Les surprises de l'inconnu (suite et fin)
Aucune vieille en effet n’apparût aux fenêtres. Un vide inextricable
planait dans la rue, dans la tête de l’homme, dans la maison des vieilles.
Mais aujourd’hui Hortense ouvre la porte. C’est le soir, elle attend le
passage de l’inconnu. Son œil noir scrute le bout de la rue, à l’entrée
du village. Il arrive. Elle avance sur la chaussée. Elle fait barrage à l’homme.
« Nous vous invitons à partager notre repas » elle dit. Elle le prend par la
main et le conduit dans la maison. Elles sont toutes là autour de lui. Il
mange une garbure. C’est la spécialité des vieilles femmes. Mais il parle peu.
« Il est étranger ! » s’esclaffent les femmes. Le dîner se termine. Il faudrait
que l’étranger reparte. Mais elles sont devant la porte. Elles font corps.
« Vous passerez bien la nuit ici » demande Hortense. On lui offre une
chambre. Il ne sait plus ce qu’il décide. Il a bu un peu de vin et la garbure
était piquante. On le déshabille. Il tombe dans un amas de blancheur. C’est
Armande qui est la plus prévenante. Des jambes, des bras l’entourent. Des
baisers tièdes. Des sphères de tendresse. Une senteur de rose, des notes vanillées.
Sous les dentelles, les girons sont nus comme à travers une guipure de rideau.
Elle tripotent fortement l’inconnu, les belles vieilles. Il s’endort, lui, fatigué
de trop d’amour. Lorsque l’aube pointe, une idée émerge dans le crâne de
l’homme. Il est seul dans la chambre. Une idée souveraine dont il se sent
redevable. Il descend dans la salle commune. Autour de la grande table, elles
sont toutes assises. Café, thé, chocolat fument. Les visage sont pâles, défaits,
mais attentifs à l’inconnu qui prend place sur le banc. Il se dresse alors, et
annonce dans une langue laborieuse, qu’à son tour il invite les dames à le
suivre. Ce sera une promenade dans la montagne. Mais c’est la consternation.
Les femmes sont pétrifiées. Il y a si longtemps qu’elles n’ont pas mise les pieds
en dehors de leur masure. C’est que pour beaucoup d’entre elles, elle est déjà
l’antichambre de leur tombeau. Alors sortir du village est une aventure qui
dépasse l’entendement. Aussi Armande, Hortense, Nina sont les premières
à convaincre leurs congénères nonagénaires. Nina s’enthousiasme de pouvoir
dessiner autre chose que des vieilles gueules décrépies. Enfin dans la matinée
les trois quarts de la maisonnée sont armés de béquilles, cannes, pics, et des
fauteuils roulants pour répondre à l’appel de l’inconnu. La cohorte clopinant
attaque le sentier qui mène vers la montagne. Dans le sillage de l’inconnu,
les vieilles bravent les éboulis de pierres, les serpents que les cannes pointues
sortent de leur sommeil, les bouquetins que les dentelles affriolantes agacent
chaudement, les hannetons qui en veulent aux chevelures crépues et leur poudre
de riz odorante. L’une, parmi les plus impotentes, a failli être emportée
par un torrent. Mais à chaque fois, l’inconnu se trouve là pour offrir son
bras, tendre une main aux malheureuses. Après plusieurs heures, la pente
se fait moins raide. Il y a presque une bonhommie chez ces femmes à
arpenter le terrain devenu plus accueillant. Puis soudain, celui-ci s’arrête
brusquement par une plate-forme. Un dallage fraîchement posé resplendit
sous les pieds tordus des vieilles. L’inconnu demande à celles-ci de se
regrouper autour de lui. Il avance alors jusqu’au parapet qui borde le belvédère.
Un panorama gigantesque s’ouvre à la vue de l’assemblée clopinant,
crachotant, transpirant et pissant d’émotion, car le panorama est à
couper le souffle, comme on dit. L’inconnu explique brièvement qu’il
était de ceux qui ont construit ce pharaonique belvédère . Maintenant
le chantier est terminé. Et lui devra partir à la rechercher d’un nouveau
travail. Les vieilles sont éblouies de lumière. Un vertige incomparable
les saisit. Des nausées leurs tordent les boyaux. Une migraine leur
broie les tempes. Elles flageolent sur leurs guiboles variqueuses. Elles
tremblent. Les bancs de pierre prévus pour les touristes deviennent des
lits de fortune pour allonger les plus moribondes. Il faudrait de l’eau,
des ambulances, mais le belvédère n’est pas encore ouvert au public.
L’ouvrier a voulu, en exclusivité, être le premier à offrir cette vue
imprenable sur le monde, aux vieilles carcasses qui le dévisageaient
derrière les rideaux miteux de leur pension où elles attendaient
passivement la mort. Nina, dans des hoquets d’admiration, est prise
d’une fièvre créatrice. Elle croque, dans ses carnets, tout le monde.
Ses camarades agonisantes, les arbres, les montagnes, des papillons,
et la brume lointaine où reviennent ses paysages d’enfance. Armande,
que la main de l’homme délaisse, se perfore le ventre sur les barrières
du parapet. Hortense saute dans le vide, parce que la vie n’est plus
possible après tant de beauté. Et d’autres femmes subissent pareillement
le même choc de l’absolu. L’inconnu, que plus rien ne peut retenir,
descend vers la vallée. Il a entendu dire qu’un autre chantier devrait s’ouvrir,
par-delà la frontière.