De ma vie je n’ai jamais lu un seul livre en entier (Thomas Bernhard)

par zeio, jeudi 06 octobre 2016, 00:03 (il y a 2972 jours)

Ici, dans la salle Bordone, c’est là que je peux le mieux méditer, si j’ai envie de lire quelque chose sur cette banquette, par exemple mon cher Montaigne ou bien peut-être Pascal qui m’est peut-être encore plus cher, comme vous voyez mes écrivains préférés sont tous des Français, pas un seul Allemand, je peux le faire ici de la manière la plus agréable et la plus utile. La salle Bordone est ma salle de pensée ainsi que ma salle de lecture. Et si j’ai envie d’un verre d’eau, Irrsigler me l’amène, je n’ai même pas besoin de me lever. Parfois les gens s’étonnent lorsqu’ils voient que je lis mon Voltaire assis sur cette banquette en buvant un verre d’eau pure, ils n’en croient pas leur yeux, secouent la tête et s’en vont, comme s’ils me prenaient pour un fou jouissant d’une liberté de bouffon spécialement accordée par l’Etat. Cela fait déjà plusieurs années que je ne lis plus de livre à la maison, ici dans la salle Bordone j’ai déjà lu des centaines de livres, mais ça ne veut pas dire que j’ai lu tous ces livres en entier dans la salle Bordone, de ma vie je n’ai jamais lu un seul livre en entier, ma façon de lire est celle d’un feuilleteur d’un talent supérieur, c’est-à-dire d’un homme qui préfère feuilleter plutôt que lire, qui feuillète donc des douzaines et même des centaines de pages avant d’en lire une seule ; mais quand cet homme lit une page, il la lit bien plus en profondeur qu’aucun autre et avec la plus grande passion de lecture qui se puisse concevoir. Il faut que vous sachiez que je suis davantage feuilleteur que lecteur, et j’aime autant le feuilletage que la lecture, dans ma vie au lieu de lire j’ai feuilleté des millions de fois plus, mais en feuilletant j’ai toujours eu au moins autant de joie et de véritable plaisir intellectuel qu’en lisant. En fin de compte, il est bien mieux de ne lire que trois pages d’un livre de quatre cent pages mille fois plus à fond que le lecteur normal qui lit la totalité du livre, sans lire une seule page à fond, dit-il. Il est mieux de lire douze lignes d’un livre avec une intensité maximale et ainsi de les pénétrer totalement, comme on peut le dire, que de lire le livre entier comme le lecteur normal qui à la fin connaît aussi peu du livre qu’il a lu que le passager d’un avion un paysage qu’il survole. Il ne perçoit même pas les contours. C’est ainsi que tous les gens lisent tout aujourd’hui, en survolant, ils lisent tout et ne connaissent rien. Je rentre dans un livre et m’y installe de tout mon corps, rendez-vous compte, dans une ou deux pages d’un ouvrage philosophique, comme si j’étais en train d’entrer dans un paysage, une nature, un Etat, un fragment de la Terre si vous voulez, afin de pénétrer totalement et pas à moitié ce fragment, afin de l’explorer et, une fois celui-ci exploré, d’en déduire la totalité avec toute la profondeur dont je dispose. Celui qui lit tout n’a rien compris, dit-il. Il n’est pas nécessaire de lire tout Goethe, de lire tout Kant, il n’est pas non plus nécessaire de lire tout Schopenhauer ; quelques pages de Werther, quelques pages des Affinités électives
et nous en savons finalement plus sur les deux livres que si nous les avions lus du début à la fin, ce qui en tout cas nous priverait du plus pur plaisir. Mais pour se limiter soi-même de manière si radicale, il faut tellement de courage et de force mentale qu’il est très rare qu’on en dispose et qu’il est rare que nous en disposions nous-mêmes ; l’homme qui lit est comme le dévoreur de viande, il est vorace de la manière la plus répugnante et comme le dévoreur de viande s’abîme l’estomac et la santé, la tête et toute son existence intellectuelle. Même un traité de philosophie, nous le comprenons mieux si nous ne l’ingurgitons pas dans sa totalité d’un seul coup, mais en choisissant un détail à partir duquel nous accédons à la totalité, si nous avons de la chance. Ce sont en effet les fragments qui nous font ressentir le plus grand plaisir, comme, dans la vie, nous ressentons le plus grand plaisir lorsque nous la considérons en tant que fragment, et comme la totalité et au fond la perfection absolue nous paraissent affreuses. C’est seulement si nous avons la chance, lorsque nous en commençons la lecture, de changer une chose entière, finie, oui, achevée, en un fragment que nous en tirons le plus de plaisir et parfois le plus grand plaisir. Cela fait déjà longtemps que notre époque n’est plus supportable comme totalité, dit-il, c’est seulement là où nous voyons le fragment que nous pouvons la supporter.



