Figures 1 (la chose)

par Ecrire, lundi 10 novembre 2014, 06:00 (il y a 3669 jours)

Je voudrais parler de toi. Uniquement de toi. Il faudrait pour cela surpasser les figures qui ont configuré ton passage dans le monde et l'ont déformé au point de te rendre inconnaissable. Chaque tentative pour te trouver bute sur une confrontation avec les figures. Elles se dressent autour de toi. Tu disparais dans leur cercle. Je tente de les écarter pour t'atteindre. Elles résistent, exigent des comptes, renforcent leur monopole. Les figures offrent des qualités variables. Certaines apparaissent floues, d'autres restent hypothétiques, quelques unes se dessinent avec une précision suffisante pour exposer leur identité. Dans les temps où nous les côtoyions, la plupart d'entre elles étaient déjà des fantômes et nous hantaient de leurs présences avachies. Les figures creuses qui façonnèrent ton destin ne disposaient que d'un pauvre empire sur elles mêmes, mais elles jouissaient en contrepartie de forces empruntées et d'une immunité à peu près complète. Elles en usèrent, sans lésiner. Je voudrais parler de toi, mais les figures campent sur leurs positions. C'est la persistance d'une épreuve, sa transposition des péripéties de la subsistance au territoire symbolique.

Chaque figure diffuse une charge négative, cocktail répulsif de honte, de pitié et de détestation en proportions diverses. Eros hésite entre deux strapontins. La peur, elle, s'en est allée. Définitivement ? Peut être s'insinue-t-elle dans des rêves qui se perdent dans des rêves concurrents, de sorte qu'on ne saurait définir qui sont les pirates et d'où vient le naufrage. Il faut pourtant décider d'un cap.

A l'opposé des figures velléitaires, ta seule force résidait dans ta vitalité. On pourrait lui adjoindre une apparence séduisante, mais cette caractéristique te désignait à la consommation. Il y eut assez d'hommes physiques pour s'en aviser.


LA CHOSE

La figure de proue appartient au premier de la promotion fœtale. Jusqu'à l'ultime arrêt, il était plutôt discret et finalement, chauffeur de bus. Son existence avait tourné court suite à une intervention précipitée du corps chirurgical, compliquée d'une empoignade post opératoire avec la tuyauterie qui le maintenait parmi nous. Un nous qui n'avait pas grand sens, puisque "nous" n'avions pas beaucoup d'occasions. Une fois, tout de même, j'avais pris le bus et c'était lui. Je veux dire, derrière le volant.

L'un de mes oncles, (un autre), persuadé que le personnel soignant s'était montré négligent, avait laisser exploser sa colère dans les couloirs hospitaliers. Néanmoins, il appartenait aux forces de l'ordre. La déflagration était demeurée policée, n'infligeant aucun dommage sérieux même si personne n'en était sorti indemne.

Des années plus tard, m'man m'expliqua avec un ton de gravité peu coutumier qu'elle avait pardonné à son grand frère. Ce dernier, à peine moins chaleureux que de son vif, était resté froid pendant l'énoncé de sa grâce. Même si elle l'avait prononcé dans sa tête, ce n'était pas une raison.

Pardonner, rappelons le, est la seule façon d'amander le passé sans pour autant le modifier d'un iota. À défaut, on peu tenter un petit maquillage littéraire.

L'affaire remontait à la prime jeunesse, ou seconde enfance de l'offensée. Elle habitait alors une maison dans la campagne. Ses parents avaient été contraints de s'arrêter là par suite des dommages de la seconde guerre. On se souvient que beaucoup d'obus étaient tombés, en particulier sur tout ce qui ne bougeait plus. De surcroît, les murs qui restaient debout étaient libéraux : ils ne retenaient pas la chaleur.

Précision : la fratrie se composait de trois garçons et deux filles. Je pourrais vous annoncer la somme des éléments mais m'en abstiendrai, persuadé que vous l'auriez établie en moins de temps que n'en nécessite la rédaction.

