Bouc-en-train
Quand j'étais au collège, j'avais comme professeur de français Monsieur Stourn. C'était un bon prof qui avait une façon assez sympathique d'enseigner, pleine d’entrain, de finesse. Il portait une petite moustache grisonnante, et une drôle de tête avenante. Il faisait toujours attention à tout le monde. En même temps les livres qu'il donnait à lire n'étaient pas toujours bien intéressants. Mais généralement, on apprenait des choses. On avait eu à lire, par exemple, Vendredi ou la vie sauvage de Michel Tournier. Ce n’était pas mal écrit même si, franchement, ça sentait un peu trop l’ennui et la boue.
J'aimais bien ça, lire. Ca me permettait de s'évader et d'oublier pas mal de soucis. Des embêtements avec ma famille, ou avec les autres élèves, j'en ai eu au moins jusqu'à la cinquième. J'étais le bouc émissaire, pour de vrai. Ce type, Fred, c’est lui qui avait répandu la rumeur sur mon compte, à propos du bouc. Tout ça, je crois, parce que mes parents habitaient une cage en forme de but de hand, comme il disait. Que mon père avait une grosse barbe, qu’il était militant écolo – genre hippie politique – alors que lui, son père était gros agriculteur productiviste. Un plouc de chez plouc. Un coup, je n’avais pas les oreilles propres (du moins, c’est ce qu’il avait pris pour prétexte) il s’était mis à gueuler « le bouc ! Le bouc ! » Je voulais lui donner des coups pour le faire taire, mais il était beaucoup plus balèze que moi. Et la rumeur avait été reprise en cœur par toute la classe, ou presque. Une autre fois, monsieur Stourn avait dit un truc en parlant de moi : « Mais enfin, il est votre bouc émissaire, ou quoi ? » Bon, quasiment tout le monde a éclaté de rire. Moi, j’étais carrément mort de honte. Mortifié. En même temps, ce jour là, j’ai compris quelque chose, c’est que c’était complètement injuste. Et que la majorité était une bande de nazes idiots. Au paroxysme de cette situation plus qu’embarrassante, à la fin de l’année, j’aurai même pu mourir sur place, crucifié sur ma chaise. On faisait circuler les bouquins de Vendredi ou la vie sauvage et on inscrivait un petit mot à la fin pour les camarades. On me prit le mien des mains. Il fit le tour de la classe, tandis que mon cœur se flétrissait, que j’étais en bonne voie de m’atrophier en totalité, voire de disparaître en fumée. Lorsque, face au chahut ambiant, au brouhaha haha, le professeur commença à porter un peu attention à mon cas. On entendait les rires fuser, l’électricité agiter les élèves, on devinait qu’il se fomentait quelque sale coup. Le bouquin arriva finalement entre les mains du professeur Stourn. A l’intérieur étaient inscrites les pires insanités, horreurs, méchancetés qui aient pu être écrites dans le but de blesser, ou même de tuer - de façon tout à fait naturelle si l’on peut dire - un élève d’une classe de collège. En l’occurrence, c’était de moi qu’il s’agissait, et je m’en serais bien passé. A ce moment, j’ai cherché à fuir mon corps tandis qu’il restait cloué à la chaise au cinquième rang de la classe. Ma figure s’est mise à rougir énormément tandis que j’attendais vivement que le malaise se dissipât. Par la suite, j’ai eu du mal à devenir moi-même... J’étais un peu vendredi tous les jours de la semaine, la tête comme dans la lune, j’attendais le week-end. Tohubohu
En quatrième et en troisième, c’était madame Le Bern notre prof. On était passé à autre chose. Je ne sais pas pourquoi, en quatrième, ils m'avaient un peu laissé tranquille. Du coup, on faisait mine qu'il ne s'était rien passé pendant deux ans. Moi le premier, parce que je voulais à tout prix oublier tout ça, la gène, la douleur et tout. En même temps, j'étais ultra complexé à cause de ce qui s'était passé. J'étais amoureux aussi d'une fille qui était la plus jolie de la classe. Et elle, j'ai su à la fin de la cinquième, elle n’aurait pas dit non. Ca m'avait scié quand je l'avais appris. Mais j'étais tellement coincé à cause de ce qui s’était passé, beaucoup trop complexé pour oser quoi que ce soit. Elle avait la peau ambrée et en même temps, ses yeux bleus me faisaient un effet fou. Toutes les filles de la classe me plaisaient à peu près, à part quelques unes, mais elle encore plus. C'était dire. En plus, ce sont les gars qu'étaient toujours à me chercher des poux et à essayer de m'humilier qui lui avaient annoncé que j'avais le béguin pour elle. Mais ils ne l'avaient pas fait purement méchamment, en plus. En fait, ils n’étaient pas purement méchants. C'était une simple bande de ploucs de Plouzévet, voilà tout. Presque des bestiaux. En tous cas, il ne s'est rien passé entre elle et moi, et ce que je ressentais pour elle, le désir et tout, a fini par s'atténuer dans ma solitude. C'est dommage. C'est le fait de tant souffrir qui a gâché le truc, sans doute. Ca n’a pas facilité mes relations par la suite…
Mais en quatrième, on ne m’appelait plus le bouc, ça me soulageait vraiment. Et j'avais même embrassé une fille l'été, à une fête, et quelque part, ça m'avait peut-être un peu changé. On n’arrête pas de changer à cet âge.