Lu ici : https://www.oeuvresouvertes.net/spip.php?article446

De ma vie je n’ai jamais lu un seul livre en entier (Thomas Bernhard)

par dh, jeudi 06 octobre 2016, 07:15 (il y a 2972 jours) @ zeio

c'est dans "maîtres anciens".

un livre que j'ai lu en entier, et relu.

De ma vie je n’ai jamais lu un seul livre en entier (Thomas Bernhard)

par dh, jeudi 06 octobre 2016, 09:55 (il y a 2972 jours) @ dh

moi aussi ce passage m'avait marqué, mais tout le livre est excellent.

De ma vie je n’ai jamais lu un seul livre en entier (Thomas Bernhard)

par zeio, jeudi 06 octobre 2016, 16:10 (il y a 2972 jours) @ dh

Je ne l'ai pas encore lu. Enfin j'en ai lu un fragment du coup, ce qui est peut-être aux yeux de Bernhard bien suffisant !
Mais j'ai prévu de le lire (entièrement), ainsi que "ténèbres" (édité par Maurice Nadeau)

De ma vie je n’ai jamais lu un seul livre en entier (Thomas Bernhard)

par dh, vendredi 07 octobre 2016, 11:11 (il y a 2971 jours) @ zeio

"ce qui est peut-être aux yeux de Bernhard bien suffisant !"

c'est le personnage de tb qui parle, pas tb lui-même.

Attention ! c'est du sérieux pour de vrai :)) :)) :))

par Lectrice :)), vendredi 07 octobre 2016, 06:00 (il y a 2971 jours) @ dh

"Tout ce que j'avais lu sur Salammbô avant de lire Salammbô était injuste ou insuffisant. J'aurais regardé le silence comme une lâcheté, ou comme une paresse, ce qui se ressemble beaucoup. Il m'est indifférent d'avoir à ajouter vos adversaires aux miens"

C'est l'extrait d'une lettre de George Sand à Flaubert

Le document qui suit est de Laure de Maupassant, amie d'enfance de Flaubert et mère de Guy de Maupassant, futur "disciple" de Flaubert
et toujours au sujet de Salammbô
"Aussitôt le diner fini, nous nous groupons autour du feu, je prends le livre et je commence la lecture. Mon fils Guy n'est pas le moins attentif; tes descriptions, si gracieuses souvent, si terribles parfois, tirent des éclairs de ses yeux noirs, et je crois vraiment que le bruit des batailles et les hurlements des éléphants retentissent à ses oreilles

C'est ma dernière acquisition livresque payé une misère :))


"un livre que j'ai lu en entier, et relu. "
DH
Flaubert aussi était un re-lecteur :))

Attention ! c'est du sérieux pour de vrai :)) :)) :))

par Essim, vendredi 07 octobre 2016, 07:18 (il y a 2971 jours) @ Lectrice :))

Je ne sais pas ce que vaut le livre, point de vue littéraire.
Vu que je déteste le styliste Flaubert je n'irai pas voir.
Point de vue historique ça vaut zéro c'est sûr.

Attention ! c'est du sérieux pour de vrai :)) :)) :))

par Lectrice :)), vendredi 07 octobre 2016, 07:38 (il y a 2971 jours) @ Essim

Et ton historique à toi il vaut combien ??? :))

Belle journée Essim :))

Attention ! c'est du sérieux pour de vrai :)) :)) :))

par Essim, vendredi 07 octobre 2016, 07:42 (il y a 2971 jours) @ Lectrice :))

Le prix de la vérité !

Attention ! c'est du sérieux pour de vrai :)) :)) :))

par Lectrice :)), vendredi 07 octobre 2016, 07:56 (il y a 2971 jours) @ Essim

Je t'ai connu (lu :)) avec le sang chaud sur Internet :))
Je te connais (lit:)) avec le sang tiède sur Internet :))
Vivement pour toi que tu atteignes le sang froid sur Internet :))

Tu as de beaux et grands spécimens sur Délivre en exemple :)) :)) :))

Attention ! c'est du sérieux pour de vrai :)) :)) :))

par Essim, vendredi 07 octobre 2016, 08:09 (il y a 2971 jours) @ Lectrice :))

Il y a un jeu c'est tu chauffes quand tu te rapproches de ce qui a à trouver, tu refroidis quand tu t'en éloignes.

Là tu as froidi grave.

Bonne journée Lectrice :-)

Attention ! c'est du sérieux pour de vrai :)) :)) :))

par Ecrire, vendredi 07 octobre 2016, 08:51 (il y a 2971 jours) @ Lectrice :))

Juger en mal un géant de la littérature au nom de ses présupposés de classe, ça fait du bien. Ça permet d'exister de façon éphémère et rancuneuse, c'est à dire à hauteur de ses possibilités. De ce point de vue, c'est réaliste.

