Variation autour du poème (saison 1 complète)

par Casimir, mardi 21 novembre 2017, 14:05 (il y a 2560 jours)

Les poèmes illégaux représentent aujourd’hui un grand problème de santé publique, touchant particulièrement les jeunes. On a trouvé de nombreux cas d’abus et de dépendance, entraînant des phénomènes de délires mystiques comme par exemple la croyance en une vocation artistique. Heureusement, pointent les sociologues, ces abus diminuent fortement avec l’âge, l’entrée dans le monde professionnel ou l’entrée dans le gouvernement. «Il convient de rester vigilant» préviennent cependant les autorités.

En Russie, un oligarque a été arrêté par la police alors qu’il s’apprêtait à écrire un poème avec une prostituée. On pense à un coup monté.

Aux Etats-unis, un hacker lanceur d’alerte a envoyé à un journaliste d’investigation un sonnet écrit par un secrétaire d’état dans sa jeunesse. Le secrétaire d’état a confirmé l’information avant de démissionner. Les médias ont décidé de ne plus couvrir l’affaire en prétextant des raisons déontologiques.

L’interdiction de se déplacer dans un poème qui n’obéit pas aux nouvelles exigences écologiques sera repoussé à 2020 annonce le ministre des transports.

Un poème est revenu d’un voyage sur l’ISS, fait curieux puisque l’on estimait que les poèmes ne se déplaçaient qu’en train ou à bicyclette. De nombreux scientifiques essaient toujours de l’identifier, mais les critères anthropomorphiques contemporains ne sont d’aucune aide.

La police enquête sur l’assassinat d’un poème, retrouvé dans la forêt de fontainebleau, poignardé de multiples ratures, alors qu’il faisait un jogging. On soupçonne un écrivain présent dans les lieux lors du crime, soumis à de nombreuses crises d’angoisse, ne s’exprimant que par de vagues allusions à René Char.

Le poème est une femme qui, ayant un rendez-vous, hésite quant au choix de sa robe.

Avant de laisser le poème vous parler de révolution, de fleurs qui s'épanouissent, de soleil éblouissant, demandez-lui de vous laver les pieds.

Les meutes de poèmes autour de Paris sont toujours plus nombreuses. Ces poèmes se distinguent par leurs yeux rouges et un pelage noir très sombre. Ils logent parfois sous de grosses pierres, prêts à mordre au moindre signifiant.

Il semble que le poème ait parasité les vignes, provoquant des troubles de la mémoire et des dédoublements de la personnalité chez nos viticulteurs. Une équipe d’agronomes, envoyée dans le Médoc pour étudier le problème, n’est toujours pas revenue. On est plus inquiet encore concernant Karine Le Marchand, en tournage dans la région, qui ne donne aucun signe de vie.

Le poème vient de battre le nouveau record de saut sans parachute. Pour certains, cela ne prouve que davantage la verticalité de l'être. Les autres sont toujours à la recherche de ses dernières paroles.

Paris insolite : il faut pousser une lourde grille à serrure d’ivoire pour rejoindre le petit jardin où grandissent les poèmes. Une certaine somme donnée au jardinier vous rappellera le souvenir de vos êtres chers. Au bout d’un temps, on ne sait plus si la superbe vue donne sur Paris ou l’origine du monde. On recommande particulièrement les smoothies, servis par Tristan Corbière. Trois étoiles.

Bien écraser le poème. En récupérer une pâte très fine, la plonger dans de l’eau bouillante. Lorsqu’il devient uni, dense et harmonieux, en tartiner son recueil. Servir froid sans se plaindre de ne pas pouvoir en faire commerce et de toujours devoir uniquement le manger seul.

Nous étions pris comme dans un blizzard. Impossible de se déplacer le jour, puis les batteries des radios se sont épuisées, nous privant du Masque et la Plume. Au bout d’un mois nous fûmes condamnés à manger nos montures. Le beau temps semblait ne jamais revenir. Seulement deux d’entre nous revinrent à l’avant-poste. La triste réalité est que nous n’avions fait que tourner autour du poème.