Madame Le Bern, ça a été notre professeur de français dès la quatrième. Elle était vachement bien roulée, à me couper le souffle. En même temps, elle n'était pas si intimidante que ça. Au début, si, elle était intimidante un petit peu. Parce qu'elle était super maquillée. Elle avait un rouge à lèvre qui tirait vers le violet. Et puis elle mettait du parfum. Mais surtout, c'était la façon dont elle s'habillait... que des trucs moulants, des minis jupes, et des pulls dont on devinait tout au travers. Elle n'était pas sévère. Du moins, on n'avait pas trop peur d’elle. En fait, elle était surtout très, très bien faite. Et moi, franchement, ça me faisait bizarre d'être en cours avec une femme aussi sexy que ma prof de français.
Mon voisin, lui, c'était le bourrin de service dont je vous parlais, Fred. Il se masturbait pendant le cours. Mais vraiment, quoi. Il était cinglé, dégueulasse. Il était du genre un des plus lourds de la classe. Remarque, moi, je ne pouvais pas m'empêcher de rire nerveusement pendant ce temps. C’était ça mon problème. C'est pour ça que je me dis que j'en tenais aussi une sacrée couche. Fred était à côté de moi à balancer des cochonneries sur Madame Le Bern, et moi je ne pouvais pas m’empêcher de me marrer niaisement. Mais bon, ça ne me faisait plus vraiment rire à la fin. Je trouvais ça vraiment lourd, crade.
J'étais plutôt sage en classe avec les profs, mais n'allez pas croire que ça ne me travaillait pas avec la prof de français. J'imaginais de drôles de trucs avec elle. Genre qu'elle me retenait après le cours, et qu'elle me demandait de faire des choses qui n’avaient rien à voir avec le cours en question, vous voyez ce que je veux dire. Elle était assez dominatrice même si elle ne me faisait pas peur. En fait, je n'avais pas du tout la trouille d'elle. Sauf d'avoir des sales notes. Elle me posait d’abord des questions, et puis tout à coup, elle passait à autre chose. Tout en faisant mine de rester sévère… Terrible.
Une fois, j'ai eu une sale note en dissert... Le sujet portait sur la mode. Mais ça me laissait complètement à plat. Je ne trouvais rien à dire. En fait, je ne pensais même pas qu'on puisse argumenter sur un sujet pareil. Ca me laissait complètement froid. J’étais habillé comme un paysan, la mode ça coûtait trop cher.
Elle m'a engueulé ce coup là... Mais je ne voyais pas comment j'aurais pu faire autrement. L'autre coup où elle m'a engueulé, c'était pour les leçons de grammaire. J'étais un vrai cancre en grammaire. Aujourd'hui quand j'écris, c'est en grammaire que j'ai le plus de problèmes. Madame Le Bern, elle nous demandait d'apprendre nos leçons par coeur. Je ne le faisais jamais. Généralement, les devoirs je les faisais, mais la grammaire, je n'y arrivais pas même en me forçant. Je trouvais ça vraiment trop pénible. Tous les mardi, elle envoyait quelqu'un au tableau. Et quand ça a été mon tour, j'ai eu un trou noir. J'ai dit que je ne savais pas. Du coup, chaque mardi j'arrivais avec la pétoche qu'elle m'appelle, et ça ne loupait pas. Chaque fois j'y passais. Et ça m'épuisait d'être à ce point ignorant. Mais en même temps, ça m'excitait qu'elle s'intéresse ainsi à moi, je me demande presque si je ne faisais pas un peu exprès. Comme un jeu. N'empêche, j'avais quand même les boules. Finalement, à la quatrième fois, j'ai réussi à m'en tirer. Mais elle n'était pas convaincue...
