Les irremplaçables

Les gens qui déclarent avoir embrassé une vocation précoce sont fascinants. Ils se meuvent, leurs vies durant, dans l'évidence d'une orientation originaire confirmée à chaque minute. Ils n'ont plus qu'à s'en réjouir auprès de qui souhaite l'entendre. On peut soupçonner qu'il s'agisse d'une illusion rétroactive, d'une chimère apaisante, d'une manière de religion à usage personnel. Cette réserve exprimée, force est d'admettre l'admiration et l'envie que suscitent ces individus qui approchent la perfection instinctive de l'animal. Ils sont là pour remplir un programme. Ils ne connaîtront pas le doute majeur, le flottement existentiel, les tâtonnements de l'incertitude, les secousses identitaires auquel le commun des vifs se confronte peu ou prou. Ils sauront toujours comment agir. Ils ne rencontreront jamais l'ennui, non plus que le manque.

Tâcherons d'une idée fixe, ils doublent des légions de déboussolés avec l'aplomb publicitaire de stars indiquant un cap à toute épreuve. Ils semblent destinés à s'accomplir jusque dans une mort amadouée depuis la coïncidence heureuse de leur être avec une cause exclusive. Ils rejoignent le cimetière des irremplaçables. Ils y retrouvent, dans une fraternité réconciliée, la foule des interchangeables. Tous ceux qui ont courus derrière le nombre. Ils s'y confondent aussi avec leurs antithèses : ces quelques égarés exceptionnels qui survécurent assez longtemps à leur énigme pour comprendre qu'elle ne se résoudrait qu'avec leur disparition.