Le poème a parfois les mains moites. Pire, il est souvent malpoli et prétentieux. Ivre, il peut s’endormir sur le palier de votre porte, sans avoir eu la conscience de sonner, et vous accuser le lendemain de ne pas l’avoir laissé entrer.

La hausse du prix du paquet de poèmes ne fera qu’augmenter la contrebande, déclare le service des douanes. Aux alentours des gares, dans les stations de métro, sur les aires d’autoroute, se développe un mystérieux réseau parallèle au système officiel, fonctionnant en cellules apparemment autonomes les unes des autres, à la manière d'un recueil.

Il est impossible de raconter une histoire drôle à un poème. Il fixera le sol en ruminant que ce n’est pas de la poésie. Une fois chez lui, il mangera sa soupe puis ira se coucher tout en ruminant que sa soupe n’était pas non plus un poème. Bravo, vous avez fâché le poème.

Deux vieux amis discutent à la terrasse d’un café. Une jeune fille, un poème, passe devant eux avec grâce. Ils ne peuvent plus s’exprimer que par chants. Alors, l’un est Homère, l’autre Virgile. Et cette jeune fille, ce poème, passe comme les vagues s’échouent.

Un jeune journaliste littéraire vient visiter un vieux poète qui a décidé de quitter Paris pour la campagne. Le journaliste, tremblant à l’idée d’interviewer la sommité, sonne à la porte. Un poème l’accueille, lui tend une chaise en lui priant de s’asseoir, puis lui sert un whisky. Le journaliste accepte, s’assoit et prend progressivement de l’assurance. Le vieux poète entre, complètement nu. A la vue du maître dans son plus simple appareil, le journaliste crache son whisky. Le vieux poète lui dit alors : « - Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère ! ».

Lorsque l’eau du poème semble potentiellement être source de dysenterie, préférez l’alcool du réel.

A priori rien ne distingue un touriste d’un poème en vacances. Mais lorsqu’un esprit averti sait reconnaître chez le poème ce regard particulier lorsqu’il est tourné vers la mer, c’est alors qu’il est de son devoir de le dénoncer aux autorités.

Les banques proposent des poèmes à des taux relativement stables. Ce sont les crédits à la consommation de poèmes qui inquiètent. On a pu voir des clients, pourtant raisonnables, mettre trop de poésie dans leur vie. Du coup, il est devenu impossible de les intégrer dorénavant dans les statistiques, puisque l’abus de poème échappe, par définition, aux fonctionnalités du logiciel Excel.

L’ambiance était plus que tendue lors du dernier débat télévisé opposant le chef du gouvernement au chef de l’opposition. « Vous n’avez pas le monopole du poème ! » criait l’un, et l’autre de répondre « Quant à vous, vous n’avez pas celui de l’abstraction ! ». Les deux politiciens ont été séparés par le service d’ordre alors qu’ils s’apprêtaient à s’assommer mutuellement, l’un armé de l’intégrale des Lagarde et Michard, l’autre avec, serrée dans son poing, l’anthologie poétique de Georges Pompidou.

Un promoteur immobilier compte construire un parking à la place d’un terrain vague sur lequel pousse un poème aux fleurs multiples. Mais, même à l’aide d’explosifs, il est impossible de se débarrasser de ses racines, qui plongent jusqu’au plus profond de la ville. Jusqu’à ce que l’on s’aperçoive que ses fleurs se flétrissent à l’écoute des albums de JUL. Cette pratique barbare provoque cependant l’indignation la plus totale des citadins.

Le poème a beau être le meilleur ami de l’homme, il lui arrive de perdre son pelage soyeux ou d’aboyer sans raison. L’important est de lui procurer une alimentation saine, sans gluten de lieux communs et d’éviter les métaphores indigestes en rapport avec le ciel, les nuages ou les étoiles.

Le poème continue de garnir les rayons de nos supermarchés mais reste extrêmement difficile à trouver, particulièrement après une journée de salariat ; comme si l’existence contemporaine le rendait de plus en plus éthéré et inaccessible. Ce n’est qu’une fois les sens déréglés, selon la fameuse formule rimbaldienne, qu’apparaît miraculeusement le poème, entre les pizzas surgelés et les produits d’entretien.

Il est toujours agréable de recevoir, même en rêve, la carte-postale d’un poème qui donne sur le désert.

