nouvelles photographiques : 1

par Claire, mardi 21 février 2017, 13:45 (il y a 2833 jours)

A la fin on s’est tous retrouvés sur la terrasse couverte. Les deux garçons ensemble, silencieux, leurs corps sur le rebord de pierre, genoux pliés ; les deux hommes parlant de pêche, d’un certain endroit de la rivière plus propice ; les deux chiens qui se tournaient autour.
nous les deux filles adossées à la même fine colonne, on avait bu toute l’eau de la bouteille.
Personne ne se regardait. La chaleur était encore forte, le soleil ne faisait qu’une fine ligne au bord, on ne se décidait pas à rentrer.
On regardait les ombres des peupliers, noires, qui semblaient fuir leurs troncs si droits et se perdaient sur la courbe de la colline. Ma peur était tombée depuis longtemps mais je sentais encore en moi les vibrations. On était tous liés

nouvelles photographiques : 2

par Claire, mardi 21 février 2017, 13:45 (il y a 2833 jours) @ Claire

Le vendeur de pommes a un mouchoir blanc noué autour du cou, c’est un pauvre homme. Il attend tout le jour à côté de son panier, les légumes sont de l’autre côté. Il a plusieurs espèces d’arbres dans son verger, m’a-t-il expliqué, qui produisent de juillet à novembre…après il y a les pommes de garde qu’on met au cellier, qui lentement se chargent en sucre, jusqu’en janvier.
Ce matin je suis passée et j’ai voulu parler encore avec lui, mais il était étrange. Il semblait avoir peur de quelque chose, le regard fuyant, les yeux hantés. Il m’a dit qu’il avait eu « une crise », hier soir. Il avait vu un homme qui autrefois lui avait fait du mal, dont il rêvait parfois. Cet homme était là, dans la boutique, pour de vrai, à le regarder sans rien dire, puis il était parti.
Je suis revenue ce soir en rentrant du travail. Il s’était endormi contre son panier. Juste à côté de lui, sur le mur, un petit garçon dessinait à la craie un personnage, un homme avec un chapeau, aux yeux écarquillés, braqués.
Je le connais cet enfant, il traîne tout le temps, avec son visage maigre et son regard trop profond, cerné.

nouvelles photographiques : 3

par Claire, mardi 21 février 2017, 13:46 (il y a 2833 jours) @ Claire

La vieille maison s’est effondrée pendant la nuit, toute seule, il ne reste qu’un bout de façade encadrant la porte, et des amas de briques derrière.
Les voisins dormaient et ne se sont pas réveillés, il est vrai que les maisons habitées les plus proches sont au moins à trente mètres. Tout autour d’elle il n’y a plus que des terrains vagues, elle était seule encore debout, avec sa grande ouverture bouchée par de la tôle.
La poussière est retombée dans la nuit noire, lentement, personne pour la voir, et ce matin elle poudre tous les abords, le trottoir inégal, les buttes de terre où poussent de maigres touffes. Il voit sa soeur et ses deux copines passer devant, elles ne le voient pas. Il est assis dans un recoin de l’autre côté de la rue. Hier encore, il était entré pour nourrir le jeune merle, se faufilant entre la tôle et l’embrasure de la porte. L’oiseau commençait à prendre des forces, dans sa boîte à chaussures.

nouvelles photographiques : 4

par Claire, mardi 21 février 2017, 13:47 (il y a 2833 jours) @ Claire

On visitait New York. On avait tout vu ou presque. L’étonnante ville, prise dans tous ses bras de fleuves, avec ces ponts sans fin qui se lançaient, les tours crénelant le ciel, et la porte invisible grande ouverte sur l’océan, ses îles, sa Statue. On avait parcouru les rues pleines d’arbres des vieux quartiers, pris des ascenseurs interminables, vu des panoramas où la brume atténuait de tous côtés l’horizon. On avait mangé grec, italien et russe.
En cette fin d’après-midi je l’ai laissé à l’hôtel, et j’ai pris le métro vers un coin de la ville encore non exploré. Dès la sortie, débouchant dans la rue, j’ai compris qu’il n’y aurait rien d’admirable à voir là. Une atmosphère de pauvreté et de désoeuvrement, des gens qui me regardaient passer depuis leurs portes. La crasse, et les célèbres escaliers extérieurs en métal, noirs sur le ciel blanc. Je marchais vite comme si j’allais quelque part, traversant rue après rue, intéressée.
C’est là que je l’ai vu : assis sur la bordure du trottoir, les fesses en équilibre, dans la rue étroite. Il parlait comme on parle à quelqu’un, à un chaton pelotonné en face de lui, qui écoutait. J’ai suspendu mon pas une seconde, il m’a jeté un coup d’œil, le chaton a déguerpi.
Je suis repartie, portant l’empreinte hostile de son regard.

