De l'importance du regard (suite et fin)

par Périscope @, lundi 22 mai 2017, 09:22 (il y a 2743 jours)

De l'importance du regard


Il poussa le verrou de la petite porte. Dans la cellule un matelas
occupait la majeure partie de l’espace. Marcel Dupont était devant moi.
Il dénoua la serviette autour de sa taille. Sa stature était impressionnante.

Je lui demandai de baisser la lumière. Il y avait des graduateurs dans
ces cellules aménagées. Marcel Dupont ne laissa qu’un éclairage
tamisé, juste pour me faire deviner ce que je craignais de voir.

Je m’agenouillai et posai mon front sur son ventre. Dans la cellule
régnait un parfum de désodorisant mêlé à une odeur de sueur.
Mes tempes battaient fortement. Je ne savais plus où mettre mes

mains. Marcel ne parlait pas. Sur mes joues, il promenait son
sexe humide. Au mur, il y avait un distributeur de Durex. C’était
la marque la plus répandue dans ce genre d’établissement.

Je n’osais jeter un œil sur le miroir qui devait nous refléter. Je dis
alors dans un élan incontrôlé « Tu dois la rendre très heureuse ta
femme ! ». Il dit « Oui ». « Tu dois bien la remplir ». Il se tourna

comme pour changer de conversation. Il espérait que je me
précipite sur ses fesses panoramiques. Elles étaient sombres sous
une couche de pilosité. Je réalisais que j’avais là ce qui me hantait.

Il y avait bien le lit sur lequel nous pourrions nous asseoir. Il m’y
conduisit. Comme deux enfants désemparés nous étions côte à côte.
Il m’embrassa longuement. J’aurais aimé lui parler de mon père

mort que je n’avais jamais connu. Mais une musique techno abrutissante
empêchait qu’on s’apitoie davantage. Elle résonnait dans mon
ventre. Je sentais la main de Marcel, veineuse, poilue, sur mes hanches.

Puis il me renversa. « Père ! » je criai. La serviette qui me protégeait
tomba. Le matelas dans sa housse de plastique était moite. Il grinça
sous les coups de butoir que m’envoyait Marcel. Quelqu’un remuait

la poignet de la porte que nous avions verrouillée. Une voix insistante
disait « Ouvrez, je sais que vous êtes là ! C’est moi, la dame du salon ».
Je pensai alors à elle, ses grosses fesses, son odeur de patchouli, ses

cheveux couleur de jaune d’œuf. Qu’est ce qu’elle ferait ici ? Marcel
éjacula d’un coup dans mon orifice. Je ne savais plus si c’était la
réalité. On se rhabilla aussitôt. Je veux dire on remit nos serviettes de

bain. Puis dans le silence qui traduisait notre gêne, Marcel me demanda
« Je peux savoir votre nom ? ». « Dupont ! » je répondis. Il rigola. « Oui,
mais moi, c’est Josiane ! ». Il me déposa un baiser sur le front et ouvrit

la porte. Devant celle-ci, était assise la femme quinquagénaire.
Elle nous regarda rire, mais son visage était d’une tristesse infinie.
Marcel Dupont redescendit l’escalier. Quant à moi, Josiane Dupont,

j’attendis que mon homonyme disparaisse pour trouver un autre passage
dans le labyrinthe des couloirs.

De l'importance du regard (suite et fin)

par sobac @, lundi 22 mai 2017, 10:30 (il y a 2743 jours) @ Périscope

ah ben je savais qu'il était question de Dupond, bon Josiane n'est pas farouche et le Marcel ne fait pas dans la dentelle
les histoires de cul finissent bien en général

De l'importance du regard (suite et fin)

par dh, lundi 22 mai 2017, 13:31 (il y a 2743 jours) @ Périscope

alors c'est donc ça, la poésie du futur ?

De l'importance du regard (suite et fin)

par Écrire, lundi 22 mai 2017, 20:13 (il y a 2743 jours) @ dh

Ça évoque plutôt une nouvelle que de la poésie.

De l'importance du regard (suite et fin)

par Claire, lundi 22 mai 2017, 20:18 (il y a 2743 jours) @ Écrire

pour moi le travail sur les retours à la ligne et l'étrangeté qui baigne l'ensemble est du territoire de la poésie.

De l'importance du regard (suite et fin)

par Écrire, lundi 22 mai 2017, 20:54 (il y a 2743 jours) @ Claire

Oui. On peut parler de prose poétique.

