorsque le dormeur garde la bouche grande ouverte, il semble qu'il ne rêve plus.
Des professeurs éminents se sont penchés sur son cas. Ils ont analysé son cerveau à l’aide de systèmes de mesures sophistiqués. Quelque soit l’outil utilisé, la conclusion était à chaque fois limpide et irréfutable : les activités neuronales du cerveau du dormeur, ainsi que les ondes émises (ondes bêta en l’occurence) sont équivalentes à celles d'un homme éveillé.
Il se retourne fréquemment dans son lit. On l'entend ricaner. Certains ont parfois cru distinguer quelques mots entre deux bafouillements. Récemment, la sœur a voulu persuader toute la famille qu'elle avait entendu nettement toute une salve de mots distincts. Mais cette salve était composée d’éléments si abstraits, si dénués de liens les uns avec les autres que chaque membre de la famille se faisait une idée différente, voire opposée, de ce que le dormeur avait, semble-t-il, cherché à exprimer. Si tant est qu’il avait cherché à exprimer quoi que ce soit. Mais comment distinguer les agitations nerveuses, les mouvements réflexes des lèvres et des cordes vocales, d’une véritable parole, d’une authentique pensée ? Devant la contradiction, la famille avait cessé de vouloir à tout prix trouver du sens dans les émissions vocales du dormeur.
Les jours de grand silence, au beau milieu des nuits, les gémissements résonnent dans les couloirs de la demeure.
Le père régulièrement s'enquiert de l'évolution de la situation. Lorsque cela se produit il vient entrouvrir délicatement la porte de la chambre. Il garde la poignée dans sa main, reste ainsi immobile un instant, les yeux dans le vague, l’oreille dans l’embrasure, afin tout d’abord d'écouter. Le plus souvent il n’entend que de vagues sifflements qui ne le rassurent aucunement. Si finalement il se décide à chaque fois à ouvrir en grand la porte, avant de passer le seuil de la chambre afin d’observer le dormeur, c’est uniquement parce qu'il termine toujours ce qu'il a commencé, et qu'il aime le travail bien fait, sous toutes ses formes. Au début, il vérifiait l'état du dormeur deux à trois fois par jour : le matin au lever, puis le soir, juste avant de se coucher. Quand le travail incessant lui offrait tout de même un moment de répit, il arrivait qu’il vienne lui rendre visite à l’heure du déjeuner. Le temps passait, petit à petit ces vérifications se sont espacées. Si bien que désormais, elles n'ont lieu qu'une fois par semaine, tout au plus.
Les sœurs changent les linges et lavent méticuleusement le corps du dormeur.
Aujourd’hui il est couché sur le côté. Ses jambes, fines mais toujours musculeuses, sont sujettes à des spasmes. Elles remuent frénétiquement dans le vide, mimant une course vers une destination inconnue. Les mouvements nerveux sont semblables à ceux d’un animal. La sœur se plaît à imaginer qu’un rêve agréable est en cours. Peut-être est-il en train de courir à travers champs. Pourtant, remarquant maintenant sur son visage l’expression d’une sourde inquiétude, il lui semble que le dormeur tente d'échapper à un prédateur qu'elle ignore.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, mardi 19 janvier 2016, 01:20 (il y a 3234 jours) @ zeio

Régulièrement, l’écriture lui est tout à fait étrangère. Démuni, perclus comme un être à qui on a retiré la raison de son existence, il se met en boule dans un coin. Il regrette, puis il attend. Il cesse de se nourrir un moment, à l’affût d’une autre nourriture. Il laisse le froid de l’hiver pénétrer ses muscles, ses os. Il réclame sans mots un secours qui ne viendra probablement pas de ce monde. Des mains peut-être soulèveront son corps fragilisé par une succession d’atteintes, portées par un ennemi qui n’a pas pris la peine de s’identifier. À tel point qu’il se demande si cet ennemi existe véritablement, ailleurs qu’en lui-même. Qui d’autre ? Les mains secourables viendront le redresser, le replacer sur sa chaise, devant sa table de travail. Des mains qui n’ont rien de matériel. Elles allumeront un feu qu’il n’est pas en mesure, à cet instant, de lui-même susciter. Il ne sera pas rassuré, il ne sera certainement pas guéri, mais il aura la lumière et la force de se remettre à écrire, c’est à dire à invoquer.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, jeudi 21 janvier 2016, 03:26 (il y a 3232 jours) @ zeio

Il fait nuit. Chacun est endormi. Tout était calme jusqu’à ce moment précis, quand le hurleur, précipité par on ne sait quel dérèglement nerveux, émerge brutalement dans la demeure. Il n’a pas eu besoin de briser une vitre, ni de forcer le moindre verrou. On ne sait pas même s’il lui a été nécéssaire d’ouvrir une porte. Peut-être une des portes a-t-elle été laissée ouverte par inadvertance ? Comment savoir ? Il a dû, en tout état de cause, découvrir une brèche quelconque. Il s’égosille. La famille est réveillée en sursaut. Le hurleur se précipite d’une pièce à l’autre, comme on échange une détresse pour une autre détresse. Peut-être est-il à la recherche d’un peu de calme, calme qu’il ne trouvera jamais dans les rues, ni ailleurs, hors lui-même. Il dissémine après lui des morceaux de ce ruban parcheminé qui lui servait de peau, ils retombent au sol comme des découpures, tessons de sa propre nuit. L’air libre le brûle et le fait trembler encore un peu plus, il hurle dans les couloirs plus que nécéssaire. Il se cogne aux tables, renverse la vaisselle. C’est à peine si on entend le verre brisé au milieu de ce vacarme. La sœur, qui ne trouve là aucune raison de se plaindre, s’évertue à remettre les choses en ordre à sa suite, abandonnée seule à cette tâche infinie. L’abnégation même. Il faut soigner le hurleur. La mère semble, dans les situations qui sortent de l’ordinaire, détenir subitement un ancien savoir. Elle tient dans sa main une veilleuse, brillante et rouge.
Elle exerce sur cette veilleuse, laquelle est attachée au bout d’une chaîne, un mouvement oscillatoire devant les yeux larges du hurleur. Comme pour couper court au sortilège. Ou pour contrer une chose très dense et très noire. Fasciné par le brasero qui oscille à sa portée, le hurleur s’estompe, de même que le monde autour de lui. Satisfaite de l’effet produit, la mère effectue quelques pas en arrière. Elle tente maintenant de diriger le hurleur à travers la demeure. *Viens par ici, sale bête !* La sœur, pour l’assister, se place derrière la mère, qu’elle guide dans les couloirs en tirant sur sa chemise de nuit. Il est emmené d’abord dans le séjour, près du poêle à bois. Sans doute espèrent t-elles qu’un peu de chaleur calmera ses nerfs. Ensuite, elles lui proposeront doucement de s’en aller. Elles savent d’instinct que le pousser dehors dans un tel état ne servira à rien, dans une telle situation il reviendra, à coup sûr. Peut-être risquerait-il de revenir chaque nuit. Qui sait même s’il ne reviendra pas accompagné de toute une meute, pour se venger de ne pas avoir trouvé, ici même, une forme d’accalmie. Le poêle à bois hélas n’a aucun effet. Tandis que la mère retient toujours l’attention du hurleur, la sœur saisit le soufflet et tente de propager l’air chaud autour de son petit corps. Mais chacun de ces déplacements d’air provoque des convulsions. Il est sur le point de pousser de nouveaux cris. *Il lui faut la fenêtre ! pour regarder au-dehors*. On le dirige, à l’aide du même stratagème, vers la chambre la plus proche, celle de la mère. *Il faut le nicher ici, sur le barreau* dit la mère en désignant la fenêtre. Après de longs efforts le hurleur est finalement tenu en équilibre sur le barreau. Pour maintenir son attention vers l’extérieur, la mère tend par la fenêtre son bras qui tient toujours la veilleuse. Mais à la suite d’un mouvement trop brusque, la flammèche la brûle. Elle lâche prise, l’objet tombe. *C’était le dernier recours*. Le hurleur suit des yeux la lueur, dont la chute lui semble si lente. Sans attendre, il se laisse tomber à son tour, pour la rejoindre.
*Il ne reviendra plus* affirme la mère, sûre d’elle-même.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par kelig, jeudi 21 janvier 2016, 20:53 (il y a 3231 jours) @ zeio

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, vendredi 22 janvier 2016, 00:37 (il y a 3231 jours) @ kelig

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, samedi 23 janvier 2016, 00:41 (il y a 3230 jours) @ zeio

K. porte en lui une succession de portes, ouvertes mais gardées par de redoutables sentinelles. Rares sont les éléments qui franchissent une à une ces portes, passent avec succès chacune des épreuves intérieures, jusqu’au lieu central où plus rien n’est filtré. Les éléments parvenus jusque là, en se désagrégeant produisent des éclairs, ils se fondent en lui avant de s’intégrer dans le magma amniotique qu’il peut nommer avec euphorie et inquiétude : K.. La dernière porte franchie, il ne crie pas victoire. Il crie au désastre, et son index suit en tremblant les lignes qui s’agitent sous ses yeux.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, dimanche 24 janvier 2016, 03:36 (il y a 3229 jours) @ zeio