Pendant les vacances elle nous a filé un bouquin à lire, Haricana quelque chose. Je n’ai pas lu un traître mot. Pourtant je lisais tout le temps, la plupart du temps. A la rentrée, interro. Je ne savais fichtrement rien ! Et j'ai eu un, ou deux, bref. Je me sentais moite de honte. On était quatre ou cinq à ne pas l'avoir lu, et je me retrouvais au milieu des cancres, en français ! Je l'ai lu, finalement, le livre, en plus il n’était pas mal du tout. Remarquez, j'avais été tellement habitué à avoir honte, avant, en sixième et cinquième, que je ne m'en rendais même plus compte quand ça m'arrivait... Tout au long de mon passage en quatrième et en troisième, je n’ai pas arrêté de progresser en orthographe. A la fin, j'étais même parmi les meilleurs. Je crois qu'elle m'aimait bien, Madame Le Bern. Je garde un bon souvenir de mes cours de français dans l'ensemble.
N’empêche, quand j’y repense, ça me fout toujours le bourdon, cette histoire de bouc. Non pas que j’y prête beaucoup d’attention, mais ils m’ont quand même pas mal gâché l’existence. En fait, ils m’ont réduit à me considérer comme un moins que rien, à peine un humain. Je me souviens, une fois, en quatrième, on avait vu un film sur les camps de concentration. Là, j’ai compris que j’étais moins crétin qu’eux. Que j’étais différent. On venait d’assister à des scènes quasi insoutenables. C’était horrible de voir ce que des hommes avaient pu faire envers d’autres hommes, transformés en tapis, en bougies. Je trouvais ça important de voir ce genre de film, et je comprenais. Ca résonnait en moi, comme si j’avais une corde sensible pour comprendre ce type de malheurs. Je trouvais ça effrayant. En sortant, je me taisais, comme si je sortais d’un cimetière. Je trouvais normal de garder le silence après ce à quoi on venait d’assister. Et on était la plupart dans ce cas. Quand je vis Fred et l’autre bande avec qui je traînais parfois, sans doute parce que je n’avais pas assez de force pour leur casser la gueule, je les vis en train de rigoler. Ils se fendaient la poire. Ils se moquaient des pauvres corps de ces types qu’on venait de voir. C’est là que je me suis rendu compte à quel point c’était dingue, comme monde. A quel point j’y comprenais rien et qu’ils me faisaient peur.
Heureusement, il restait des professeurs comme Monsieur Stourn pour apprendre des choses, et des femmes comme madame Le Bern pour voir la vie un peu moins noire, un peu plus rose. Mais, dans l’ensemble, c’était plutôt mal barré…
J'aimais bien ça, lire. Ca me permettait de s'évader et d'oublier pas mal de soucis. Des embêtements avec ma famille, ou avec les autres élèves, j'en ai eu au moins jusqu'à la cinquième. J'étais le bouc émissaire, pour de vrai. Ce type, Fred, c’est lui qui avait répandu la rumeur sur mon compte, à propos du bouc. Tout ça, je crois, parce que mes parents habitaient une cage en forme de but de hand, comme il disait. Que mon père avait une grosse barbe, qu’il était militant écolo – genre hippie politique – alors que lui, son père était gros agriculteur productiviste. Un plouc de chez plouc. Un coup, je n’avais pas les oreilles propres (du moins, c’est ce qu’il avait pris pour prétexte) il s’était mis à gueuler « le bouc ! Le bouc ! » Je voulais lui donner des coups pour le faire taire, mais il était beaucoup plus balèze que moi. Et la rumeur avait été reprise en cœur par toute la classe, ou presque. Une autre fois, monsieur Stourn avait dit un truc en parlant de moi : « Mais enfin, il est votre bouc émissaire, ou quoi ? » Bon, quasiment tout le monde a éclaté de rire. Moi, j’étais carrément mort de honte. Mortifié. En même temps, ce jour là, j’ai compris quelque chose, c’est que c’était complètement injuste. Et que la majorité était une bande de nazes idiots. Au paroxysme de cette situation plus qu’embarrassante, à la fin de l’année, j’aurai même pu mourir sur place, crucifié sur ma chaise. On faisait circuler les bouquins de Vendredi ou la vie sauvage et on inscrivait un petit mot à la fin pour les camarades. On me prit le mien des mains. Il fit le tour de la classe, tandis que mon cœur se flétrissait, que j’étais en bonne voie