De l'importance du regard (suite et fin)

par Écrire, lundi 22 mai 2017, 20:16 (il y a 2743 jours) @ Périscope

Le dénouement ne donne pas vraiment la clef du récit mais le style reste plaisant.

Question à Ecrire

par Périscope @, jeudi 25 mai 2017, 17:58 (il y a 2740 jours) @ Écrire

Que veut-tu dire par "le dénouement ne donne pas la clé du récit" ?
Tu espérais une autre chute ?

Ca m'aiderait si tu explicitais ta remarque.

Je t'en remercie

Question à Ecrire

par Écrire, jeudi 25 mai 2017, 19:54 (il y a 2740 jours) @ Périscope

Bonjour,

En fait, j'ai perçu ton texte comme une nouvelle. Le début instaurait une attente, et je m'attendais effectivement à une montée en tension se concluant par une chute. Mais au final, je n'ai pas vraiment perçu de climax, ni donc de chute. Plutôt une fin ouverte, ou une suspension du récit qui appellerait une suite. Mais je suis apparemment le seul à l'avoir lu ainsi.

De l'importance du regard (suite et fin)

par Claire, lundi 22 mai 2017, 20:16 (il y a 2743 jours) @ Périscope

Je ne regrette pas d'avoir attendu la fin du texte pour en dire quelque chose, parce que les deux premiers, comme ces couloirs labyrinthiques et ces pièces à demi-éclairées, pouvaient conduire dans plusieurs directions (un moment j'ai cru que le deuxième parlait d'un hôpital psychiatrique), et que là - on sait où on est.
Bien sûr, la première idée qui m'est venue c'est celle d'un rêve, puissant, saturé de désir, à la fois cohérent et erratique, crépusculaire et clos. Mais il y a beaucoup d'oeuvres qui ressemblent à des rêves.

Le héros a toutes les qualités d'une créature onirique, incarnation d'une masculinité presque caricaturale, avec cette présence corporelle massive, cette pilosité semi-bestiale, mais douce, ce sexe admiré et puissant, et cette certitude de l'initiateur, du guide.
Le jeu des identités, l'étrangeté qui baigne tout le texte - une sorte d'étrangeté tranquille, de la nécessité d'être là et de faire ce qu'on fait, fait aussi penserà un rêve. Et bien entendu tout peut être lu comme un rêve oedipien, avec l'homonymie, l'invocation du père inconnu, mort, avec cette grosse femme de la cinquantaine aux charmes frelatés, qui pourrait représenter une mère dont la narratrice triomphe.

Mais ce sont les premières strates de la lecture, et ce qui m'a surtout intéressée, voire charmée au vrai sens du terme, c'est tout ce qu'il y a en plus : le titre, qui appelle l'attention et la pensée vers autre chose, vers le magazine dont on ne tourne pas les pages, vers le premier signe du désir (la bosse), vers l'exhibition impudique des cuisses, vers les écrans où défilent, non regardés, des spectacles de mort, vers le rôle de la lumière et des miroirs.
Et puis le côté presque organique des lieux parcourus (ce linoléum humide, ces murs contres lesquels on se colle, la pulsation de la techno qui envahit le corps, les odeurs de sueur, les cheveux couleur de jaune d'oeuf).

enfin les notes sur sentiments, qu'on devine d'autant plus vivants et vrais qu'il n'y a ni avant ni après : "timidité", "je ne savais pas quoi faire de mes mains", "comme des enfants", le long embrassement, ce "père" qui jaillit au moment de l'acte, l'apitoiement dont la musique vous garde, et enfin le rire partagé comme le nom, et qui rencontre la tristesse de celle qui est exclue.

puis pour moi encore ces énigmes : ces fesses qu'il montre, comme une attente ; ces prénoms désuets et populaires, comme un temps et une classe sociale où tout serait vécu plus fort et sans pensées inutiles, et l'ambiguïté sexuelle du narrateur, qui n'est effacée qu'au moment où vient son prénom (cf "dans mon orifice").

De l'importance du regard (suite et fin)

par Claire, lundi 22 mai 2017, 20:33 (il y a 2743 jours) @ Claire

c'est un récit très réconfortant je trouve, qui dirait :
quand le désir, l'amour (il y a évidemment de l'amour qui circule entre eux) sont là, dans la vérité des échanges, alors on n'a plus envie de regarder des images, elles ne sont que fantômes dévitalisés.