II



Le but est visible au loin, semblable à une lueur pulsatile située très haut, sur le sommet d’une montagne dénuée de signalisations voire de chemins. Elle se déplace à intervalles irréguliers, sans jamais s’éloigner longtemps de son point d’origine. Elle pivote, débute une danse bizarre, le héle, puis elle donne l’impression de le repousser violemment lorsqu’elle adresse, à l’attention de K. des signes qu’il ne comprend pas. Elle disparaît à nouveau derrière le col. Il est probable qu’elle n’apparaîtra plus jamais, alors même que K. se met à hurler à pleins poumons et que ses appels traversent les immenses espaces. Ce qui ressemble à une vague lueur est tout ce qu’il est possible d’apercevoir dans la nuit environnante. K. alternativement flotte, nage ou rampe dans sa direction. Les vents contraires l’écœurent, la terre meuble l’englouti. Mais il s’agit d’avancer coûte que coûte. Quand bien même il ignore le dessin de son voyage. La finalité de ses efforts. Consentir aux étendues gelées. Nul détour possible. Il redoute les innombrables adversaires qui tendent des pièges chaque fois plus étudiés. Les dispenses disséminées ça et là ont la forme des mauvais présages, des promesses d’ensevelissements. Égarements supplémentaires sur la voie d’une évasion sans objet. Les étoiles brillent plus bleues. Ses mains travaillées par le froid devront franchir d’autres frontières.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par dh, dimanche 24 janvier 2016, 08:23 (il y a 3228 jours) @ zeio

"Consentir aux étendues gelées."

j'aime.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, mercredi 27 janvier 2016, 03:09 (il y a 3226 jours) @ zeio

Assis à sa table de travail, K. garde précieusement le portrait à portée de ses mains. Il ne prend pas la peine de poser systématiquement ses yeux sur l’image, la présence du portrait suffit, même dans l’ombre. Les yeux imprimés en noir et blanc, par contre, ne ratent rien de ce qui se déroule ici. Ils sont imprégnés de chacun des gestes et des expirations de K. Ainsi, depuis sa table de travail il se sait observé par cette matière à-demi vivante, mais plus vivante tout de même que les fleurs qui terminent déjà leur vie dans les vases hagards. Peut-être plus vivante encore, dans le for intérieur de K., que les nombreux passants qui transitent d’un point à un autre de l’existence, qui ont oublié que leur respiration s’est arrêtée un jour devant l’entrelacement des étoiles mouvantes. Lorsque K. est au travail, l’écriture est sans cesse sur le point de mourir, toujours en instance de venir au monde, sous le jour crû des phénomènes observables. Pourtant lorsque K. prend l’objet dans ses mains, il regarde le portrait, non pas seulement pour se remémorer quelque chose ou quelqu’un, il le regarde comme on veut se renseigner sur le temps qu’il fait, et savoir si la tempête violente sera bientôt suivie d’une éclaircie méritée. Il synchronise ses étendues intérieures avec l’expression fluctuante du visage aux aguets, point d’appui, tout autant que lueur vive fixée loin dans l’horizon. Il l’absorbe, comme d’autre veulent faire entrer en eux les dieux protecteurs, figurines minérales posées nues sur les autels. Il saisit une expression qui sera une forme de réponse à une question inconnue. Une question qu’il préserve à tout prix dans son obscurité. À ce moment précis, c’est un regard sévère qui culmine au-dessus de la table de travail de K. Un regard pourtant dénué de toute espèce de négativité ou de jugement. Sévérité de ce regard qui le déchire et l’impose de continuer.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, samedi 30 janvier 2016, 02:09 (il y a 3223 jours) @ zeio

Au matin, K. tourne la tête, découvre sur la table de chevet l’ordre du jour, inscrit sur un morceau de page déchirée. La petite souris l’a certainement déposé ici pendant la nuit. Tenu à la verticale contre le pied de la lampe, orienté vers le visage de K. avec précision comme si on voulait être absolument certain qu’il ne lui échappe pas. L'ordre du jour est concis et clair : *Aujourd’hui, réveille-toi*.
K. se souvient avoir lu cette injonction plusieurs fois par le passé, sans pouvoir se rappeler s’il est parvenu un jour à la mettre à exécution, ni même s’il s’agit d’un rêve ou d’une autre chose. Il subsiste un point capital qu’il ne peut pas mettre en doute : s’il ne peut pas en premier lieu remplir les conditions physiques nécessaires à l’accomplissement de l’ordre du jour, c’est à dire à réunir les morceaux de lui-même éparpillés aux quatre coins de la chambre et même au-delà, la tentative sera avortée, il sera désavoué de façon certaine et entière ; la mise à l’épreuve aura échoué, les conséquences seront inéluctables, probablement incalculables, quand bien même il ignore aujourd’hui en quoi elles pourraient bien consister. Sans doute dépasseront-elles tout ce que son imagination est capable de mettre en œuvre. Ce qu’il peut faire, pour le moment, c’est saisir le morceau de papier, reposer l’arrière de sa tête sur l’oreiller, tenir l’ordre du jour devant ses yeux endoloris. Avec son pouce il examine la texture du papier, il peut sentir le sillon creusé par le graphite. Preuve s’il en est de la réalité matérielle de l’ordre du jour. Il relit l’inscription à plusieurs reprises. À la longue, le sens profond de cette phrase devient plus ambigu, jusqu’à ce qu’il ne s’agisse plus d’une salutaire injonction, comme K. le pensait au premier abord, mais d’une redoutable sentence.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mercredi 03 février 2016, 02:33 (il y a 3219 jours) @ zeio

Les invitations à disparaître marchent dans les rues en colonnes, elles fusent dans le ciel en nuées, quelques unes s'établissent un moment sur les pavés de la cour, sur les marches de l'escalier extérieur. D'autres s'infiltrent dans la chambre par la fenêtre, on entend des ailes se cogner contre les battants, le plafonnier oscille, la poussière remue, les points de chute sont aléatoires. K. les contemple un moment, avant qu'elles ne s'agitent et se déplacent à nouveau vers d'autres lieux. Un autre jour, K. les situe quelque part dans un jardin animé, au pied des grands immeubles, quand le sens immédiat des conversations lointaines n'est pas encore établi. Les invitations à disparaître sont nombreuses, sauvages et imprévisibles. Une espèce particulière subsiste dans les pages de certains livres, ce sont elles les plus vivaces, les plus impératives aux yeux de K.. Il abonde dans leur sens, il incline son corps, comme pour les laisser attaquer sans limites ses résistances intérieures.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, jeudi 04 février 2016, 02:42 (il y a 3218 jours) @ zeio

Dans une fenêtre située en face de la chambre de K., une famille est à table. K. devine confusément qu'on ingère un morceau immense de mémoire. Le fils mange plus lentement que les autres. Ses mastications lentes et laborieuses laissent penser qu'il est en train de se forcer. Le dessert a déjà été servi. Depuis la fenêtre éloignée de K., c'est un imposant globe blanc sans défaut, posé au milieu de la table. Les deux filles trépignent, tendent leur assiette. C'est à celle qui arrivera à placer son assiette par-dessus l'autre. Le père est debout, perplexe, il tourne le plat pour repérer l'endroit idéal où planter la première lame. Ne le trouvant pas, il coupe finalement au hasard. Le fils en est toujours au plat principal. Il n'a pas été attendu. La famille peut-être est habituée. Il mange de plus en plus lentement à mesure que son assiette se vide. K. ne sait plus si le fils est réellement en train de se nourrir, quand la bouche de celui-ci ne semble même plus se mouvoir. À la fin du repas, le père enclenche un mouvement de retrait. Chacun se lève et retourne à ses occupations. Ici, il n'est plus personne de visible. K. cherche des yeux une autre fenêtre, qui ne soit pas vide.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, lundi 08 février 2016, 01:53 (il y a 3214 jours) @ zeio

Une foule amassée sur le bord, cogite, hésite, on s'interpelle, on soumet quelques idées : le plus grand nombre tourne sur lui-même, ne sachant pas quelle direction emprunter, ni même de quel côté le grand vide se situe. K., en bon assembleur, à regroupé là toute la faune irrésolue du territoire intérieur, la multitude désordonnée, pour le grand saut qui n'aura peut-être pas lieu, qui aura lieu sans doute, au moins par saccades, dans une succession d'épisodiques plongeons. Il ne redoute rien tant que le grand saut, que chacune de ses fibres pourtant réclame, il bat le rappel, incante, exerce à nouveau quelques rites. Il fait un pas de côté, déplace ses mains dans une zone d'ombre, pour mieux distinguer la lumière tirer ses lignes chaudes dans la fumée épaisse qui transite. Sur le bord de sa langue, les mots se tortillent, il les incite, et dans un son rauque, sans bien savoir s'il s'agit là d'un éternuement ou d'une banale quinte de toux, les expulse, avant de les voir basculer dans le dehors, chuter sur ses mains, sur ses doigts agités, envahir la page. À la suite de ceci se succèdent en cortèges salubres d'autres mots. Sans raison précise, autre que celle, peut-être, de l'alignement favorables des astres, de l'agencement propice des étoiles bénignes, les pas viennent, un à un, et la foule bascule sans plus de concertations dans la fosse étoilée de l'œuvre.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, lundi 08 février 2016, 23:59 (il y a 3213 jours) @ zeio

C'est le soir. L'heure de la chasse. K. écoute au loin les cors que nul n'entend. Les échos sauvages traversent les paysages, ils passent sous les arbres, franchissent sans mal les distances jusqu'à la chambre où K. espérait pourtant trouver le sommeil. Ils sonnent l'hallali, le danger, la retraite, tout cela dans une même impression pulvérisée. C'est peut-être lui le chassé. Personne d'autre. Il est la proie. Il peut entendre la meute de chiens se rapprocher, s'éloigner, se rapprocher encore. Bêtes inconscientes des mauvais présages qu'elles diffusent dans la nuit, de l'interminable harcèlement qu'elles propagent jusqu'aux oreilles attentives de K.. La lampe est éteinte. Il ne l'allumera pas. Dans les rideaux, les ombres mouvementées des branches montrent à quel point le vent souffle dehors. On ne lui pardonnera pas ses erreurs. Pas plus qu'il ne se les pardonne à lui-même. Il sera rattrapé. Par là où il avait pensé disparaître. K. espère en silence ne pas avoir laissé en trop grand nombre de traces de lui dans ce monde. Surtout, ne pas être rattrapé par la meute avant d'avoir trouvé le sommeil.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mercredi 10 février 2016, 21:54 (il y a 3211 jours) @ zeio

