L'opuscule (Extrait de "Dans les silences de la peau")
(... )Je tentais de regarder en dessous, y parvint. Les membres qui s'agitaient autour de moi ne m'appartenaient plus, mais ma tête conservait son libre arbitre. L'honneur était sauf ! Ma curiosité ne trouva cependant pas à se satisfaire pleinement. C'est à peine si je distinguais au loin une masse oblongue semée d'une vague végétation. Cette vision tenait du mirage. Une illusion emboîtée dans un rêve, ça ne pouvait que tourner court. Je m'attendais à me réveiller. À ce moment, une bouffée de senteurs entêtantes m'envahit les sinus. Quelque chose d'approchant « Les émanations musquées des grands félins d'Afrique »*. Sécrétions exubérantes d’un fauve en rut qui me troublèrent instantanément, jusqu'aux tréfonds… Bref, j'étais excitée.
(*A. Daudet, Tartarin de Tarascon.)
Etait-ce "l'effet Tartarin" ? En tout cas, je me réveillais avec une source entre les jambes. Certes, pas assez profuse pour noyer un poisson, mais suffisamment abondante pour qu'il emprunte le chenal et flotte jusqu'à bon port. La voix dans ma tête s'efforçait de me rassurer. Ma chair ne connaissait ni l'amour, ni la mort. Les deux morsures du temps. Tous les miens étaient vivants. N'eut été ce corps, souvent incontrôlable, je campais aux frontières du réel dans l'attente de mon visa.
Bientôt, (quand, je l'ignorais, mais le moment approchait), ce serait la première fois. La première fois, s'entend, qu'une "personne étrangère au service" s'introduirait dans mon sanctuaire. Techniquement parlant, le terrain était déblayé depuis un bail. Avant même l'époque de mon aventure avec le cousin, bien avant, je m'étais découvert une curiosité de spéléologue. Ainsi avais-je entrepris l'exploration de ma brèche. D'abord et tout naturellement, avec les doigts. Puis, à l'aide d'ustensiles anodins, tels des crayons, des feutres, des pointes Bic... matériaux qui servent d'ordinaire à la créativité foisonnante d'un mioche. L'endroit que j'affectionnais pour m'adonner à mes investigations clandestines consistait en l'angle protecteur d'une porte entrebâillée. Je m'y asseyais et déployais mon attirail.
Mes petites robes plissées offraient les meilleures conditions d'accès, tout autant que de couverture, à mes travaux pratiques. Jouer de ma chair m'apparaissait aussi nécessaire que de pétrir la pâte à modeler. J'étais devenue assez habile dans ce dernier exercice, il me tardait de progresser dans l'autre. D'autant qu'il ne figurait nulle part au programme éducatif. Il fallait bien que je m'y colle. Au fond, n'étais-je pas la mieux placée pour m'enseigner moi-même à cet endroit ? D'ailleurs, je ne m'y hasardais pas sans boussole. Il existait de troublantes et instructives similitudes entre ma chair et les bâtons de couleur distribués par la maîtresse. Dans les deux cas, il fallait d'abord chauffer pour obtenir un résultat...
Encoignure de porte. Vêtement complice. Occupation prétexte. Tout cela manifestait un certain talent de mise en scène, une capacité à donner le change, à manifester les apparences conformes aux attentes de l'entourage. Si je m'étais réfugiée dans ma chambre mon silence affairé aurait immanquablement éveillé l'attention, voire l'inquiétude. Imaginez maman qui surgit sans crier gare et surprend cher son petit ange en plein sondage pygocole !... C'est fou ce qu'un esprit large, (même lorsqu'il a tété d'abondance les mamelles de la révolution soixante-huitarde et de la psychanalyse d'obédience Reichienne), peut se rétracter à une telle vision. Constater que son icône unique, la chair de sa chair à peine éclose, se comporte en libertine accomplie ébranlerait le plus tolérant des progressistes.
Me sachant présente à l’entrée du salon, mes parents étaient pleinement rassurés. Quand bien même disparaissais-je à moitié masquée par une porte, ils vaquaient à leurs occupations sans se soucier de ma conduite. Ils s’étaient à ce point habitués à me savoir là, occupée à griffonner mes feuilles blanches, parfois des heures durant, que j’en devenais quasi invisible. Ma situation s’apparentait à celle de « la lettre volée » qui intitule la nouvelle d'Edgar Allan Poe. Sauf qu’aucun détective ne se préoccupait de me mettre la main dessus… Mais venons-en à mon essai inaugural. Vous allez rire. J'avais utilisé un trombone. Ce freluquet frigide et filiforme manquait d'envergure. Le test ne fut guère concluant. Notre relation avorta aussi sec.
Après quoi, il me semble que j'avais mis la gomme. Le côté doux, pour commencer. Puis le rêche, pour pimenter. Pas mal. Pas mal du tout… La gomme effaçait largement le trombone.
Ensuite, les stylos étaient passés au banc d’essai, l'un après l'autre. D’abord les rouges. Sans doute parce que ce pigment chaleureux s’associait naturellement à l’exaltation. D’autant qu’un jour, j’avais aperçu un Chow-chow (bouillant) doté d’un braquemart cramoisi entreprendre un Spitz Nain sur le trottoir attenant à la boulangerie… Puis j’avais essayé les bleus, par acquit de conscience plus que par conviction. Et ainsi de suite, les vers, les jaunes… j’aurais volontiers tenté l’arc en ciel... Cependant, je dus me rendre à l’évidence. À elle seule, la couleur n’influençait guère les sensations. Il y avait d’autres facteurs à prendre en compte… C’est ainsi, en détournant les pointes billes et autres fournitures scolaires de leur usage ad hoc, que j'esquissais, chers et coquins lecteurs, le chapitre enfantin du roman libidinal.