nouvelles photographiques : 5

par Claire, mardi 21 février 2017, 13:47 (il y a 2833 jours) @ Claire

Je me souviens de tout, du jour maussade, de l’heure exacte. J’étais sur le trottoir j’attendais pour traverser la rue.
J’ai entendu le long coup de frein, mais pas le choc. La scène s’est arrêtée avec ce petit garçon sur la chaussée, je revois le sang qui coulait de son oreille, sa mère qui s’agitait si lugubrement, ses gestes insensés, son visage qui se tournait vers nous. Et ces deux hommes en face de moi immobiles, massifs, complètement inexpressifs. L’un, très gros, avec une épingle à nourrice pour retenir son col ressemblait au forgeron de mon enfance, au village. L’autre avait une bouche aux lèvres lisses, non ourlées, comme celles d’un garçon que j’ai aimé. Je les regardais, l’idée folle m’a traversée qu’ils étaient les messages de la mort, des sortes d’anges indifférents et massifs. Puis je me suis précipitée pour chercher des secours, j’étais sortie sans mon sac.

note

par Claire, mardi 21 février 2017, 13:50 (il y a 2833 jours) @ Claire

cette série vient d'un livre de photographies très célèbres, de Cartier Bresson, qu'on vient de m'offrir. L'idée c'est de prendre le livre dans l'ordre et d'écrire une micro-nouvelle à partir de chaque image...il doit en rester une bonne centaine :)

note

par Rémy @, mardi 21 février 2017, 22:17 (il y a 2833 jours) @ Claire

Quand on ne voit pas les images, ça fait quand même très devinettes... Et si on les voyait, toutes les phrases de description feraient double emploi ; or un certain nombre de tes micronouvelles ne font presque rien d'autre que décrire... Pas facile, ç't'affaire.

note

par Claire, mardi 21 février 2017, 22:41 (il y a 2833 jours) @ Rémy

Les photos sont différentes de ce que je décris. Elles ne sont qu'un point départ. Mon idée c'était d'évoquer une histoire à partir de la photo en y ajoutant mes propres inventions, et de laisser le lecteur la prolonger dans le passé et le futur.

note

par Chrys la liseuse, mercredi 22 février 2017, 07:52 (il y a 2833 jours) @ Rémy

Ces micro nouvelles interrogent( c'est le but d'une nouvelle : surprendre, par sa concision et généralement sa chute , ou absence de chute )tout en créant une ambiance particulière et, surtout, donnent à entendre une voix.
Il y a parfois une atmosphère à la Faulkner( poussière- chaleur ). Je me demande s'il s'agit du célèbre livre de Depardon Les Américains, je me souviens de quelques-unes d'entre elles qui m'avaient frappée.
Hormis la première plus légère qui évoque une partie de campagne , avec malgré tout une anticipation de quelque chose d'inquiétant , les autres incarnent une vision sombre , presque déliquescente de l'humanité, un tableau de la fragilité des vies humaines en devenir, à l'image de la boîte en carton où l'oiseau survit en attente d'envol.
Merci pour ce nouveau plaisir de lecture, dépaysant et original.

note

par Claire, mercredi 22 février 2017, 09:54 (il y a 2832 jours) @ Chrys la liseuse

merci Chris, c'est vrai que c'est expérimental cette tentative, et que l'avis des lecteurs m'est bien utile.
D'abord je me dis que je n'aurais pas dû mettre cette note, qui donne immédiatement envie d'imaginer les photos et donc lance l'esprit plus dans la direction d'une image que d'un récit. Ensuite que je n'aurais pas dû poster tous les textes à la file, mais de façon plus isolée.

Les photos dont ils partent ne sont pas aussi sombres que les textes, mais pour accrocher l'intérêt, je me rends compte que j'ai inconsciemment ajouté une dimension dramatique. Si elle n'était pas là, il me semble que ce serait très plat.

J'aime beaucoup les nouvelles qui n'ont pas de chute....ou plutôt, très souvent la chute d'autres nouvelles me semble artificielle, une sorte de loi du genre. Mais pas toujours. J'aime l'idée d'un moment découpé dans le flux temporel, qui porte sa propre vérité.

A noir E blanc

par Claire, mercredi 22 février 2017, 09:57 (il y a 2832 jours) @ Claire

un très bel exemple de textes écrits à partir de photographies: A noir E blanc

nouvelles photographiques : 5

par Périscope @, mercredi 22 février 2017, 15:14 (il y a 2832 jours) @ Claire

Cet exercice m'a déjà tenté. J'en ai fait des "dizains". Comme un format photographique. 10X10

Ici tu t'appropries des situations possibles. Je, on, nous.