Il s'agit de rétablir à tout prix le courant dans la demeure éteinte, on se démène, dans un placard on met la main sur quelques cierges poussiéreux. Le tout pour tenter de mettre à bas l'ambivalente obscurité. *Peut-être le tonnerre*, dit la sœur. *Le temps est clair, pourtant*, répond la mère. *On ne saura jamais. Il faut attendre que ça se rétablisse* conclut le père tout en apportant les derniers réglages à son système de défense. Il sera prêt à affronter la nuit, aussi brutale soit-elle. K., lui, n'a pas bougé d'un pouce. Attaqué déjà depuis la tombée du soir par une inquiétude transversale. D'autres prendront en charge la lumière. Elle ne résoudra rien, se dit-il. Dans le cas contraire, ça se saurait. Il ne craint plus le noir, cette peur à été remplacée depuis des lustres par quelque chose de nettement plus incandescent et de nettement plus terrible. On entend, derrière les parois, les voisins qui s'agitent eux aussi. On crie, on donne des ordres. Quelques gémissements se font jour. Un enfant, quelque part, appelle sa mère qui ne vient pas, hurle de désespoir. C'est peut-être, pour eux, le signe annonciateur du retour d'un antique fléau, une nuit nouvelle sans lumière, sans rien. Le chaos du refus. Une forme latente d'extinction qu'on redoutait, tenue à distance jusqu'à présent sur le pas de la porte, qui prend forme et fait son entrée subitement. Prête à ramasser les corps nus. La perturbation est minime pour K., un clapotis tout au plus. S'il n'avait pas été interpellé par le vacarme des êtres et des choses alentour, c'est à peine s'il aurait remarqué ce surplus d'incertitudes. Peut-être une occasion supplémentaire se présente à lui, se dit-il maintenant. Il ferme les yeux. Lorsqu'il les ouvre à nouveau il remarque non loin, aux alentours de la table de travail où sont amoncelés les cahiers, une faisceau diffus, animé et rouge. L'origine de cette lueur reste pour lui une inconnue. Il ne cherchera pas à la résoudre. Pas tout de suite.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, lundi 15 février 2016, 04:14 (il y a 3207 jours) @ zeio

Étendu au sol, tandis que les hôtes discutent posément de choses et d'autres. L'arrière du crâne appuyé contre un coussin délavé et inconfortable. K. est l'unique usager de ce coussin, dont personne ne s'est jamais préoccupé de le nettoyer, encore moins de le remplacer par un coussin neuf, adéquat, qui aurait fait le bonheur de K. ; qui aurait même pu, d'une certaine façon, renouveler son monde, qui sait. Lorsque dans un mouvement de tête un peu trop brusque, le soulèvement de poussière issue du coussin irrite la gorge de K. et provoque un retour de toux, la mère ne s'interroge pas outre mesure, elle ira tout au plus nettoyer le tapis autour, sans songer au bonheur de l'imperturbable dormeur qui sommeille ici et qui a besoin de plus de soins qu'il n'en a l'air. Faute de nuages, il exerce sa vision sur le triste lustre qui surplombe les convives, dont la conversation ordinaire et nébuleuse laisse parfois échapper une forme de gargouillis qu'il confond avec un détestable recommencement. Quand l’entretien porte sur un sujet plus délicat, les timbres des voix se font plus graves, ils descendent dans le spectre auditif de K. pour attendre des zones désagréables voire alarmantes pour lui. L'exécrable motricité de son anatomie ne lui permet pas de se boucher les oreilles. D'ailleurs, il ne le désire pas vraiment, car il ne craint rien tant que l'espéré silence. Sans compter le fait que toute tentative nouvelle de K. de se boucher les oreilles, en plus d’être vouée à l'échec, offrirait aux hôtes le spectacle ridicule de ses invraisemblables contorsions ; il serait soumis, une fois supplémentaire, aux regards désapprobateurs de la famille et des invités. Alors, faute de mieux, il se couche, il attend. Il écoute, surtout. Il ne cherche plus depuis longtemps (d'ailleurs, ne l'a t-il jamais fait ? N'avait-il pas réalisé, dès le premier jour, l'inanité de toute tentative ?) à extraire un sens de toutes ces paroles qui infusent la pièce. Cela ne l'empêche pas, c'est même le contraire, d'écouter. Attentif, K. est à l'affût de quelque chose. On pourrait par ailleurs résumer ainsi son existence, de nuit comme de jour, depuis l'aurore de sa vie, il est à l'affût. Sans bien savoir de quoi. D'une absurdité confondante, peut-être. Ou plutôt, de quelques jeux qui se soulèvent. Au-dessus de lui, les raies de lumière coïncident avec les mots, qui finissent toujours leurs périples à un endroit où à un autre de son territoire intérieur. Il les fait sien, les tourne entre ses doigts. Quand il remarque en eux la promesse d'une naissance, on ne sait pas si c'est la fierté ou le regain d'espoir qui le poussent à rendre au monde ce qui s'est accompli en lui. Il lève la tête. Il adresse quelques mots. La discussion cesse instantanément, les hôtes et la famille se tournent vers lui, interloqués. *Il parle ?* interroge un invité inconnu. *Peut-être essaie t-il de dire quelque chose*, répond un autre. K. éprouve une sensation semblable à celle qui a lieu à la fin d'un rêve lourd et prégnant, dont on a peine à s'extraire pour rejoindre ce que d'autres ont nommé pour nous la réalité. Il faut pourtant la rejoindre, coûte que coûte. Pour K. il est tout à fait clair que ce ne sont plus des mots qui sont échangés autour de lui désormais. Ce sont des rires.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par kelig, lundi 15 février 2016, 10:08 (il y a 3206 jours) @ zeio

Très bon !

Encore

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mardi 23 février 2016, 01:26 (il y a 3199 jours) @ zeio

*As-tu oublié ?* Peut-il entendre. *C'est aujourd'hui pourtant. Une date importante*. Sur ces mots, K. se dresse sur son lit. Il se tourne vers l'horloge. Il est onze heures. Nous sommes dimanche. *Pourquoi donc ?* répète-t-il en lui-même. Il ouvre son agenda. Rien de particulier. Si le jour était d'importance, il aurait laissé une note quelque part. Mais peut-être ce jour est-il si crucial justement, qu'il n'a pas jugé nécéssaire de le noter, s'imaginant, une fois encore, posséder une mémoire infaillible. Le contraste redoutable entre la nécessité de tenir compte de l'évènement extraordinaire, et l'incapacité de se remémorer en quoi consiste cet événement, trace en lui les premières lignes d'une inquiétude qui ne manquera pas de croître et de l'entraver dans son cheminement. *Le mieux est encore de ne pas se rappeler. Cela me passera bientôt*. Il tente en vain de se convaincre. *Il est l'heure*. L'obstination revient à l'assaut. *L'heure de quoi ?* Complètement réveillé désormais, au maximum de ses capacités, K. sait avec certitude qu'il ne pourra pas se soustraire à cette sollicitation sans objet visible. Dans l'appartement, il écoute le père circuler d'une pièce à une autre, le pas angoissé, chaotique. Le type de pas que l'on peut entendre lorsqu'un heureux événement est sur le point de se produire. *Une nouvelle naissance ? Mais qui ?* Il le sait pourtant. Depuis toujours. On crie le nom de K. depuis le couloir. *Viendras-tu bientôt ?*.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par Claire, vendredi 26 février 2016, 12:12 (il y a 3195 jours) @ zeio

j'ai tout rassemblé en un seul texte, en gardant les interruptions bien sur.
je lis lentement, il y a ce foisonnement, ces delires, ce qui fait l'unité aussi.
C'est à retravailler bien sûr, mais c'est diablement intéressant.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, vendredi 26 février 2016, 18:02 (il y a 3195 jours) @ Claire

Bon nombre d'éléments qui sont ici ont été retravaillés depuis sur mon ordinateur. Mais le travail n'est pas terminé. Encore des cisaillements/élaguages/reformulations à effectuer, aussi. Merci Claire pour ton intérêt et ta lecture attentive de cette hésitation devant la naissance.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, samedi 05 mars 2016, 02:50 (il y a 3188 jours) @ zeio