Le procès, qui vient de se terminer, entre le poète et le poème a marqué d’une pierre blanche l’histoire de la littérature. Le poète a demandé des dommages et intérêts en raison de la marginalité découlant de sa profession. Le poème a répliqué en accusant le poète de plagiats permanents et de la violation du droit de propriété intellectuelle. La plaidoirie de l’avocat du poème a rappelé aussi que le « poète maudit » n’est qu’une construction artificielle justifiant une posture faussement subversive et confortable. Le plaignant a été sommé par le jury d’aller se trouver du travail et à l’annonce de ce verdict le poète est tombé en larmes.

Le dernier poème de cette série à succès a fuité sur l’Internet avant de rejoindre clandestinement un volume de la Pléiade. On parle d’une perte de plusieurs millions d’euros en revenus publicitaire. Les producteurs accusent le Front de Libération du poème d’avoir organisé l’événement, front qui ne souhaite pas commenter l’affaire.

A l’aide d’un puissant algorithme regroupant l’entièreté des poèmes connus, des scientifiques ont tenté de découvrir de quelle matière le poème est fait. Les résultats ne sont pas concluants : l’algorithme a produit un poème de nature plus mystérieuse encore tout en développant une volonté propre. Doté d’un tempérament doux et mélancolique, les scientifiques ont décidé de le nommer « Eternité ».

Il arrive que des poètes abandonnent leurs poèmes au bord des routes. Mais le poème domestiqué, une fois livré à lui-même, retrouve sa nature première, sauvage et archaïque. Il redevient l’ogre ou le loup des contes, les ombres qui prennent forme lors des terreurs infantiles.
Confidence d’un poème en pleurs : « Il faut davantage craindre la nature humaine que ses effets ».

C’était une douce nuit de mars et cette nuit-là, ils sont venus prendre les poèmes. Dans des camions, les yeux bandés, les poèmes chantonnaient doucement un air poignant. Puis les camions s’arrêtèrent. Des soldats firent descendre les poèmes et on leur retira leurs bandeaux. Il faisait maintenant jour et éblouis par la lumière, ils marchèrent en file indienne jusqu’à des baraquements qui semblaient neufs. Ils étaient arrivés au Printemps des poètes.

Confidence d’un poème en pleurs : « C’est parfois au corps de payer de façon permanente le tribut de l’absence momentané de l’âme. »

Le poète est parfois devant son poème comme devant un adversaire. Sur l’échiquier il avance ses pions, et le poème a déjà deviné ses intentions. Il n’y a aura eu juste qu’un mouvement furtif, pareil au saut d’un chat, devant deux miroirs placés l’un face à l’autre.

Il était impossible à cet alpiniste de mesurer la distance qu’il avait parcouru entre chaque souvenir. Le souvenir est un nœud dans la mémoire, qui est elle-même comme une corde tendue. Entre chaque nœud il n’y avait eu qu’un même effort, répété tant de fois que l’alpiniste en avait perdu la conscience.

Le poète allait être initié au culte du poème. Il entra dans le lieu de la cérémonie, une salle des fêtes en région parisienne. Les poètes présents manifestaient tous les symptômes extérieurs de la dépression. Sur des tables en plastique étaient placé des bouteilles de soda et des biscuits apéritifs. Puis un bruit sourd se fit entendre et l’assemblée plongea dans un profond silence. La cérémonie commença, semblable à celles des Mystères d’Éleusis. Le poète fut ainsi initié aux subtilités du RSA, de l’édition à compte d’auteur, de l’AAH, des refus des maisons d’édition... Il sortit de l’initiation encore en transe, alors que les petits vieux de la maison de retraite à proximité investissaient la salle des fêtes à leur tour, pour leur tournoi de bridge mensuel.

La Nasa s’était finalement décidée à ne pas envoyer de cosmonautes sur Mars, mais plutôt un poème. Les communications, difficiles et brèves, ne se faisaient que par vers. Au fil du temps et au contact de l’ocre de Mars, le poème s’est mis à raconter une histoire, à fabriquer à sa planète d’adoption une mythologie propre, puis à formuler le récit d’une civilisation. Et finalement arriva le jour où le poème avait construit son récit de manière si crédible que les scientifiques de la Nasa se demandèrent si ce n’était pas lui qui les avaient envoyés sur Terre.