L'atmosphère que tu transmets est attirante.

La photo stimule notre imaginaire. Elle donne l'impression de parler d'autre chose que de nous-même.

La précision que tu mets dans le vocabulaire, sans qu'il soit chargé, sophistiqué,
est évocatrice sans écraser le non-dit...

D'autres approches seraient jouables : aggraver, ou lisser davantage... écriture blanche..

Sans se soucier du lecteur, on pourrait être plus baroque, ironiser, dialoguer, accentuer ta subjectivité, dans quelle humeur tu regardes ces photos (colère, naïveté, partialité, vulgarité, préciosité, etc...) Oui, peut-être que ça ferait un peu exercice de style.

Excuse-moi pour ces débordements, mais ta démarche me parait intéressante, alors je t'embraye le pas.

nouvelles photographiques : 5

par Claire, jeudi 23 février 2017, 11:51 (il y a 2831 jours) @ Périscope

J'ai souvent écrit des poèmes à partir de photographies, la dernière fois c'était .
L'idée cette fois c'est d'écrire de la prose, un récit qui fonctionne comme tel, qui entraîne le lecteur dans une histoire, mais très court. Rémy semble dire que ça ne fonctionne pas puisque ça donne une impression de devinette, mais pour Chrys et toi ça va. Il n'y a que les lecteurs qui puissent dire.

nouvelles photographiques : 6

par Claire, jeudi 23 février 2017, 13:49 (il y a 2831 jours) @ Claire

Elle s'est glissée ce matin par le portail, au fond du jardin. C'était un matin tiède de mars. Elle la peureuse, l'attentive, la sans-projet, elle aurait été bien en peine de prévoir ce brusque glissement, entre le battant et la colonne de pierre reconstituée sur laquelle il s'appuie. Un coup d'épaule avait suffi pour ouvrir la grande aventure. Elle est partie tout droit vers l'est, longeant le trottoir, traversant avec aplomb et comme tout à fait avertie ; la rue était pleine de choses attractives, mais pas suffisamment pour la ralentir. Elle est passée devant le square, sur le pont surplombant les voies du métro, puis plus loin qu'elle n'était jamais allée. Elle a vu du coin de l'oeil le premier qui s'est mis à la suivre, a retraversé la rue en diagonale, et l'autre a débouché d'une impasse, Elle les entendait derrière elle, avançait toujours au même rythme, rapidement mais sans fuir. Ils ont parcouru ainsi près de 500 mètres, dans la rue en pente bordée de jardinets, quand, par dessus la grille basse de l'un d'entre eux, elle a vu apparaître le troisième. La même force qui l'avait poussée à fuir la maison où elle avait grandi, où résidait toute sécurité, arrêta brusquement sa course. Elle était absolument immobile et le resta tandis qu'il la contournait, l'étreignait et qu'elle sentait son petit pénis rigide se frayer un chemin. Les deux autres attendaient, le petit noir et blanc aux oreilles tombantes et le brun.

nouvelles photographiques : 6

par le Rouge-gorge, jeudi 23 février 2017, 14:03 (il y a 2831 jours) @ Claire

En fait, on se moque des photos d'origine, les textes sont réussis, le poème de la fois précédente aussi. Pour ma part, je préfère lire de la poésie, mais les nouvelles, ici écrites, ont pleinement réussi leur mission une histoire pleine et entière, ou d'une entrée en récit. Cordialement. Fabrice

nouvelles photographiques : 6

par Claire, jeudi 23 février 2017, 14:10 (il y a 2831 jours) @ le Rouge-gorge

oui, les photos fonctionnent comme point de départ et comme contrainte, c'est une expérience que j'ai envie de continuer.
Merci Fabrice.

nouvelles photographiques : 6

par le Rouge-gorge, jeudi 23 février 2017, 18:37 (il y a 2831 jours) @ Claire

Tu as raison, en écriture, les contraintes libèrent. Mais fais-moi plaisir en poèmes aussi. Cordialement. Fabrice

nouvelles photographiques : 6

par Claire, jeudi 23 février 2017, 18:43 (il y a 2831 jours) @ le Rouge-gorge

je ne sais pas si tu l'as vu, mais "matin" est le premier d'une série de six poèmes. Ils sont en vers (librement) arithmonymes, c'est à dire que les vers ont tous le même nombre de mots. C'est une contrainte qui donne une atmosphère souvent très particulière, que j'aime bien.