De l'importance du regard (suite et fin)

par dh, mardi 23 mai 2017, 09:16 (il y a 2742 jours) @ Claire

ces prénoms désuets et populaires, comme un temps et une classe sociale où tout serait vécu plus fort et sans pensées inutiles>>>


ah le bon vieux mythe de l'homme du peuple, authentique, vrai, sans fioriture, alors que les bourgeois dégénérés seraient artificieux et hypocrites.

typiquement un fantasme de riche.

De l'importance du regard (suite et fin)

par Claire, mardi 23 mai 2017, 10:01 (il y a 2742 jours) @ dh

C'est vrai que c'est marrant comme tu raisonnes tout le temps en terme de deux groupes opposés, dont l'un serait fait de détestables privilégiés, l'autre d'exclus méprisés et réduits au silence. C'est simple comme les lieux communs que tu dénonces, simple et clair comme la haine. Pas besoin de réfléchir ni de regarder la réalité.

Que tu le veuilles ou pas, les gens de milieu modestes intellectualisent moins les choses, les emberlificotent moins dans des discours défensifs et du coup sont moins à côté d'eux-mêmes, perçoivent mieux certaines choses.
Je peux t'en parler d'autant plus facilement que je bosse à moitié dans une grande ZUP et à moitié en centre ville. Et je vais te dire, c'est plus vivant, plus agréable et intéressant dans la ZUP, même si le poids de la réalité y est plus désespérant.

De l'importance du regard (suite et fin)

par Claire, mardi 23 mai 2017, 10:09 (il y a 2742 jours) @ dh

et puis comme je disais, ils sont "désuets et populaires", ce qui produit un effet très différent de prénoms qui seraient seulement populaires.

De l'importance du regard (suite et fin)

par dh, mardi 23 mai 2017, 11:27 (il y a 2742 jours) @ Claire

bon, je n'insiste pas.

De l'importance du regard (suite et fin)

par Périscope @, mercredi 24 mai 2017, 10:23 (il y a 2741 jours) @ dh

Ton commentaire, Claire, m'a réconforté, car ceux des premiers lecteurs

n'y avaient vus qu'une vulgaire histoire de fesses... Alors, comme tu l'as bien
décrypté, j'ai essayé de faire passer autre chose.

Ce qui me fait dire que "certains textes" sont souvent le miroir de ceux qui les
lisent et commentent... mais je ne veux offenser personne

Il est vrai que certains sujets (dont la sexualité) bousculent souvent la lecture, il est difficile de restant distant, et d'approfondir ses premières impressions.

Cela aussi a été l'enjeu en écrivant ce texte : comment par la sexe on peut aussi toucher autre chose... atteindre peut-être, ou effleurer seulement de l'indicible.

je pense à Georges Bataille, mais je préfère être moins radical et plus allusif...

merci pour vos lectures

De l'importance du regard (suite et fin)

par Claire, mercredi 24 mai 2017, 10:57 (il y a 2741 jours) @ Périscope

Oui, Bataille m'a bien intéressée aussi à moment donné, en particulier la question des liens entre la perversion et l'art, la perversion et la beauté, la perversion et le désir. J'emploie perversion dans le sens de mécanismes intérieurs que nous portons tous, pas dans le sens d'actes ou de relations pathologiques.
Dans ton texte il n'y a aucune trace de perversion et pourtant il est d'une grande intensité érotique et émotionnelle, évoque avec force la rencontre, l'altérité, et tout ce qu'elles mobilisent chez nous, nous rendant vraiment vivants. Si je poussais un peu plus loin je dirais que la perversion n'existe dans le texte que par l'évocation des images (magazine et écrans), que la rencontre réelle remet à leur place de simulacres peu dignes d'un regard.

Et ça va un peu avec une autre réflexion que je me faisais sur le fait que la douleur est un moyen facile d'atteindre une intensité, moyen que certains courants de l'art contemporain ont tendance à exploiter un peu trop, je trouve, comme une sorte d'esthétique obligée.
Je ne parle pas de certains itinéraires, où la place centrale de la douleur est une "nécessité".