Quelques années plus tard, mes parents acquirent un ordinateur et une connexion. La « toile d’araignée mondiale » m’ouvrit toutes grandes ses portes. Cette innovation technologique survenait à point nommé. L'onanisme ne rend pas sourd, mais il est bon de voyager chez les autres. En lectrice assidue, j'avais exploré les rayons supérieurs de la bibliothèque, supputant qu'ils recelaient des ouvrages d'un autre genre que les manuels de psychologie, des classiques de la littérature, des essais sur l'art, la religion, ou des œuvres de philosophes. Mais, à mon immense désappointement, je n'avais rien trouvé. Pas la moindre paillardise. Mes parents semblaient s'intéresser à tout, excepté au sexe. Pourtant, il avait bien fallut qu'il lui accorde quelques concessions. Sinon, d'où venais-je ? Qui était juché au faîte de cet escabeau ? Questions vertigineuses.
Le World Wide Web fit exploser les frontières et changea radicalement la donne. Il permettait l'accès à toutes sortes de contenus. Bien sûr, le sujet qui concerne à peu près toute l'humanité, les actifs comme les retraités, s'y trouvait abondamment illustré. Il y avait des vidéos explicites exposant les activités débridées d'adultes plus que consentants, des photos et des textes, fictions ou confidences, rédigés par des anonymes... Ma préférence allait aux écrits. J'imprimais les meilleurs d'entre eux et me constituais un recueil. Je cachais soigneusement ce dossier X dans l'armoire de ma chambre, sous une pile de peluches aux candides faciès. Au fil des mois et des années, le dossier s'étoffa, prit du volume. Cela ne m'incita pas à la tempérance. Simplement, je développais des techniques de camouflage toujours plus sophistiquées.
Et puis, une nuit où je feuilletais l'écran à pattes de velours (l’ordinateur se trouvait dans la salle à manger et j’étais censée m’adonner au sommeil, nounours serré contre ma frêle poitrine), l'ouvrage d'un poète assez célèbre pour que son nom me soit familier sans que j’eusse pour autant parcouru une ligne de sa muse ni de son cru, me sauta aux yeux. Rien moins que lyrique, le « plat de devant » promettait onze mille verges en majuscules d'imprimerie soit, (sauf malformation ou accident boursier*), vingt-deux mille testicules associés. Le tout serré dans un fascicule de cent vingt-trois pages ! Tentante, l'interprétation se dissoudrait à la lecture : les verges énoncées n'avaient pas de rapport avec le phallus. Elles désignaient les baguettes de bois qui provoquerait la mort du héros.
Attractive en diable, cette première de couverture tentait néanmoins de ménager par avance le chœur offusqué des dames patronnesses par l'ajout d'un sous-titre suggérant que la dépravation joyeuse n'excluait cependant point la présence de sentiments élevés. De fait, "Les amours d'un Hospodar", flattait la morale dans le sens du poil censuré. Cependant, la taille de la proposition secondaire demeurait très inférieure au calibre de la majeure. De sorte que l'on pouvait, pourvu que l’on disposât d’une tournure d’esprit appropriée, lui trouver le caractère d’une saillie ironique plutôt que celui d’une concession à la bienséance.
Le récit, signé G.A*, concédait quelques préliminaires introductifs avant d’entrer, boules en tête, dans le vif des sujettes. Les chats étaient nommés par leurs noms et Mony Vibescu ne tournait guère autour du pot avant d’y loger son vit avec tout l’allant débridé qu’autorisait sa jeunesse princière. Après une telle expérience de lecture (expérience au sens plénier du terme, car je ne parcouru jamais cette orgie verbale que d’une seule main… parfois même, sans aucune, à la façon dont les acrobates en herbe pratiquent le vélo...), on se trouvait informé de toutes les pratiques sexuelles, qu’elles fussent admises ou réprouvées, canoniques ou déviantes. Bref, il y en avait pour tous les goûts et toutes les pentes, jusqu’aux plus raides.
(*Contrairement à Aragon qui avait publié clandestinement « Le con d’Irène », Guillaume Apollinaire évita le recours à un pseudonyme. Il se contenta de la relative discrétion que lui procurait l’emploi des initiales.)
Apollinaire n'avait pas tenté de faire de la poésie avec du trivial. Au contraire. Il avait poussé le curseur du trivial aussi loin que le lui permettait le langage. Cette crudité outrancière haussait l'expression à son degré de turgescence maximale. L'opuscule pornographique court-circuitait le néocortex et pénétrait les méandres des cerveaux primitifs. Après quoi, telle une boursouflure de chair exacerbée, il besognait la matrice des fantasmes.
La sulfureuse brochure devint mon secret livre de chevet. L'irremplaçable compagnon de mes travaux lascifs. Ma vie se dédoublait. Côté face, une fillette qui s'endormait en écoutant les histoires que son père lui racontait. Côté pile, une libertine en herbe qui explorait les territoires de l'obscène, guidée par la verve flamboyante du satyre littéraire. Après dix ans de tâtonnements studieux, j'avais établi la cartographie sensible de mon corps sur le bout des doigts. Je savais quel ressort solliciter, à quel moment, avec quelle intensité et selon le rythme approprié. Désormais, ma sagesse aspirait au partage. J'étais fin prête pour un duo d'amour. Parée à enseigner mon émotionnable anatomie.
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