La colère entre plein feux dans la nuit, sans signes avant-coureurs, sans frissons qui la précèdent, sans même qu'une raison particulière ne semble avoir provoqué son irruption. Elle tremble comme un oiseau qui vient de mettre bas, attardée sur le rebord de la fenêtre, inquiète déjà de la survie de sa progéniture. Faudra t-il la nourrir, et de quelle façon ? K. éprouve sentencieusement le poids nouveau qui vient de se poser sur les épaules de sa vie. Il lui vient à l'esprit qu'il pourrait visiter tous les étages de la demeure, interroger les habitants un à un, pour découvrir finalement le propriétaire de cette manne étrange, laquelle hier encore ne faisait pas partie de son univers déjà trop étendu. Dès lors il pourra rendre la colère à son hôte naturel, s'en débarrasser pour de bon avant qu'elle ne s'enracine dans le chenal intérieur. Mais le propriétaire, probablement déçu de voir revenir à lui l'élément perturbateur, décidera peut-être de l'écraser comme on écrase un vulgaire insecte. K., lui, ne prendra pas la responsabilité d'anéantir ainsi la colère, qui a droit de cité, quand bien même elle lui est tout à fait étrangère. Son anéantissement ne manquerait pas de provoquer chez lui un certain sentiment de tristesse, déjà, pour la simple raison qu'il serait probablement le seul à remarquer sa disparition. En attendant, comme afin de ne pas la laisser s'éteindre prématurément, il se décide à la nourrir. Son visage féminin, déformé par on ne sait quelle atteinte invisible a pour lui quelque chose de profondément attendrissant. Il fait connaissance avec elle, ce qui signe sa fin et annonce, bien qu'il l'ignore pour le moment, une nouvelle naissance. Déjà il sent qu'en lui quelque chose de lourd se déloge, comme le ferait une plaque tectonique, propageant dans tout son horizon les battements sensibles d'un rêve qui se déplace.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mardi 08 mars 2016, 01:25 (il y a 3185 jours) @ zeio

Depuis la fenêtre, K. regarde la vie en clignant des yeux. On annonce une tempête. Le soleil est densifié. Ses rayons tombent à plein sur le trottoir élargi. Au-dessus des toits rouges, les nuées d'oiseaux circulent sans contraintes. Se sentant indigne, il a repoussé un peu plus loin le portrait qui lui donnait le cœur à l'ouvrage. Il ne le regardera pas aujourd'hui. Pour ne pas se voir lui-même, dans ce miroir sincère. Un froid malaise, en suspension dans le corps, poursuit son mouvement de balancier. Il y a tant de voix humaines qui passent dans son sang. Tant de fatigues et d'épuisements. Une autorité disjointe tente de rappeler à l'ordre, dresse l'ordonnance. Langue illisible dont on a égaré la clef. Le monde en entier se rétracte, le temps d'une perte momentanée de la mémoire. Les mains fragiles de K. n'ont plus la force de tenir écartées les parois. Il faudra faire avec la rue désordonnée, l'imprégnation de l'existence, enracinée comme un souhait de disparition. Il ferme les yeux. Le vent seul fait acte de présence.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, jeudi 10 mars 2016, 01:55 (il y a 3183 jours) @ zeio

Quand sa propre peau a fondu en larmes et qu'il reste seul ainsi, accroupi dans un angle dénué d'accommodements ; il éprouve la nuit qui agence, avec toute la patience nécéssaire, ses pièces noires sur l'échiquier de son espace vital. Les pions avancent sans rencontrer d'obstacles, K. demeure ainsi assiégé dans l'angle, à l'affût d'un événement qui viendra infléchir la course de la nuit, ça peut être une lueur, même maigre, même maligne. Ça ne peut pas être un secours, il n'en demande aucun. La fenêtre est restée ouverte, le rideau ondule sous l'effet de salubres courants d'air, à eux seuls ils empêchent le lieu de sombrer dans une définitive immobilité. C'est pourtant ce soir, à cet instant même, depuis cette obscurité, que K. a senti en lui se déclencher le travail. Il faudra mettre bas tout un pan de la mémoire. La douleur de la mise au monde est peut-être la plus aiguë. La plus salvatrice aussi. Un potentiel de plénitudes attend à couvert, derrière un tissus de confusions, il faudra l'atteindre, quoi qu'il en coûte, après la naissance. La naissance qui n'a jamais lieu. La naissance toujours sur le point de se produire. K. retient le premier cri pour ne pas réveiller toute la maison. Il met un nœud entre ses dents, ainsi il peut crier désormais : il ne brisera le rêve de personne. C'est une tête congestionnée, bleue qui apparaît d'abord, les eaux non retenues qui ne manquent pas de noyer la page du livre, une tête sans vie dans les premiers instants, prête à hurler tout de même. La marche arrière est impossible. Il faudra tout coucher sur le papier.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par Claire, vendredi 11 mars 2016, 13:12 (il y a 3181 jours) @ zeio

puissant, complexe celui-là.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, jeudi 24 mars 2016, 00:47 (il y a 3169 jours) @ zeio

Au matin, la ville entretient comme à l'ordinaire la confusion qui la constitue. Un foulard traîne au sol, les passants daignent l'enjamber, mais ils ne feront pas l'effort aujourd'hui de le ramasser et de le mettre en lieu sûr. De même pour K., assis à cet instant au pied d'un platane que le printemps revigore. Le vent se lève, il enroule et pousse le foulard un peu plus loin. K. fait de même, il se met lui aussi en marche, porté par un vent qui draine avec lui tous les hasards des attributions. Si les passants donnent le sentiment de se rendre quelque part, vers un point où un autre de la ville, ça n'est guère autre chose qu'une passable illusion. Ils n'ont, en fait, pas bougé d'un iota. Certains, sinon la plupart, ce sont même repliés plus profondément dans le point central qui leur a été attribué au commencement de la vie. Au fond, ils n'ont pas fait grand chose d'autre que de plonger leur visage entre leurs genoux vieillissants, dans une position corporelle atteinte à force de contorsions, ceci, non pas même dans le but d'observer avec plus d'attention le sol apparemment concret sur lequel repose l'existence, mais plutôt pour se rendre aveugles, plus aveugles encore qu'ils ne le sont aujourd'hui. Surtout, avec la volonté farouche et inaltérée de ne pas voir, sous aucun prétexte, l'émergence du soleil grandiose, celui-là même qui est prêt à les absoudre, prêt aussi à éclairer la face intérieure et incertaine de leur monde. K. jette un regard sur sa montre, il est neuf heures moins cinq, il est temps de presser le pas, non sans avoir encore un peu laissé traîner son cœur dans une nappe de mystère. Celle là même qui garde en éveil quelques sensations qui étaient restées pour lui jusque là inconnues.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, vendredi 22 avril 2016, 00:13 (il y a 3140 jours) @ zeio

Des portes fermées, et son regard à peine ouvert. Son monde se délivre par saccades. La raie de lumière, sous l'effet de l'oscillation du grand arbre qui fait face à sa fenêtre, atteint par intermittences la table de travail. Elle semble abonder dans le sens de son incertitude. Il existe quelque part, un grouillement, une masse vivante, prête à aller au front. K. la retient dans son retranchement, il coupe-court à l'assaut, sans pour autant sonner la retraite : il veut garder la guerre en suspend, pour ne pas qu'elle lui explose à la figure, comme le ferait sans retenue le soleil imperturbable, s'il n'était pas tenu à l'écart pour le moment par le volet à-demi clos. Il faudra bientôt aller dans le monde, non sans l'avoir préalablement reconstruit dans son for intérieur. S'il veut véritablement déployer son existence, il lui faudra voir à-travers les yeux de l'autre, et, si le sortilège ne rencontre aucune limite sensible, il la regardera à-travers de nombreux autres yeux, jusqu'à ce que l'univers se glisse affectueusement dans son cœur. Il se tourne vers l'horloge : il est neuf heures. Dans la demeure il y a le silence. K. est le dernier levé. Le dernier présent. La rue elle aussi semble plus calme qu'à l'ordinaire. Un résidus de son rêve pose une main sur la fenêtre, qui s'ouvre légèrement.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par Claire, samedi 23 avril 2016, 20:49 (il y a 3138 jours) @ zeio

toujours aussi envoûtant.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, dimanche 24 avril 2016, 00:00 (il y a 3138 jours) @ Claire

Merci Claire, pour la précieuse motivation que tu apportes. Peut-être plus qu'une motivation. Un enclenchement.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, dimanche 24 avril 2016, 00:32 (il y a 3138 jours) @ zeio

K. trouve chaque matin le corps sur la table. Malgré le travail de la veille, le corps est, à chaque fois, dans un état parfaitement intact. Il tourne autour un bon moment, plongé dans ses réflexions, approfondissant un certain nombre de rêves avant de décider par quel endroit il commencera à l'attaquer. Ça n'est pas aujourd'hui qu'il en viendra à bout, il le sait, ça n'est pas un problème. De toute façon, pour rien au monde il ne souhaitera venir à bout de ce corps. Rien à ses yeux ne saurait remplacer la joie qu'il éprouve, chaque matin, de découvrir qu'il dispose à nouveau, comme les jours qui précèdent, de ce corps qui semble lui être réservé, à lui, et à personne d'autre. Il n'ira pas jusqu'à affirmer qu'il le possède. Il le pourrait, peut-être au fond ne serait-il pas éloigné de la vérité en affirmant cela, pourtant il ne le fera pas. La crainte est immense qu'une telle affirmation ne provoque sa fuite, voire son évaporation pure et simple, comme se sont évaporés tant de corps avant celui-ci. Il se sentirait tout autant coupable de l'ignorer, de l'abandonner à son sort, ainsi allongé sur la table. Cela aussi provoquerait, à coups sûrs, un écroulement, une disparition, quelle que soit la forme que pourrait prendre cet effacement. Rester dans le périmètre est la mère de toutes les clauses. Une fois la décision prise (décision qui n'en est donc pas vraiment une), K. pose son attention sur la partie choisie, avant de débuter le travail.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mardi 10 mai 2016, 00:50 (il y a 3122 jours) @ zeio