De l'importance du regard (suite et fin)

par dh, mercredi 24 mai 2017, 11:22 (il y a 2741 jours) @ Périscope

Ce qui me fait dire que "certains textes" sont souvent le miroir de ceux qui les

lisent et commentent... mais je ne veux offenser personne>>>

et maintenant la tarte à la crème de la mort de l'auteur. c'est une blague ou quoi ?

mon texte est un miroir, si vous ne l'aimez pas c'est qu'il vous renvoie une image désagréable et vraie de ce que vous êtes. SANS BLAGUE !?

sinon pas d'offense. juste de l'ennui.

De l'importance du regard (suite et fin)

par Claire, mercredi 24 mai 2017, 11:24 (il y a 2741 jours) @ dh

oui, un tel ennui que tu ne lis pas du tout ce qu'écrivent les autres, c'est une évidence. Tu réagis vaguement à des trucs qui te rappellent tes petites obsessions perso.

De l'importance du regard (suite et fin)

par Rémy @, vendredi 26 mai 2017, 11:33 (il y a 2739 jours) @ Périscope

S'il s'agit de la poignet de la porte, il faut écrire "quelqu'un remuet" et pas "remuait".
Cette scène est curieuse, la patchouline est très mal élevée.

Ne dirait-on pas "cabines" plutôt que "cellules" ? Et puis ils s'embrassent mais ne se touchent pas les seins, c'est bizarre, non ?

Une histoire marrante en tout cas, merci !

De l'importance du regard (suite et fin)

par Rémy @, vendredi 26 mai 2017, 14:44 (il y a 2739 jours) @ Périscope

Il faut remarquer aussi que la Poésie et la Morale sont sauves.

Pour répondre à l'exigence de Poésie, ce texte décrit une ambiance juste un peu gênante, juste un peu glauque, avec des quantités de détails et sentiments pas très bons et absolument pas la moindre expression de plaisir, de victoire, de bonheur, de joie nic.. On est dans le gris de bon ton.

Pour préserver la Morale :
- Le sexe s'effectue en Couple dans une cabine fermée à clé, et pas à trois, ni à plusieurs, ni sous les yeux de mateurs, ni toute seule ; les personnages secondaires sont tous dérangeants, presque menaçants, vaguement indécents, puants, bref malvenus.
- Le couple qui a pratiqué le sexe sans Amour sort de la cabine gêné et surtout pas heureux, soulagé, assouvi, souriant, nic..
- Les Femmes sont punies de frustration, l'une privée de triolisme et prête à faire une scène à son Marcel en plein sauna, l'autre malmenée dans son orifice par un tire-fort-tire-vite. C'est bien vu : dans la Morale, la Femme n'a le droit au bonheur qu'en Couple Amoureux, toute autre aventure doit la laisser frustrée.

Il n'y manque que la honte, c'est bien le seul sentiment qui n'est pas exprimé là-dedans - c'est l'autre versant du lipogramme : le premier est de parler de sexe sans révéler celui de la narratrice, le second est de mener directement à la honte par tous les moyens possibles, mais sans la nommer.

De l'importance du regard (suite et fin)

par Périscope @, dimanche 28 mai 2017, 16:08 (il y a 2737 jours) @ Rémy

Merci Rémy pour cette analyse.

Concernant la Morale, je n'avais pas consciemment penser à tout cela.

Cela veut dire combien nous sommes conditionnés par celle-ci...

Dirais-je aliénés ?

De l'importance du regard (suite et fin)

par Claire, dimanche 28 mai 2017, 19:52 (il y a 2737 jours) @ Périscope

...mais cette histoire est tout à fait immorale et ce rapport sexuel est illégitime (à moins que ces deux-là portent le même nom parce qu'ils sont mariés, mariage visiblement assez raté car ils ne semblent pas s'en souvenir...ou pire, perversion suprême, font semblant d'avoir oublié).

J'espère au moins qu'ils ne sont pas frère et sœur ....
;)

De l'importance du regard (suite et fin)

par Claire, dimanche 28 mai 2017, 21:03 (il y a 2737 jours) @ Claire

Plus sérieusement, et les remarques de Rémy prolongeaient bien la question : la morale sexuelle est une affaire de cases et de rangement. En proposant des cases différentes, on range autrement.
Mais ce qui fait le côté troublant du texte et pour moi son caractère onirique - amoral, c'est la difficulté à définir les parois des cases, des tiroirs.

De l'importance du regard (suite et fin)

par Claire, dimanche 28 mai 2017, 21:57 (il y a 2737 jours) @ Claire

Enfin, je parle là de la sexualité, pas du viol qui est plus de l'ordre du meurtre psychique que de la sexualité.