Mad rush
Désireux de me cacher du monde, j'ai couvert mon visage d'un morceau d'étoffe trouvé là au hasard, entre la corbeille et le repose-pied. Si je désirais mimer l'innocent, je serais enclin à laisser croire que le seul but de ce morceau d'étoffe est d'atténuer la lumière rasante afin de trouver plus facilement le sommeil, mais ça n'est pas le cas, d'ailleurs, je ne trouve jamais le sommeil. Ça n'est pas faute de l'avoir cherché. Se cacher du monde est la manière la plus nette de succomber au désir de s'éloigner pour mieux revenir, comme on garde des jetons en poche pour la partie du lendemain, quand la chance aura tournée, quand les fortifications intérieures auront été suffisamment consolidées, aptes à recueillir toute forme de victoire sur soi et sur la vie. Pour le moment, on a le sentiment d'avoir une sale gueule quand bien même on a aucun miroir sous la main, ceci pour le meilleur, on a envie de s'enfoncer dans la nuit sans raison tangible, les passagers voisins sont bruyants, ineptes, on a guère envie de les affronter. "Laissez-moi donc seul un moment" aurais-je envie de dire, mais à quoi bon passer pour un mufle, les portes sont verrouillées, et je n'ai pas que ça à faire. Je dois dors-et-déjà m'éloigner du monde et de moi un moment, et ça n'est pas une mince affaire, je crois même que je n'en verrai pas le bout, peu importe, c'est l'intention qui compte dans ces choses là comme dans tout. Peut-être ai-je sommeil, finalement. On eut dit que les wagons bercent les âmes des éreintés, quant à moi je n'hésite pas un instant avant de me laisser bercer, entre le brouhaha d'un couple qui raisonne son enfant geignard et un passager s'adonnant sans écouteurs aux délices d'un film consommable américain. Qui eut dit que les hommes iraient en chantonnant sur le chemin de l'atrophie cérébrale, d'abord accompagnés de quelques irréductibles râleurs, finalement s'y abandonnant sans entraves aucunes. Les neurones humains en fin de compte forment un plumard bien confortable où vient se prélasser la rutilante médiocrité. Elle ne date certainement pas d'hier, la médiocrité, mais aujourd'hui, on se déporte goulûment vers son antre. Encore un peu, elle deviendra un passe-droit. Dans ces conditions, difficile de créer quoi que ce soit, encore plus de s'extirper de l'arrière-scène sans faire preuve d'un minimum de léchouilles racoleuses. Les poètes ne sont plus de l'univers, leurs ailes battent dans l'ombre, du côté de la foutue matière noire invisible. Le marketing de tout met en pièces la pensée et, en dignes coquilles vides, nous n'avons plus le sens du sacré pour y dégorger nos misères. Tout est-il donc perdu ? Loin s'en faut. Voilà déjà le contrôleur, et j'ai mon billet en poche, au moins jusqu'à la prochaine station.