Tirage aux sels d'argent

Au lecteur


Ne vous préoccupez pas de lui. Il grimpe, voilà tout. Il grimpe et c'est à peine si le long de sa route ascendante il souhaite déranger quelques flocons de poussière. Il ne fait jamais que grimper, encore et toujours. Pas plus. Il ne demande certainement pas que nous scrutions ses faits et gestes avec une telle attention. S'il se savait ainsi observé, il cesserait sans doute son ouvrage sur-le-champ. S'il en avait les moyens. Avant de s'adonner à cette activité absurde, il n'était pas de ce monde. Cela ne compte pas. Avant, il ne faisait que rêver, sans plus. Il était aveugle. Obstrué. Il patientait. En attente du signal de départ, sans le savoir. Ah s'il avait pu, il serait resté dans sa chambre, perplexe, à jouer aux jeux-vidéos, seul à remuer la terre. D'autres courent, dansent, larvent, roucoulent et poussent leurs pions dans le grand plateau de jeu du monde. Les poches passablement vides, E. a perdu, lui, depuis longtemps les pions et les clefs du jeu. Ceci, sans même mentionner qu'il ne les a jamais eu en sa possession. Personne ne sait quel fût le signal qui déclencha son voyage, s'il aperçu un soir une comète traversant le ciel, si un chant d'une violence inouïe lui provoqua des acouphènes ou si, à la suite d'une nuit tout à fait anodine, peut-être du fait d'une fausse position de sa cuisse, il attrapa en rechignant le syndrome des jambes sans repos. Il serait faisable de remonter à la source de ce sortilège, mais cela ne vaut pas la peine. Laissons-lui la peine et la fatigue. Le luxe coûteux de venir au monde. Profitons plutôt du repos que procure la vision d'un être qui se démène. Ceci devrait susciter en nous bien du plaisir.