A noir E blanc est en vers justifiés, je crois, comme presque tout ce qu'écrit Lucien Suel.

nouvelles photographiques : 6

par Périscope @, vendredi 24 février 2017, 09:56 (il y a 2830 jours) @ Claire

Je crois qu'il serait préférable d'oublier que la source de ces textes est photographique. Le savoir influence la lecture, la détourne, nous met en position de chercher une photo, et minorise ainsi la valeur du texte. Dommage.

Il suffit de créer une atmosphère, d'instaurer une situation, même minimaliste.
Ce que tes choix photographiques suggèrent assez bien. Ensuite une tension émotionnelle, ou relationnelle, se devine. Pour moi c'est l'essentiel que je lis bien dans ces courts textes. Pas besoin de savoir que "c'est une photo" !

Il est vrai par ailleurs que la contrainte de la versification est aussi surprenante.
Le comptage du vers ou la rime nous oblige à choisir des mots, une syntagme, qui parfois détournent notre intention première, nous ouvrent des sens insoupçonnés...

La difficulté cependant pour moi réside dans l'équilibre entre forme et fond.

La contrainte du lexique et la volatilité de l'imaginaire pour le lecteur.

nouvelles photographiques : 6

par Claire, vendredi 24 février 2017, 11:53 (il y a 2830 jours) @ Périscope

Ces vers étonnants que sont les vers justifiés ou les vers arithmonymes (mais sans doute les vers classiques aussi) ont deux avantages : pendant l'écriture, le comptage "distrait" l'esprit de ce qu'il cherche rationnellement à dire, et du coup favorise l'irruption d'autre chose, disons l'inconscient, sans lequel à mon avis on ne fait pas grand chose de bon. Et à la lecture, les rejets parfois surprenants déconcertent la rationalité du lecteur, comme font les hypnotiseurs pour favoriser l'induction hypnotique. Est-ce qu'une œuvre d'art puissante n'a pas toujours une force hypnotique ?

Mais pour moi le guide c'est toujours l'émotion, c'est le fleuve qui conduit et qui donne l'énergie. Sinon autant jouer au scrabble
Après, il y a beaucoup de manières de naviguer (et aussi en pleine mer).

nouvelles photographiques : 6

par Chrys la liseuse, samedi 25 février 2017, 08:31 (il y a 2830 jours) @ Claire

Je vois plusieurs échos : le premier à mon histoire de verrou et puis aussi une micro histoire qui laisse imaginer un scénario tel celui de Pique-nique à [/i[i]]Hanging Rock ou de Virgin suicides.
Je vois toujours des correspondances. C'est aussi ce que J.Noël Bellemin, qui n'est pas indigent ;) appelle " l'inconscient du texte". On parle aussi d'intertextualité. Il faudrait inventer un mot pour les interférences cinématographiques ou picturales ou photographiques.

La description du petit personnage noir et blanc aux oreilles tombantes est curieuse, fait penser à un chien.

nouvelles photographiques : 6

par Chrys la liseuse, samedi 25 février 2017, 08:34 (il y a 2830 jours) @ Chrys la liseuse

Et merci Claire pour les liens, très intéressants. Je n'avais jamais entendu parler de vers justifiés, de même que j'ignorais les vers libérés, malgré ma licence de Lettres ! il y a longtemps il est vrai .

nouvelles photographiques : 6

par Chrys la liseuse, samedi 25 février 2017, 09:20 (il y a 2830 jours) @ Chrys la liseuse

« Je suis influencé par tout. Un jour j’étais chez Cartier-Bresson. Il a jeté devant moi un livre à la poubelle en me disant : “Ne le regarde pas, c’est nul.” Je n’étais pas d’accord. “Moi, lui ai-je dit, je peux trouver quelque chose d’intéressant même au fond d’une poubelle.”

Josef Koudelka

nouvelles photographiques : 6

par Claire, samedi 25 février 2017, 09:29 (il y a 2830 jours) @ Chrys la liseuse

Je suis exactement comme toi, au point que je viens de terminer un recueil qui s'appelle "La voie associative", qui parle ça.
Et mon héroïne est une petite chienne ! Comme je l'ai dit, je pars de photos d'un livre de Cartier Bresson et je m'impose de les prendre dans l'ordre. Je me suis creusé la tête au sujet de cette photo où on voit 4 petits chiens dont deux en plein coit...je suis ravie que ma ruse fonctionne jusqu'au bout ;)

nouvelles photographiques : 6

par Chrys la liseuse, samedi 25 février 2017, 13:14 (il y a 2829 jours) @ Claire

Ah ah je suis bluffée !
Figure-toi que j'avais aussi pensé à La chèvre de M. Seguin mais je n'avais pas osé comparer des humains avec une chèvre !!!!