de m’atrophier en totalité, voire de disparaître en fumée. Lorsque, face au chahut ambiant, au brouhaha haha, le professeur commença à porter un peu attention à mon cas. On entendait les rires fuser, l’électricité agiter les élèves, on devinait qu’il se fomentait quelque sale coup. Le bouquin arriva finalement entre les mains du professeur Stourn. A l’intérieur étaient inscrites les pires insanités, horreurs, méchancetés qui aient pu être écrites dans le but de blesser, ou même de tuer - de façon tout à fait naturelle si l’on peut dire - un élève d’une classe de collège. En l’occurrence, c’était de moi qu’il s’agissait, et je m’en serais bien passé. A ce moment, j’ai cherché à fuir mon corps tandis qu’il restait cloué à la chaise au cinquième rang de la classe. Ma figure s’est mise à rougir énormément tandis que j’attendais vivement que le malaise se dissipât. Par la suite, j’ai eu du mal à devenir moi-même... J’étais un peu vendredi tous les jours de la semaine, la tête comme dans la lune, j’attendais le week-end. Tohubohu
En quatrième et en troisième, c’était madame Le Bern notre prof. On était passé à autre chose. Je ne sais pas pourquoi, en quatrième, ils m'avaient un peu laissé tranquille. Du coup, on faisait mine qu'il ne s'était rien passé pendant deux ans. Moi le premier, parce que je voulais à tout prix oublier tout ça, la gène, la douleur et tout. En même temps, j'étais ultra complexé à cause de ce qui s'était passé. J'étais amoureux aussi d'une fille qui était la plus jolie de la classe. Et elle, j'ai su à la fin de la cinquième, elle n’aurait pas dit non. Ca m'avait scié quand je l'avais appris. Mais j'étais tellement coincé à cause de ce qui s’était passé, beaucoup trop complexé pour oser quoi que ce soit. Elle avait la peau ambrée et en même temps, ses yeux bleus me faisaient un effet fou. Toutes les filles de la classe me plaisaient à peu près, à part quelques unes, mais elle encore plus. C'était dire. En plus, ce sont les gars qu'étaient toujours à me chercher des poux et à essayer de m'humilier qui lui avaient annoncé que j'avais le béguin pour elle. Mais ils ne l'avaient pas fait purement méchamment, en plus. En fait, ils n’étaient pas purement méchants. C'était une simple bande de ploucs de Plouzévet, voilà tout. Presque des bestiaux. En tous cas, il ne s'est rien passé entre elle et moi, et ce que je ressentais pour elle, le désir et tout, a fini par s'atténuer dans ma solitude. C'est dommage. C'est le fait de tant souffrir qui a gâché le truc, sans doute. Ca n’a pas facilité mes relations par la suite…
Mais en quatrième, on ne m’appelait plus le bouc, ça me soulageait vraiment. Et j'avais même embrassé une fille l'été, à une fête, et quelque part, ça m'avait peut-être un peu changé. On n’arrête pas de changer à cet âge.
Madame Le Bern, ça a été notre professeur de français dès la quatrième. Elle était vachement bien roulée, à me couper le souffle. En même temps, elle n'était pas si intimidante que ça. Au début, si, elle était intimidante un petit peu. Parce qu'elle était super maquillée. Elle avait un rouge à lèvre qui tirait vers le violet. Et puis elle mettait du parfum. Mais surtout, c'était la façon dont elle s'habillait... que des trucs moulants, des minis jupes, et des pulls dont on devinait tout au travers. Elle n'était pas sévère. Du moins, on n'avait pas trop peur d’elle. En fait, elle était surtout très, très bien faite. Et moi, franchement, ça me faisait bizarre d'être en cours avec une femme aussi sexy que ma prof de français.
Mon voisin, lui, c'était le bourrin de service dont je vous parlais, Fred. Il se masturbait pendant le cours. Mais vraiment, quoi. Il était cinglé, dégueulasse. Il était du genre un des plus lourds de la classe. Remarque, moi, je ne pouvais pas m'empêcher de rire nerveusement pendant ce temps. C’était ça mon problème. C'est pour ça que je me dis que j'en tenais aussi une sacrée couche. Fred était à côté de moi à balancer des cochonneries sur Madame Le Bern, et moi je ne pouvais pas m’empêcher de me marrer niaisement. Mais bon, ça ne me faisait plus vraiment rire à la fin. Je trouvais ça vraiment lourd, crade.