Cette fameuse marque poétique a dû faire revenir en usine l’intégralité de ses produits, après le scandale d’un poème défectueux. Ce poème, par un propos jugé « en effet maladroit », selon le service de communication de l’entreprise, avait entraîné chez un consommateur les sensations premières de l’état de fœtus avant qu’il s’estime « comme avoir accouché de lui-même » (selon ses propres mots). Il est toujours sous observation médicale.


A propos de la montée en puissance de la tension entre la Corée du Nord et les États-Unis, un diplomate français, travaillant à l’ONU, nous confiait :« Si en poésie, c’est toujours la guerre, alors la guerre nucléaire qui nous menace n'est rien d'autre que la continuation de la poésie par d'autres moyen. »

« Une politique importante d’investissement d’argent public dans le poème, tout comme dans les manches de pioches, a toujours eu une portée bénéfique sur le long terme. Les chiffres ne mentent pas. » a déclaré, hier, notre ministre de l’économie, lors de son discours d’inauguration d’un nouveau laboratoire à poèmes. Il est ensuite remonté sur son tricycle pour aller accueillir la délégation de la chambre de commerce de Japet, important satellite saturnien.

On peut trouver le poème dans les enseignements, soigneusement illogiques, du maître zen. On peut également le trouver dans certaines équations mathématiques ratées et parfois même, dans les fruits tombés des arbres.

John Stones, responsable du département poétique du MIT, a annoncé la création du premier poème en suppositoire. Lui et son équipe ont fièrement posé devant nos photographes en compagnie de l’objet, d’une taille de 5 centimètres, destiné à remédier aux mélancolies bénignes. Ils envisagent une commercialisation massive d’ici quelques mois.

Un homme veut entrer dans le territoire du poème. On le prévient que c’est un endroit dangereux. Il passe outre. Des loups assoiffés l’accompagne, ils lui mordent les mollets. Puis, ces loups deviennent des agneaux. Les traces de ses pas dans le sable du désert qu’il parcourt se transforment en ruisseaux. Bientôt, l’univers en expansion le suit. Il passe outre. Au centre, l’homme est confronté au poème. Alors il disparaît.

« Est-ce que vous reconnaissez ce poème ? » demanda l’inspecteur. L’homme interrogé répondit : « Oui c’est bien lui. C’est lui que j’ai vu dans l’infime espace entre le sommeil et le réveil. C’était lui que j’ai vu lorsque j’ai cru perdre la vie. C’est lui mon premier souvenir. C’était lui dans la femme que j’ai aimé. C’est lui qui garde la porte. C’était lui la rose qui comprend le monde. » L’inspecteur lui fit signer sa déposition. L’homme inscrivit une simple croix, puis quitta la pièce, sous le regard songeur du policier.

Le poème partage avec certaines espèces d’oiseaux le fait d’émigrer. Il n’est pas rare, en saison froide, d’assister au spectacle de poèmes en vol vers un climat plus favorable. C’est alors le moment de la chasse pour le poète. Son arsenal a évolué jusqu’au traitement de texte informatique, ce qui peut chagriner les nostalgiques de la plume d’oie ou de la machine à écrire. Une fois abattu, le poème est déplumé et sa préparation diffère selon les particularités régionales : on le publie en revue, en recueil, sur un blog. On en vient parfois à l’illustrer. Mais chez certains, voir cette chose morte résumée en quelques mots suscite un profond dégoût, comme si lui avoir pris la vie lui avait retiré son charme.

Un poème aux jambes maigres d’enfant, monté sur un cerisier, observait au loin. Des hommes aux vêtements dont le poème ne pouvait situer l’époque approchaient. Ils étaient habillés de couleurs que le poème ne connaissait pas. Le poème entendit une musique, avant de comprendre que ce n’était que le bruit de leurs pas. Il descendit de l’arbre avertir les autres poèmes, qui se préparèrent pour accueillir ces hommes en marche. Mais ils traversèrent les poèmes sans s’apercevoir de rien, comme si ils étaient fait d’une autre matière, ou d’un autre temps. C’était pour eux la nuit et la désolation, la pénible marche des hommes, et ils ignorèrent les fruits, les cerisiers ainsi que les champs de blé qui s’offraient à eux. Pourtant, une fois le village traversé, le dernier marcheur se retourna et cru voir, un instant, un paradis perdu.