Dès que la fraîcheur s'installait, (et elle s'y prenait assez tôt dans la saison qui fâche avec les pique-niques), il fallait du bois pour allumer le poêle. L'entretien du stock était confié aux filles, génies du foyer. Elles assuraient la collecte accompagnées de l'aîné des garçons, ce dernier en service commandé d'adjuvant musculaire et de protection rapprochée. C'est là, dans un bosquet cerné de cultures céréalières et de croassements que l'enfance prit fin pour l'une et l'autre, sans préavis. Ensuite, le ramassage de combustible perdit tout attrait pour les petites. À l'inverse, le grand devint très "branché branchettes". Chaque flambée nouvelle exaltait sa flamme. Il brûlait les réserves pour griller les étapes.

Terrorisées, coupables d'avoir trébuché sur la tige la plus verte de l'arbre généalogique, les victimes se taisent. Néanmoins, la vie ayant débuté, elle se poursuit sans se préoccuper qu'on lui donne un sens. A chaque réédition de la chose, les angoisses s'accentuent. Le secret s'enfouit au plus profond de l'âme et le couvercle de la culpabilité se referme par dessus. Le grand frère constate que ses animations marginales peine à obtenir un consensus franc du collier chez ses partenaires obligées. Il explique aux petites que ce qui leur semble dur à avaler aujourd'hui leur apparaîtra précieux par la suite. Il en est ainsi de nombreuses expériences. Initiées sous la contrainte, dans la douleur et l'incompréhension, elles se révèlent ensuite sources de plaisir intenses. Considérer, par exemple, la commutativité des facteurs dans une formule algébrique, l'usage de la parenthèse comme lieu d'intimité ou la cueillette d'un bolet à l'imparfait du subjonctif.

Cette pédagogie expérimentale est appliquée pendant quelques années, sans pour autant convaincre ses cibles. Au final, le grand frère entend sa raison qui lui recommande la sobriété : il ne demande pas ses sœurs en mariage. Ensuite, il tombe amoureux d'une étrangère à la famille. La situation se régularise. Les plaies se referment comme des bouches cousues. La rencontre avec la normalité s'effectue sous les auspices d'une jeune femme très aimable, qui rit souvent et ne se fâche jamais. Il la trompera une fois officiellement, après plusieurs décennies de mariage souriant et sans fâcherie, plus quelques repas servis à l'heure et des accouchements à terme. À ce moment, il annonce son désir de quitter sa terne vie d'avant pour embrasser sa brillante existence future. Son épouse perd le sourire. Elle l'incite à congédier son démon de midi. La garce joue la montre, pense-t-il. Il songe à lui concocter un bouillon d'onze heure. Mais la maladie survient et ruine sa libido avant qu'il n'exécute son plan et sa femme.

Concernant les autres écarts conjugaux, je ne saurais m'avancer sur cette question sans reculer sur vos principes.

Le caractère tabou des "jeux interdits" les destinaient au silence définitif. Le secret avait pourtant refait surface après un demi siècle de réserve. Je demandais à ma mère si d'autres personnes étaient au courant. Elle me confia qu'elle s'en était ouvert à son mari, d'ailleurs présent lors de notre échange ainsi qu'à l'une de ses filles. Mais quelle pouvait être la portée d'un pardon qui n'est pas reçu par la personne intéressée ? Aucune en direction du mort. Par contre, l'énonciatrice se libérait d'un poids, non pas tant du traumatisme (disqualifié depuis des lustres par une rude concurrence), que de la culpabilité. En se taisant, les victimes avait noué un pacte diabolique avec leur agresseur. Ce marché les enferraient à leurs propres yeux dans une complicité objective. En absolvant le défunt, puis en nous prenant à témoin, elle avait restitué l'intégralité de la culpabilité à leur auteur. Les meilleurs ne sont pas nécessairement ceux qui s'en vont, mais leur départ peut nous offrir une occasion de nous restaurer.

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