Attention ! c'est du sérieux pour de vrai :)) :)) :))

par Essim, vendredi 07 octobre 2016, 12:11 (il y a 2971 jours) @ Ecrire

Qui c'est qui ici juge hein :-)

J'ai donné mon avis, l'autre fois développé, qui vaut pour goût.

D'ailleurs je préfère John Lennon à Mick Jagger, c'est dire.

Attention ! c'est du sérieux pour de vrai :)) :)) :))

par dh, vendredi 07 octobre 2016, 11:07 (il y a 2971 jours) @ Essim

je déteste le styliste Flaubert>>>


tu me feras toujours rire, kelig.

peux tu citer des stylistes que tu aimes ?

Attention ! c'est du sérieux pour de vrai :)) :)) :))

par Essim, vendredi 07 octobre 2016, 12:09 (il y a 2971 jours) @ dh

Je donne ma langue au chat.

Attention ! c'est du sérieux pour de vrai :)) :)) :))

par Essim, vendredi 07 octobre 2016, 14:13 (il y a 2971 jours) @ Essim

M'a répondu : the beat, the heart beat.

[image]

De ma vie je n’ai jamais lu un seul livre en entier (Thomas Bernhard)

par Ecrire, vendredi 07 octobre 2016, 09:39 (il y a 2971 jours) @ zeio

Thomas Bernhard figure en bonne place dans mon Panthéon littéraire. Son écriture, qui se déploie sous les auspices d'une spirale obsessionnelle, me fascinait. C'est un cas unique de répétition hypnotique.

A l'époque ou je l'ai découvert, je lisais encore les romans en entier...

L'ouvrage que j'aimais le plus s'intitule : "Des arbres à abattre".

Tu as d'ailleurs comparé, il y a quelques mois, la posture du "personnage" assis dans le "fauteuil à oreilles" de l’antichambre des Auersberger, (observant avec férocité le microcosme artistique), à mon attitude dans le forum bleu.

Toute proportion gardée (nous ne pouvions en aucun cas être assimilés de près et même de loin à une quelconque "élite artistique", ce qui ne fait qu'amplifier l'ironie de la situation*...), ton observation était pertinente.

* Les mœurs d'une "élite labellisée" peuvent déjà prêter le flanc à la critique, mais que dire d'une élite autoproclamée (le plus souvent, certes, de façon implicite), coupée de toute réalité et vivotant d'égocentrismes compensatoires dans un univers fantasmatique...

De ma vie je n’ai jamais lu un seul livre en entier (Thomas Bernhard)

par Ecrire, vendredi 07 octobre 2016, 09:54 (il y a 2971 jours) @ Ecrire

Bien sûr il y avait aussi de beaux textes. Des écritures qui valaient le détour et des moments de générosités authentiques. Mais selon moi, la ligne dominante (qui d'ailleurs a entrainé la fin du forum), n'était pas là.

Le contraire de la créativité, c'est peut-être l'épuisement.

De ma vie je n’ai jamais lu un seul livre en entier (Thomas Bernhard)

par t.bernhard, vendredi 07 octobre 2016, 09:55 (il y a 2971 jours) @ Ecrire

Peut-être que cette 'spirale obsessionnelle', ce cas de 'répétition hypnotique' a à voir avec... la musique !

"Au fond, nous voulons être piano, dit-il, non pas homme mais piano, nous fuyons l'homme que nous sommes pour devenir entièrement piano, et pourtant cela échoue nécessairement, et pourtant nous ne voulons pas y croire, c'est lui qui parle. L'interprète au piano (il ne disait jamais pianiste !) est celui qui veut être piano, et je me dis d'ailleurs chaque jour, au réveil, que je veux être le Steinway, non point l'homme qui joue sur le Steinway, c'est le Steinway lui-même que je veux être. Parfois nous sommes proches de cet idéal, dit-il, très proches, spécialement quand nous croyons que nous sommes d'ores et déjà fous, quasiment sur le chemin de cette démence que nous craignions plus que tout au monde. "

(Dans Le Naufragé)

De ma vie je n’ai jamais lu un seul livre en entier (Thomas Bernhard)

par Ecrire, vendredi 07 octobre 2016, 10:31 (il y a 2971 jours) @ t.bernhard

"Peut-être que cette 'spirale obsessionnelle', ce cas de 'répétition hypnotique' a à voir avec... la musique !"

Sans doute, oui. Tout à fait. Il y a un thème récurrent. Une insistance ("revenance"), des termes, avec des variations qui permettent une progression, d'où l'image de la spirale.

De ma vie je n’ai jamais lu un seul livre en entier (Thomas Bernhard)

par dh, vendredi 07 octobre 2016, 11:09 (il y a 2971 jours) @ Ecrire

TB a étudié la musicologie.