J'étais plutôt sage en classe avec les profs, mais n'allez pas croire que ça ne me travaillait pas avec la prof de français. J'imaginais de drôles de trucs avec elle. Genre qu'elle me retenait après le cours, et qu'elle me demandait de faire des choses qui n’avaient rien à voir avec le cours en question, vous voyez ce que je veux dire. Elle était assez dominatrice même si elle ne me faisait pas peur. En fait, je n'avais pas du tout la trouille d'elle. Sauf d'avoir des sales notes. Elle me posait d’abord des questions, et puis tout à coup, elle passait à autre chose. Tout en faisant mine de rester sévère… Terrible.
Une fois, j'ai eu une sale note en dissert... Le sujet portait sur la mode. Mais ça me laissait complètement à plat. Je ne trouvais rien à dire. En fait, je ne pensais même pas qu'on puisse argumenter sur un sujet pareil. Ca me laissait complètement froid. J’étais habillé comme un paysan, la mode ça coûtait trop cher.
Elle m'a engueulé ce coup là... Mais je ne voyais pas comment j'aurais pu faire autrement. L'autre coup où elle m'a engueulé, c'était pour les leçons de grammaire. J'étais un vrai cancre en grammaire. Aujourd'hui quand j'écris, c'est en grammaire que j'ai le plus de problèmes. Madame Le Bern, elle nous demandait d'apprendre nos leçons par coeur. Je ne le faisais jamais. Généralement, les devoirs je les faisais, mais la grammaire, je n'y arrivais pas même en me forçant. Je trouvais ça vraiment trop pénible. Tous les mardi, elle envoyait quelqu'un au tableau. Et quand ça a été mon tour, j'ai eu un trou noir. J'ai dit que je ne savais pas. Du coup, chaque mardi j'arrivais avec la pétoche qu'elle m'appelle, et ça ne loupait pas. Chaque fois j'y passais. Et ça m'épuisait d'être à ce point ignorant. Mais en même temps, ça m'excitait qu'elle s'intéresse ainsi à moi, je me demande presque si je ne faisais pas un peu exprès. Comme un jeu. N'empêche, j'avais quand même les boules. Finalement, à la quatrième fois, j'ai réussi à m'en tirer. Mais elle n'était pas convaincue...
Pendant les vacances elle nous a filé un bouquin à lire, Haricana quelque chose. Je n’ai pas lu un traître mot. Pourtant je lisais tout le temps, la plupart du temps. A la rentrée, interro. Je ne savais fichtrement rien ! Et j'ai eu un, ou deux, bref. Je me sentais moite de honte. On était quatre ou cinq à ne pas l'avoir lu, et je me retrouvais au milieu des cancres, en français ! Je l'ai lu, finalement, le livre, en plus il n’était pas mal du tout. Remarquez, j'avais été tellement habitué à avoir honte, avant, en sixième et cinquième, que je ne m'en rendais même plus compte quand ça m'arrivait... Tout au long de mon passage en quatrième et en troisième, je n’ai pas arrêté de progresser en orthographe. A la fin, j'étais même parmi les meilleurs. Je crois qu'elle m'aimait bien, Madame Le Bern. Je garde un bon souvenir de mes cours de français dans l'ensemble.
N’empêche, quand j’y repense, ça me fout toujours le bourdon, cette histoire de bouc. Non pas que j’y prête beaucoup d’attention, mais ils m’ont quand même pas mal gâché l’existence. En fait, ils m’ont réduit à me considérer comme un moins que rien, à peine un humain. Je me souviens, une fois, en quatrième, on avait vu un film sur les camps de concentration. Là, j’ai compris que j’étais moins crétin qu’eux. Que j’étais différent. On venait d’assister à des scènes quasi insoutenables. C’était horrible de voir ce que des hommes avaient pu faire envers d’autres hommes, transformés en tapis, en bougies. Je trouvais ça important de voir ce genre de film, et je comprenais. Ca résonnait en moi, comme si j’avais une corde sensible pour comprendre ce type de malheurs. Je trouvais ça effrayant. En sortant, je me taisais, comme si je sortais d’un cimetière. Je trouvais normal de garder le silence après ce à quoi on venait d’assister. Et on était la plupart dans ce cas. Quand je vis Fred et l’autre bande avec qui je traînais parfois, sans doute parce que je n’avais pas assez de force pour leur casser la gueule, je les vis en train de rigoler. Ils se fendaient la poire. Ils se moquaient des pauvres corps de ces types qu’on venait de voir. C’est là que je me suis rendu compte à quel point c’était dingue, comme monde. A quel point j’y comprenais rien et qu’ils me faisaient peur.
Heureusement, il restait des professeurs comme Monsieur Stourn pour apprendre des choses, et des femmes comme madame Le Bern pour voir la vie un peu moins noire, un peu plus rose. Mais, dans l’ensemble, c’était plutôt mal barré…