La destination est située très haut et très loin. A-t-il fait ses bagages ? Il semble que oui. On a placé dans les valises toutes sortes d'affaires dérisoires dont on aura tôt fait de se débarrasser, et dont on a d'ailleurs déjà oublié les noms. On a tiré les volets, fermé le gaz, comme si, dans l'esprit des habitants de la demeure, il s'agissait là d'un voyage tel qu'on l'entend habituellement. Le père trépigne sur le grand siège en osier, se plaint du retard, tandis que K. n'a pas encore terminé le rêve qu'il avait commencé, et que le soleil lui-même n'a pas fait son apparition sur les tuiles des toits et la tôle des dômes. La mère ne finira jamais de vérifier l'état des lieux, la propreté des angles, l'absence de poussière jusque dans les endroits où personne ne se rend, où personne même ne daigne jeter un regard. C'est que l'oublié joue son rôle, au même titre que le présent, le manifesté. Peut-être se dit-elle... "Il suffit de peu pour que l'ignoré devienne le négligé, et vienne perturber l'harmonie, voire corrompre insensiblement notre biocénose, comme un fruit qu'on a laissé pourrir quelque part au fond du panier." La sœur, impropre à la réalité du monde, survit simplement, elle dresse déjà le programme du jour, qui n'a probablement que peu de rapport avec ce qui va advenir. Elle, songe, surtout, aux provisions de pommes et de feuillets, peut-être sait-elle, d'instinct, qu'elles viendront à manquer, jusqu'au jour où elles ne manqueront plus du tout, définitivement. Elle sait que les êtres et les choses s'éteignent, elle ne le sait que trop, pourtant, elle n'a jamais pu se soumettre à une quelconque forme de certitude. Dans son esprit, il ne subsiste aucune forme de réponse immuablement fixée, quelque soit l'interrogation qui la précède. Toute réponse se trouve, un jour ou l'autre, drainée par les flots, emportée par le vent. K. exerce un mouvement de bras, à l'encontre de son rêve immobile, un oiseau s'agite sur le balcon, piaille, semble se revigorer du lever de soleil. Il est enclin à poursuivre sa démarche, prêt à chasser à nouveau tous les éléments perturbateurs qui croiseront sa route.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par julien, mardi 10 mai 2016, 21:22 (il y a 3121 jours) @ zeio

Bravo François, c'est toujours aussi puissant. J'espère que cette suite sera éditée un jour.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mercredi 11 mai 2016, 00:41 (il y a 3121 jours) @ julien

Merci Julien, je le ferai éditer oui, même si c'est par ma grand-mère ou par mon chien, je le ferai éditer.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par julien, mercredi 11 mai 2016, 08:47 (il y a 3120 jours) @ zeio

tu dois pouvoir trouver mieux !

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mercredi 11 mai 2016, 02:18 (il y a 3121 jours) @ zeio

Le père, ainsi que la mère, les sœurs et K. sont allongés, le dos à même le sol froid du patio. Entre la cime des arbres et le rebord du toit, les étoiles les plus brillantes sont visibles. Ils ne parlent de rien de particulier. Ils ne parlent de rien du tout. La volonté du père se manifeste, quelque chose dans l'atmosphère est modifié, une tension, une teinte bleue posée sur les objets, à moins qu'il ne s'agisse du délabrement nocturne qui prend le pas sur la clarté du jour. Le soleil a fini sa course dans la terminaison des nervures. On a envie de serrer le poing, pour tenter machinalement une défense, contrer une hostilité intérieure. Poser dès maintenant les défenses et, si l'adversaire ne vient pas, avoir tout le loisir d'engendrer le combat de toute pièce, dans une contraction du corps. Le père veut enclenchement un mouvement, s'il y parvient, il ne fait nul doute que son exemple sera suivi par toute la famille. On ne connaît pas encore son but, lui seul connaît la finalité de ce tropisme. Le père exerce un mouvement de balancier, cherche son élan, comme s'il se sentait capable d'atteindre, en maniant le poids de son corps, la vitesse de rotation qui lui permettra de se mouvoir dans le patio. Les tentative successives se terminent chacune sur un échec. On entend un grognement de plainte. K. devine que le prochain essai du père sera certainement le dernier, après celui-ci, les forces feront défaut, il sera trop tard. Le père souffle, se concentre avant, dans un effort énorme, de vaincre la force d'inertie et de parvenir à positionner son corps sur le côté droit. Mais il menace à nouveau de retomber sur le dos, sa position initiale. Il lance alors ses bras vers l'avant, grâce à ce mouvement supplémentaire, parvient à se mettre sur le ventre, les bras maintenant tendus au-dessus de la tête. La famille réalise que cela ne s'était jamais vu, nulle part, et que le père venait vraisemblablement d'accomplir un de ces miracles comme lui seul était capable jusqu'à présent de les accomplir. Il pousse un cri qui n'est ni de défaite ni de victoire, peut-être la simple expression d'une vitalité sauvage, ce cri se répand dans la nuit, semble dépasser sans mal les sommets des montagnes alentour. Dans l'esprit de K. ce cri est propre à recouvrir le monde dans sa totalité. Un cri aussi puissant, aussi dominateur, il n'en connaîtra plus. Les difficultés ont été surmontées. La vitesse de rotation atteinte, l'effort à fournir est désormais négligeable pour la maintenir, le père se déplace, se rapproche de la limite du patio, la dépasse, roule dans l'obscurité. Il ne s'arrêtera plus désormais. Ainsi, il a démontré que cela était possible. Les autres membres de la famille, dont K., entreprennent le même mouvement. Un échec de leur part, à coup sûr, ne pourra être de mise, sous peine de perdre de vue le père à jamais. Il faudra suivre le mouvement coûte que coûte, rien d'autre n'a d'importance. La mère, K. et les sœurs oscillent sous les étoiles, cherchent leur élan, prennent de grandes respirations, se contractent à romprent leurs nerfs. Les corps et les esprits sont tout entiers consacrés à cette entreprise.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, dimanche 22 mai 2016, 01:31 (il y a 3110 jours) @ zeio

La maison s'est enfoncée de quelques pas supplémentaires dans la terre meuble. Les murs, les poutres de chêne, les habitants, ils sont tous redescendus. Le creuseur, tout entier voué à l'activité pour laquelle il a été placé dans le monde, rôde aux alentours du foyer. Parfois, par le plus grand des hasards, le tunnel en cours d'élaboration est situé aux abords d'une fenêtre laissée grande ouverte. Dès lors, tandis qu'il creuse, il arrive qu'il pousse par inadvertance des mottes de terre qui finissent sur le plancher séculaire de la chambre de K.. Le résultat de cette chute inopinée, au-delà de l'impropreté, est le son caractéristique du léger éboulement qui se propage dans les nerfs, résonne jusqu'à l'irritation. Le creuseur, pourtant, est dénué de toute intention, sinon de celle de creuser. Il ne pensait pas à mal (si on accepte de lui prêter la faculté de penser), si d'ailleurs il avait connaissance de tous les troubles qu'il génère en l'autre, il est fort à parier qu'il tenterait sur le champ de consacrer ses immenses forces à la cessation de toute activé perturbatrice, quand bien même cela lui est physiologiquement impossible. K. depuis longtemps à compris qu'il fallait faire avec, comme on fait avec la pluie, le vent, et toutes les choses naturelles. Si ça ne tenait qu'à lui, il permettrait aux mottes de terre de s'amonceler sous la fenêtre, il laisserait volontiers croître l'écosystème de vers, de germes, de champignons, de racines et de millions d'autres symbiotes qui s'agitent vigoureusement dans la glèbe. C'est la mère, quand la sœur n'est pas dévolue à ce rôle, qui se donne du mal pour entretenir le rite de la purification intérieure. K. se rappelle qu'un jour il avait entendu la mère justifier le rite par ces mots simples : "l'état de la demeure reflète l'état de nos esprits". Cela n'empêche pas la maison de s'affaisser toujours un peu plus et de pénétrer dans le sol. Cela n'empêche pas non plus les fenêtres de descendre lentement jusqu'au royaume du creuseur. Repensant aux mots de la mère, K. se demande souvent pourquoi, pour juger de l'état de délabrement ou de clarté de nos esprits, le monde extérieur est si peu pris en considération. Peut-être parce que nous nous bornons à imaginer qu'il existe une frontière établie entre la demeure, les autres et les étoiles, se dit-il.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, lundi 06 juin 2016, 01:24 (il y a 3095 jours) @ zeio

C'est un inextricable agglomérat de ronces et de vertèbres, de ruines, de pierres amoncelées, sans liant ni soudures, qui sépare K. du but qu'il ignore. Il était possible d'emprunter la route commune, voire de couper à travers champs, sillonner les grands espaces sans se soucier de ses mains, impropres en l'état aux déblaiements. C'est pourtant la voie obstruée qui a été préférée à toutes les autres voies. Aux yeux de K., cheminer ne signifie pas marcher le long des larges avenues que d'autres ont tracé pour nous sous le ciel clair, il s'agit plutôt de creuser, dans les décombres, dans les mines, dans les terriers, aller là où il devient difficile voire impossible de voir et de se mouvoir. Succomber de tout son sang à l'appel d'une fixité, savoir s'il est possible d'y déloger la possibilité d'un mouvement, ce serait du jamais vu, de l'inouï détaché de la glaise du terrier. Creuser le refuge, le fortifier, avant finalement de mettre à jour avec délectation sa défectuosité, l'échec patent de toute entreprise de défense. La vulnérabilité inhérente du bastion. Construire le refuge avant de s'ouvrir entièrement à l'ennemi, comme pour se punir d'avoir posé et soutenu une défense, d'avoir poursuivi un objectif quand bien même hors du commun et mystérieux. Mais l'ennemi frappe seulement lorsqu'il le veut, réclamer la sentence finale n'accélère aucunement le pas de la loi. La loi que l'ennemi écrit avec patience dans le noir, loin de nos yeux limités et humains. Il attend quelque part, il écoute. De temps à autre, il est possible d'entendre les cliquetis de son attirail, ils forment à eux seuls une succession de rappels à l'ordre, un pouvoir lointain et donc, impérial.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, samedi 11 juin 2016, 00:53 (il y a 3090 jours) @ zeio

