L'INSOMNIE
Il y a deux façons de résoudre la vie : en se laissant vivre ou en ne dormant pas. L'une n'est pas meilleure que l'autre. Ce qui les distingue est pareil à ce qui fait différer les chiffres sortis du coup de dés. Entre les deux, il y a d'infinies façons de mener sa vie au hasard. L'insomnie est une manière comme une autre de s'adapter, de s’épanouir. Elle permet bien sûr une forme de revanche sur la journée, où il y a moins de place pour le corps que pour les gestes qu'il accomplit. L’insomnie rend toute sa place au corps. On peut dire que le corps de l'insomnie est un corps glorieux : en lui ne vaut plus le principe de la chair. La corps insomniaque se défait de la chair comme à dormir on se défait de ses pensées, la symétrie est logique. Il devient immobile puisqu'il ne se déplace jamais qu'en son propre souffle. Veiller pour lui n'était pas un effort : il lui a suffit de se laisser étendre à la totalité de la perception. Dormir est comme une porte qu'on ferme, qui voit par un rai de lumière les principes du jour rétrécir. Le corps qui veille est très fidèle à ces principes, tant qu'afin de les exploiter tout à fait, il les perpétue sans le jour et l'activité qu'il oblige. Le principe du jour est celui de la mémoire. Comme chaque chose qui existe, la mémoire est à un moment donnée faite mais refuse de se savoir faite, elle veut être. En ne dormant pas, la mémoire continue à être. C'est un grand effort, afin qu'elle soit, en dormant, de renoncer à sa mémoire. Les gens qui ne dorment pas sont l'impatience même.
On gagne une sorte de plaisir étrange à l'insomnie. Qu'on y goûte, on ne l'oublie pas facilement. Il y a d'un côté une sorte de fierté un peu puérile ou un certain goût de l'incongru. Il est des gens, à savoir que vous ne dormez pas, qui s'énervent, d'autres s'inquiètent, d'autres enfin sont suspicieux, évidemment la plupart s'en foutent. Mais ne pas dormir parait bizarre. Louche. Que faites-vous de vos nuits ? Trouver les mobiles idoines : tout le monde a tôt fait de condamner les petits plaisirs égoïstes. Mais qu'on se range à la vie d'horloge, l'insomnie finit par se rappeler à vous. C'est une sorte de regret comme d'une tristesse passée parce qu'elle l'était en l'ignorance d'une autre. Puis c'est le goût, assez exotique, d'un ancien risque, d'une effronterie. Enfin on mesure qu'on a perdu quelque chose, mais quoi ? le libre usage de son temps, peut-être, mais cette question ne peut se résoudre par le sommeil. Bientôt le calendrier des rêves devient insupportable. On repousse l'heure du coucher. Une, deux, trois heures. Et voilà qu'un soir, de nouveau, on ne dort plus.
Peut-être que ces choses là se résorbent en vieillissant ; vieillir après tout résorbe tout sauf l'âge. Ce qui permet l'insomnie n'est pas la force -du corps, de l'esprit, de la capacité de veille - elle est au contraire tout à l'oubli de soi-même, qui signe l'investissement de toutes choses, elle est tension nerveuse, mais tout ce que je touche participe de ce nerf. Elle est une façon très égoïste de pratiquer un "oubli de soi-même", ou sémantiquement équivoque. S'oublier, c'est oublier de s'endormir, comme on dit : vous vous oubliez, mon cher... ce sont des inconvenances.
Finalement, on s'ennuie. On a beau faire, on finit par connaître son corps, et par son corps, ces choses immobiles qui le forclosent. On finit par connaître la nuit, qui semble une photographie d'elle-même jusqu'à l'aube. Lire, fumer, etc., tous les possibles ; je ferme les yeux comme on tourne des pages.
On gagne une sorte de plaisir étrange à l'insomnie. Qu'on y goûte, on ne l'oublie pas facilement. Il y a d'un côté une sorte de fierté un peu puérile ou un certain goût de l'incongru. Il est des gens, à savoir que vous ne dormez pas, qui s'énervent, d'autres s'inquiètent, d'autres enfin sont suspicieux, évidemment la plupart s'en foutent. Mais ne pas dormir parait bizarre. Louche. Que faites-vous de vos nuits ? Trouver les mobiles idoines : tout le monde a tôt fait de condamner les petits plaisirs égoïstes. Mais qu'on se range à la vie d'horloge, l'insomnie finit par se rappeler à vous. C'est une sorte de regret comme d'une tristesse passée parce qu'elle l'était en l'ignorance d'une autre. Puis c'est le goût, assez exotique, d'un ancien risque, d'une effronterie. Enfin on mesure qu'on a perdu quelque chose, mais quoi ? le libre usage de son temps, peut-être, mais cette question ne peut se résoudre par le sommeil. Bientôt le calendrier des rêves devient insupportable. On repousse l'heure du coucher. Une, deux, trois heures. Et voilà qu'un soir, de nouveau, on ne dort plus.
Peut-être que ces choses là se résorbent en vieillissant ; vieillir après tout résorbe tout sauf l'âge. Ce qui permet l'insomnie n'est pas la force -du corps, de l'esprit, de la capacité de veille - elle est au contraire tout à l'oubli de soi-même, qui signe l'investissement de toutes choses, elle est tension nerveuse, mais tout ce que je touche participe de ce nerf. Elle est une façon très égoïste de pratiquer un "oubli de soi-même", ou sémantiquement équivoque. S'oublier, c'est oublier de s'endormir, comme on dit : vous vous oubliez, mon cher... ce sont des inconvenances.
Finalement, on s'ennuie. On a beau faire, on finit par connaître son corps, et par son corps, ces choses immobiles qui le forclosent. On finit par connaître la nuit, qui semble une photographie d'elle-même jusqu'à l'aube. Lire, fumer, etc., tous les possibles ; je ferme les yeux comme on tourne des pages.