K. garde les yeux clos, et dans sa tête se succèdent des phrases qui lui tiennent à cœur. Les impressions que celles-ci laissent en lui sont d'ordres divers. Tantôt c'est un barrage cédant sous la masse incompréhensible d'un réservoir devenu mer. Tantôt c'est un rideau de fer s'ouvrant à mesure que la nuit tombe. C'est, à chaque fois, l'évenement advenu qui n'avait pas lieu d'être. Qui ne demandait qu'à naître, au fond. De sommeil empêché, K. laisse par mégarde un œil s'entrouvrir, c'est à peine si la lumière parasite des villes est en mesure de lui masquer les constellations d'étoiles aux alentours. Elles n'ont pas hésité un instant avant de s'infiltrer par l'entaille offerte sous le battant de l'œil, relâché sous l'effet d'une fin de paragraphe. K. laisse échapper une longue expiration, et le silence est tel qu'il devient possible, pour celui qui sait écouter, de percevoir le froissement étouffé de l'encre, séchant avec lenteur sur la page. Dans l'esprit de K, ce son familier est devenu celui des premières contractions de la nuit.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mardi 14 juin 2016, 01:05 (il y a 3087 jours) @ zeio

Pour le ranimer, ils ont essayé les perles sacrées, les poudres incandescentes, la fumée si épaisse qu'elle effaçait le monde, toutes sortes de magies élémentaires, ineffectives, mais qui permettaient tout de même aux veilleurs de se rassurer en se disant qu'ils tentaient au moins quelque chose. Ils voulaient résorber à tout prix le sommeil qui avait pris possession du corps de K.. On organisa des cérémonies complexes, on fit venir un sorcier célébre du Mozambique, à la voix râpeuse. K. est un homme qui compte, quand bien même il passait le plus clair de son temps (avant de sombrer dans le sommeil) à dénigrer sa propre valeur, infiniment trop abstraite et précaire à ses yeux. À force de s'infliger toutes sortes de punitions, il finit par disparaître pour de bon, comme il le souhaitait, dans un long sommeil dont on ne sait s'il est dénué de rêves. Aujourd'hui c'est la sœur qui reste le plus longtemps au chevet de K.. Elle n'a plus à fournir les preuves, ni de sa patience ni de son abnégation. Elle guette. C'est là son rôle et sa nature. La famille a abandonné toute sorte de recours, si ce n'est celui du temps, qui fera son œuvre, d'une façon ou d'une autre. La sœur à placé une chaise près du lit de K., sur laquelle est la seule à prendre place. Il n'est pas d'autres occupations pour elle, autres que de guetter et de soigner, quelqu'un, quelque chose, du moment que ça n'est pas elle-même. Son instinct lui a appris que sa présence auprès de K. est déjà une forme de soin actif, qui favorise la guérison des troubles, aussi profonds soient-ils. K., pourtant, s'interroge. Il ne comprend pas la signification de ce remue-ménage autour de sa personne, l'attention soudaine qui lui est portée, n'ayant rien remarqué d'inhabituel ces derniers temps. Il va au travail comme il le fait quotidiennement. Il songe à demander à son supérieur un nouveau congé afin de pouvoir se concentrer sur son œuvre qu'il élabore, parallèlement au monde. Il espère qu'un élan créatif coïncidera avec les jours de congés, malheureusement il n'a aucune certitude à ce sujet, n'ayant jamais trouvé, ni même désiré, la clef qui lui permettrait d'orchestrer les flux et reflux de sa créativité. Il connaît les invocations, mais les réponses du cosmos à ses appels intérieurs sont pour le moins imprévisibles. Il s'était dit qu'il devait se trouver dans un état de fatigue absolu, à bout de nerfs, pour que les étoiles daignent venir à son secours. Il a laissé monter la faim en lui, la maladie, l'épuisement, des choses qui finalement n'ont pas véritablement joué en sa faveur. Il devait payer par son corps le prix de sa fécondité. Aujourd'hui, il s'interroge encore. Pourquoi donc cette recrudescence de sollicitudes à son égard, tandis qu'il se sent véritablement en forme, en pleine possession de sa plénitude. Le soir, à peine rentré du travail, il trouve déjà la sœur assise à ses côtés, les yeux fixés sur ses propres yeux grands ouverts. Il arrive qu'elle lui prenne la main, il n'ose pas la retirer. Il s'énerve d'une veilleuse laissée allumée toute la nuit, qui gène son repos. Il a voulu l'éteindre : cela lui a été reproché (bien qu'il ne soit pas certain que les reproches aient été dirigés contre lui). Pour ne froisser aucun cœur, il ne s'est pas laissé aller à une nouvelle tentative. Devant le fait accompli, il a dû se faire une raison, la petite flamme vacillante restera ici, dans la chambre, sur la console. C'est au moins une animation nocturne qu'il se plaît à observer, lorsque l'insomnie le prend. Il émane de cette petite flamme une force hypnotique, à laquelle il succombe sans mal, malgré qu'elle ne soit pas suffisante à le pousser dans un sommeil véritablement profond et réparateur. Elle infuse en lui une certaine forme de latence, qui convient à son aspiration vers l'immobilité. Mais c'est le matin déjà. La sœur est là, elle veille. Elle se demande s'il est l'heure de le nourrir. K. songe déjà aux vêtements qu'il mettra aujourd'hui. À nouveau, il ne parvient pas à savoir s'il a véritablement dormi.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, dimanche 24 juillet 2016, 02:11 (il y a 3047 jours) @ zeio

*C'est vraiment là que je suis*, marmonne K., assis devant sa table de travail. Cela fait si longtemps qu'il n'a pas ouvert les cahiers, déjà il sent qu'il n'est plus vraiment le même. Cela fait peut-être trois jours, tout au plus. Certainement, beaucoup plus. Le portrait posé sur la table, il y a peu encore lui insufflait la volonté et le courage, désormais c'est un regard intransigeant qu'il voit se fixer sur sa personne, regard devant lequel il se sent nu, inaccompli, empêché, à l'état de fœtus. *Il faudra bien pourtant reprendre le cordon à l'endroit où je l'avais laissé. Là-bas, j'avais fabriqué un nœud, pour me souvenir. Je n'étais pas allé plus loin. Emporté ailleurs, par le vent, par des sujets inopportuns, enfin, toutes sortes de choses* Mais l'endroit recherché est éloigné, il faudra parcourir à nouveau les champs, les labyrinthes et les contradictions, pour parvenir jusqu'à lui avant de le franchir. Il faudra passer les ronces, ouvrir de nouvelles brèches dans les mêmes murs. Mais il se souvient de la route, il se souvient qu'elle est hasardeuse. Quoi d'autre ? Quel autre chemin emprunter, sinon celui du hasard ? Celui qu'il faut sans cesse reprendre à son point de départ, parce qu'il n'est pas d'autre façon d'emprunter le hasard ? L'immobilité le tenaille, elle atténue ses forces. Il sait bien qu'il s'agit de se mouvoir, tout est là, le reste suit, et les étoiles susnommée marcheront avec lui, à la cadence qui leur est propre. Le regard dans le portrait se fait moins sévère, il est comme rassuré par cette nouvelle promesse de mouvement. Prompt à l'incitation. C'est l'étincelle des retrouvailles qui se fait jour, le retour au bercail, au sein du voyage. Les pages qui se tournent sont des bruits de pas pressés dans la nuit, des mots qu'on tiraille violemment pour s'extraire d'un état de captivité qui n'a jamais eu lieu d'être.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mardi 26 juillet 2016, 02:57 (il y a 3045 jours) @ zeio

C'est la même page du livre qu'on a longtemps gardée ouverte, afin de lire à nouveau l'élément déclencheur, cette forme d'incitation à disparaître sur-le-champ, par le premier interstice qui se présente. La page est gardée ouverte, on en revient pas de retrouver les mêmes mots, le rythme et l'agencement parfait, l'exactitude, la synchronisation établie entre soi et les formules qui retournent l'esprit. C'en est trop sans doute, se dit K.. Une main a tourné la grande roue de métal qui contrôle les vannes du barrage intérieur. Il fallait lire exactement ceci, à ce moment précis, les mots attendus se sont avancés en bataillons compacts au pied de la franchissable muraille. C'est le signal du déversement. K. referme brusquement le livre, se sentant suffisamment fort désormais, en pleine possession de ses moyens. L'envie de retrouver la page surgit aussitôt après l'avoir refermée, mais le livre est vaste, la page est perdue, qui n'a pas pris le pli et ne veut plus s'ouvrir d'elle-même. Il faudra en garder la mémoire. La nuit est avancée, on a fermé à triple tours la porte de la rue, dehors il n'y a ni bruits ni passants, ni rien. Dans la maison les seules respirations ont remplacées les paroles. La page ne peut pas être retrouvée aujourd'hui, il faudra faire avec les morceaux épars de la ritournelle laissée dans le corps, les faire danser sans les dilapider. Mais tout dans le monde enjoint fermement à l'oubli et au sommeil. Il n'est pas temps de remettre ses habits, d'ouvrir la porte de la chambre qui est sensée rester fermée jusqu'au matin. Il n'est pas temps non plus de traverser le corridor plongé dans l'obscurité, d'emprunter l'escalier pour aller rejoindre la rue où, semble t-il, rien ne l'appelle. Pourtant, K. a retiré ses habits de nuit pour enfiler ceux du jour, il a déjà traversé le corridor, descendu l'escalier. Un claquement de porte a rompu le silence et son emprise.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, lundi 01 août 2016, 01:55 (il y a 3039 jours) @ zeio

L'inquiétude exerce quelques pas de danse à la lueur de la lune, comme le faisaient jadis les sorcières de la Nouvelle-Angleterre, autour d'un feu crépitant. Aucun feu cette nuit, le vent du nord tout au plus, accompagne le corps de l'inquiétude, sans lequel elle se sentirait probablement bien seule. Elle ne l'est pas et ne le sera jamais véritablement, tant que K. la suivra ainsi du regard, comme il le fait à ce moment précis, appuyé à la fenêtre de l'ordinaire. S'il n'était pas en chemise de nuit, si le froid n'était pas si prégnant, si, surtout, la paroi qui le sépare de toute chose daignait lui présenter une issue, il sortirait sur-le-champ, sans mot il la prendrait dans ses bras, danserait avec elle jusqu'au petit jour. Elle ne le refuserait pas, il ne peut en être autrement. On a jamais vu l'inquiétude refuser les avances de K.. Cette conviction l'amène à la suivre du regard avec plus d'insistance, les nuages ont déserté le ciel, la lune est plus claire que jamais, le froid et le vent imposent les mouvements rapides à l'inquiétude, au rythme qui leur convient. Cette nuit les étoiles sont si enthousiastes qu'elles semblent sur le point de manifester malgré elles, sous l'effet de l'excitation, un de ces mystères que d'ordinaire elles gardent dissimulés. On croirait apercevoir par intermittences le fil imperceptible qui relient chacune d'entre elle à l'inquiétude mouvante. K. ne sait pas comment il a pu perdre cette vision, l'inquiétude pourtant s'est soudainement évaporée, elle ne court plus, elle ne danse plus dans la rue en contrebas, entre les bancs, autour. Les étoiles ont repris leur état d'origine. Peut-être a t-elle déguerpi. Peut-être a-t-elle déjà pris position sous d'autres fenêtres. *Mais ne dansait-elle pas pour moi ? Qui d'autre ?* Dans la gorge de K. monte en creux une nouvelle jalousie.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mercredi 03 août 2016, 01:23 (il y a 3037 jours) @ zeio

Le matin est autant agréable que le rêve qui le précède, il est dense de promesses, qui vont en fractales invisibles se déployer dans l'atmosphère, pénétrer la chambre par la fenêtre, passer le rideau comme s'il n'y en avait point, rebondir sur la table et les murs, avant finalement d'attendre le point d'achoppement, tout autant que la finalité toutes ces promesses tour à tour délivrées : le visage encore légèrement endolori de K.. Les pensées de K. ne sont pas aujourd'hui ces poids énormes qui brassent et détériorent les territoires verdoyants de sa vie intérieure, elles sont assez faibles, et cette faiblesse est pour K. une forme de répit délicatement exigé. K. aujourd'hui ne recherche pas la pensée précise qui formera l'obstacle du jour, la contraction clandestine mais puissante qui confondra son désir d'empêchement. Un encrier presque vide est renversé sur la table de travail, peut-être une meute est passée cette nuit, le cahier chargé de tergiversations nocturnes en fait foi, mais la meute s'est retirée, le travail est accompli, l'invraisemblable travail de l'écriture, scindant la mer en deux.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par julien, mercredi 03 août 2016, 10:03 (il y a 3036 jours) @ zeio

L'usage de l'allégorie de l'inquiétude m'a un peu gonflé, je n'aime pas trop ce procédé un peu suranné et pas très percutant ni novateur à mon sens, mais là je préfère nettement (justesse, élégance, mystère).

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, mercredi 03 août 2016, 13:10 (il y a 3036 jours) @ julien

Merci Julien pour tes remarques. J'avais conscience que le morceau dont tu parles était moins bon, devant une sorte d'impasse j'ai trop tiré sur la ficelle (procédé) allégorique. À bientôt

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, jeudi 15 septembre 2016, 00:24 (il y a 2994 jours) @ zeio

À la marge de la table de travail se tiennent, dans un entremêlement symbiotique, les portraits imprimés sur les couvertures des différents ouvrages. Non pas des ouvrages qu’il a simplement apprécié, mais des œuvres qui l’ont mis au monde. Des œuvres qui, tout bien pesé, l’ont séparé de ce monde-ci, lui proposant un intervalle, un territoire incitant à l’éloignement, aux déploiements particuliers de ses ailes. À toutes sortes de soumissions.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, jeudi 15 septembre 2016, 00:59 (il y a 2994 jours) @ zeio

Après l'hibernation, le soleil est plus clair qu'à l'ordinaire, K. ne sait pas s'il fond lui-même, ou s'il s'agit tout simplement de la neige ; il ne se rappelle ni des pluies ni des sécheresses successives. Il faut pourtant recommencer le travail. Il faut à nouveau reconstruire le monde. Il se souvient pourtant de l'état dans lequel se trouvait le monde lorsqu'il a entrepris, par nécessité, de disparaître. Certainement avait-il prévu de reprendre le travail précisément là où il l'avait laissé. Il n'en sera rien. Les outils ne sont plus à disposition, sans doute sont-ils déjà profondément enfouis dans la glaise. Il pense un instant que le monde est infiniment friable et n'est plus reconnaissable sitôt qu'on se laisse aller à cligner des yeux. Pourtant, à la vue de ses bras, de ses mains, une constatation simple s'impose d'elle-même : c'est lui qui n'est plus le même, déjà. K. soupire de désespoir en songeant à la tâche qu'il va falloir accomplir. Mais ce désespoir n'est pas grand chose en comparaison du sentiment de reconnaissance qui traverse son corps. Il lève les yeux au ciel afin d'interroger les nuages. Première étape de tout travail digne de ce nom.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mardi 20 septembre 2016, 00:30 (il y a 2989 jours) @ zeio

La lourde porte de la citadelle reste close, mais K., tenace, n'a pas tenu compte des avis qui lui suggèrent qu'elle ne sera jamais ouverte. Il hésite à frapper à nouveau. Il ne compte plus les fois où ses appels sont restés sans réponse. Mais c'est justement parce qu'elle est fermée qu'il est important de s'attarder devant elle. L'étrange obstination de K. a mutée en un irrépressible devoir. Il a imaginé tant de fois l'intérieur de la citadelle. Il en a dessiné les plans dans son esprit, tant est si bien que les pièces et les couloirs lui sont devenus familiers, même s'il n'a jamais pu y pénétrer. À vrai dire, il devine vaguement que son devoir ne consiste plus désormais à entrer dans la demeure (que ferait-il, une fois la lourde porte ouverte ? Entrera t-il seulement ?), mais à la garder, comme le ferait un animal fidèle et isolé. Les saisons passent et K. ne s'est jamais véritablement éloigné de la porte. Il s'en rend compte maintenant. Il n'éprouve pas le moindre regret. Avec ses mains transies de froid il retire la neige amoncelée sur le seuil. La poussière.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mercredi 21 septembre 2016, 01:22 (il y a 2988 jours) @ zeio

Écrire pour former une distance avec les choses et les êtres, tout autant que pour concevoir une passerelle entre lui et le monde. Écrire encore pour déshabiller la prison, la dénoncer, l'habiter tout de même, pour garder matière à creuser. Le travail, pour contrôler si la réalité correspond à ce qui avait été imaginé. C'est toujours le cas, quand bien même nous faisons mine du contraire. Dehors, le vent circule, dedans, on devine que la sœur s'est saisi de son violon. Un silence particulier règne avant que ne résonnent les premières notes, comme avant la chute d'une pluie fine. La musique est sans doute l'élan le plus pur apporté à une forme d'inertie, K. écoute, parce qu'il ne peut faire autrement, parce qu'il est trop léger et que le plus imperceptible mouvement d'air, en l'état, est en mesure de le mouvoir. Il écoute sans parvenir à savoir si c'est la dernière fois, ou la toute première fois.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, dimanche 25 septembre 2016, 01:52 (il y a 2984 jours) @ zeio

Une frêle bougie trône, seule, sur le buffet, et suffit à elle toute seule à éclairer la chambre de K. qui n'est pas tellement autre chose, au fond, que son univers tout entier, illuminé. K ne sait pas si, dirigeant son attention vers la flamme vacillante, il se regarde lui-même.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par Claire, dimanche 25 septembre 2016, 18:42 (il y a 2983 jours) @ zeio

je te réponds là pour les deux derniers.
il me semblent qu'ils explorent l'un et l'autre le sentiment d'être à l'intérieur de soi, à l'abri ou enfermé. Et ce qui est très beau c'est que pour cela tu utilises dans l'un l'ouïe, dans l'autre la vue.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mardi 27 septembre 2016, 00:30 (il y a 2982 jours) @ Claire

Merci Claire pour tes remarques. Je n'avais pas consciemment compartimenté les sens, mais ça fait sens, justement.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, dimanche 25 septembre 2016, 01:52 (il y a 2984 jours) @ zeio

Il est probable que les murs aient gagné en épaisseur pendant la nuit. Les bruits qui auparavant laissaient présager un début d'existence par-delà les parois ne sont plus audibles. On ne sait pas si la porte elle-même se trouve condamnée par cet épaississement inopiné, K. n'ose pas poser une oreille, de peur de rencontrer le silence à nouveau. Il n'y pas de corneille postée à la fenêtre. Ni de barreaux. Il n'y a plus de fenêtre tout court, d'ailleurs. *Et la lumière*, se dit K.. Elle permettrait de supporter n'importe quelle forme de captivité, si tant est qu'il s'agit de la lumière, la seule digne d'être appelée ainsi. Pourtant nulle lumière. Tout au plus une sensation de rouge. Synesthésie, sans doute. K. décide tout de même de poser une oreille. C'est d'abord le silence qui l'accueille, comme à l'ordinaire, mais il persévère, il n'est rien d'autre à faire, persévérer. Après un long moment, K. ne sait plus si ce qu'il entend est le produit de son corps, peut-être manque t-il de tomber dans le sommeil, tout au plus peut-il s'agir d'un rêve, non, c'est certainement autre chose qu'un rêve. Une illusion supplémentaire ? Il entend qu'on respire de l'autre côté de la paroi, son expérience seule est capable d'affirmer qu'il s'agit bien là d'une respiration, et non pas simplement d'un affaissement du terrain, du battement sourd d'un quasar au loin. Intérieurement K. souhaite déjà que cette respiration ne le quitte pas.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mardi 27 septembre 2016, 01:46 (il y a 2982 jours) @ zeio

Couché de tout son long dans la terre. K. ne demande pas plus, l'humidité et le froid ont beau imprégner les tissus, ce n'est rien, et les animaux rodent déjà, ils rêvent d'accaparer son corps, de l'emporter dans la souche occulte où il pourront le dévêtir. K. se laisse doucement avalé, ses yeux ne manquent pas de parcourir la voûte céleste où l'on a dressé le couvert et les étoiles. Trop de choses à déterrer dans ce ciel sans nuages.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mardi 27 septembre 2016, 01:46 (il y a 2982 jours) @ zeio

K. attend ce soir le signal, sans bien savoir en quelle qualité le signal va se présenter à lui cette fois-ci. Ça peut être le cliquetis habituel d'une poignée de porte, qui résonnerait de façon particulière dans les couloirs. Le monologue d'un passant ivre en contrebas, le bredouillement et la distance empêchant d'attribuer un sens aux paroles, lesquelles forment comme une prière dans le fond de l'air. Le noir environnant maintenant trop crû, exaspérant le corps, forçant aussi à supprimer les quelques lumières résiduelles pour l'approfondir, peut-être trouver en lui matière à sa disparition. À l'exaspération de sa colère. K. est à l'affût comme un chat encerclé de corneilles invisibles. Il ne sait pas encore ce qu'il fera, une fois le signal reçu, peut-être ne fera t-il rien. Il sait déjà ce qu'il fera. K. se saisit dès lors d'un papier, et commence à dresser les plans.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mercredi 28 septembre 2016, 02:57 (il y a 2981 jours) @ zeio

La peine d'exil a été prononcée avec retard. La peine doit donc être effective d'autant plus vite. K. marche là où il n'est pas sensé se trouver et, tandis que la sœur lui tend délicatement un verre d'eau, il trouve dans celle-ci un arrière-goût étrange. La sœur peut-être est au courant de la peine à venir, c'est pourquoi elle ne dit pas un mot ; le père, qui sait toutes ces choses en avance (le réseau qu'il a patiemment tissé touche aux plus hautes sphères) a certainement passé le mot à la famille, K. mis à part. C'est une invisible manigance qui l'oblige à raser les murs pour atteindre la salle de bain où il se trouvera enfin seul. Il sait qu'il sera bientôt dehors, quoi qu'il arrive, les prétextes sont nombreux pour franchir la porte du pallier, il lui suffira d'en piocher un hasard, par exemple, celui de se rendre au travail. Pour l'heure il s'agit de se préparer et c'est avec difficulté qu'il parvient à se reconnaître dans le miroir, quelque chose a été modifié, est-ce un nouveau pli de le cou qui n'existait pas la veille, ou la pilosité de son visage qui a soudainement cessée de croître ? Le soleil lui aussi possède une teinte anormalement orange. Ses yeux sont étrangement verts. Les couleurs sont sursaturées comme elles peuvent l'être parfois dans un rêve. Ses cheveux sont déjà peignés, K. imagine qu'une main occulte est venue préparer ses cheveux pendant la nuit, de façon à accélérer la phase préparatoire au départ. Y regardant de plus près, il remarque qu'il est propre et déjà habillé. Il est donc venu pour rien dans la salle de bain. Sans doute pourra t-il utiliser le temps pressenti à la toilette pour organiser la sortie. K. ouvre la lucarne, passe la tête dehors, jugeant qu'une chute depuis cette hauteur lui serait fatale, il se fige, se retourne et s'assoit. Lui laissera t-on le temps de s'extraire de la demeure, au moins ? Tandis qu'il se retourne, à l'affût d'autres moyens de sortie, il découvre que la porte a été déplacée sur le mur opposé. Il ne la quittera plus des yeux, espérant ainsi contrecarrer sa probable disparition. Après un long moment, des pas se font entendre, on glisse un papier sous la porte, K. se précipite, pressé de connaître enfin le jugement, puisqu'il ne peut s'agir d'autre chose. Le jugement connu, il sera libre enfin de cet état atroce qu'on nomme l'expectative, pense t-il. Il y a quelques mots, sur le papier, griffonnés à la va-vite : "Nous t'attendons avec impatience". K. pose une main sur la poignée de la porte, sans savoir si celle-ci aujourd'hui daignera finalement s'ouvrir.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, samedi 01 octobre 2016, 00:43 (il y a 2978 jours) @ zeio

La tête roussie de l'avoir mise au feu, fumant encore d'un rêve paiblement dégradé, K. dresse sur le comptoir où sont superposés les travaux en cours, une de ses fleurs bleues qui ne verra pas la nuit. Le père, dans un relent de métempsycose, dénué soudainement de tout objectif matériel, s'est mis à jouer sur son piano désaccordé. Les touches les plus basses sont les plus capricieuses, ce sont elles qui se marient le mieux avec la sinuosité des veloutes de la cigarette, piégées dans la chambre disharmonique de K.. Le bruit, empêchant K. de se mettre à l'œuvre, le retient dans la phase inertielle du travail préparatoire. Il n'ira certainement pas plus loin aujourd'hui, mais il aura capturé dans sa main, à la volée, quelques échantillons prometteurs, déliquescents pour la plupart, mais dont certains finiront tout de même sur les pages de son carnet de notes. Le père, lancé, ne cessera pas de jouer du piano avant un moment. Il jouera tant qu'il n'aura pas retrouvé son état normal, c'est à dire, tant qu'il n'aura pas à nouveau perdu ses esprits. Pour le moment il joue de plus belle, de sorte qu'il est devenu impossible pour K. de se fixer sur autre chose que la musique (puisqu'il faut l'appeler ainsi) du père. Ce faisant il perd prise lui aussi, et commence à flotter, de sorte que les objets, les ouvrages surtout, lentement lui deviennent inaccessibles.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mardi 04 octobre 2016, 23:43 (il y a 2974 jours) @ zeio

Dans le ventre sage, un mouvement de balancier se fait ressentir, les murs sillonnés de nerfs se contractent soigneusement. Un autre maître gît dans une motte de terre, sous le terrain herbeux. K. y songe en relevant la tête, comme il le fait parfois lorsqu'il veut faire appel aux vivaces invocations. La douleur au ventre s'est tue, sa tête est d'une légèreté propice à l'extravagance. Il a tout misé, aujourd'hui, sur la fertilité de son repos, sur le calme inespéré de la demeure. On entend nul bruit en effet qui soit en mesure de le perturber, tout au plus, le son étouffé de la ville et de quelques respirations indifférentes. Les mêmes bruits qui pourtant, hier, le harcelaient. Mû par l'absence de malaise, par l'expérience d'une liberté reconstituée, c'est avec calme qu'il laisse le hasard le déporter sur une route qu'il n'avait jamais emprunté. Une voie qui n'est pas un échappatoire, ni un recours ; la voie simple et salubre du hasard. Une vitalité circule, laquelle, hier encore, était inerte. Qu'est-ce donc ? Traverse, de part en part, le sentiment indéfini d'une reconnaissance, dans le corps de K.. Envers qui, quoi ? Il se couche de tout son long dans la terre meuble. Dans le ciel, le rideau d'étoiles tourne tranquillement autour de son axe. K. se demande si c'est pour lui que les étoiles tournent et dansent ainsi. Certainement, ne serait-ce que de façon infinitésimale.

Puisqu'il les regarde.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, vendredi 07 octobre 2016, 00:32 (il y a 2972 jours) @ zeio

J'en ai fini du projet K, en tout cas pour ce qui est du premier stade, l'écriture, restent maintenant la relecture, les corrections, les découpes et peut-être quelques ajouts.

K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, samedi 15 octobre 2016, 02:16 (il y a 2964 jours) @ zeio

Tel un somnambule, K. s'est levé cette nuit, divaguant, les bras tendus en avant par un sortilège, à la recherche du sommeil profond. Il traîne à la cheville le cadavre de son insomnie. Il tousse, sa jambe le lance. Il se dit qu'il a pris froid. Le sommeil est quelque part, partout, ailleurs qu'en lui-même, il s'agit de partir à sa recherche. S'extraire de ce lieu où le repos digne de ce nom est rendu impossible. Par qui, quoi ? Le trop plein de silence, sans doute. Recherche courue d'avance. C'est dit. Le sommeil va au hasard, il ne fuit pas même un quelconque prédateur, il fuit, c'est tout, et la fuite se suffit à elle-même. Prenant la forme d'un éphémère, d'un oiseau de nuit, le voilà qui se cogne aux plafonniers, qui se perd dans les rideaux, il va chassant d'autres lumières, l'une après l'autre, en confettis dans le ciel étoilé.