Il fallait le voir, ce poème dans ses habits sales et trop grands. Il pouvait se passer des mois avant qu’il sonne de nouveau à ma porte. Il crevait de poésie et pour lui c’était comme crever de faim. Quand il venait me rendre visite, je le nourrissais de quelques livres que je possédais mais que je ne lisais pas, et son corps tordu se redressait, ses yeux s’illuminaient de nouveau, sa figure pâle reprenait un teint sain et il me remerciait mille fois avant de me quitter. Un jour, j’appris son décès par un ami commun. Le pauvre être était tombé raide mort devant un de ces poèmes qu’affiche la RATP.

Il y a bien longtemps, lors d’une de mes errances parisienne, j’ai rencontré un poème. Nous sommes entre nous et je tiens à ce que cette histoire reste confidentielle, car elle pourrait soulever nombre de questions quant à l’histoire de l’art. Ce poème ressemblait à nombre des indigents dont l’existence provoque en nous une gêne hypnotisante, en ce qu’il ressemble à ce que nous pourrions devenir si nous abandonnions ce qui occupe nos journées, à savoir le travail, ce que notre référent antique appelait « tripalium », soit la torture. Quoi qu’il en soit, ce poème vint à moi. Il y avait en lui une fureur absolue, et en voyant en moi un bon bourgeois, il posa sa main sur mon front en me disant « Ceci est premier ». Au contact de sa main, je me rappelais les souvenirs que j’ai pu connaître, enfant, devant les fresques de la grotte de Lascaux et l’empreinte de sa main semblait faite d’un pigment dont l’origine me reste encore inconnue. Il posa sa seconde main sur mon torse et me dit « Ceci est second ». Cette pression sur mon corps provoqua en moi le souvenir fécond de ma visite de la chapelle Sixtine, et je me sentais comme Michel-Ange, le dos tordu, tendu vers l’effort de la représentation métaphysique. Puis, son regard se fixa dans le mien et il me dit : « Ceci est à venir ». Ma vision se brouilla soudainement : j’ai alors vu des cascades dorées et des lions se reposer près des brebis, une corne d’abondance crachant du miel et un homme jouant de la lyre. Je rentrai chez moi comme un homme encore dans son rêve, et au réveil prêt à l’oubli.



« Il existe une huitième merveille du monde, dont on ne trouve pas la trace dans les livres d’histoire et dans les travaux des géographes. Cette huitième merveille est le labyrinthe du poème. J’en suis venu à en prendre connaissance, alors que j’étais jeune interne à l’hôpital psychiatrique de Sainte-Anne. Il y avait un patient, un vieil homme, qui restait muet et imperméable à toute thérapie. Mais un jour, je ne sais pourquoi, peut-être pour se soulager d’un secret trop lourd pour lui, ou peut-être parce qu’il m’avait vu lire un recueil de poèmes de Nerval, il s’ouvrit à moi. D’une élocution difficile, et avec le phrasé commun aux malades psychiques, il me confia avoir été membre d’une expédition géologique au Pôle-Nord, et que, lors de recherches, son équipe était tombé sur un mystérieux souterrain. Ils s’y engouffrèrent et mirent peu de temps à comprendre qu’il s’agissait d’un labyrinthe dont le plan et les matériaux utilisés ne correspondaient aucunement aux techniques et aux croyances de civilisations connues. Au bout de quelques jours, à l’aide de leurs outils de géologues, ils parvinrent au centre du labyrinthe. Devant ce qu’ils aperçurent, toute son équipe fut pris de folie et se perdit dans le labyrinthe. Lui seul garda assez de raison pour pouvoir revenir. Il arrêta ici son récit et me montra un petit morceau de bois sur lequel il avait gravé un signe. Ce signe n’avait rien de particulier et je pris congé du patient, qui éclata de rire alors que je quittais sa chambre. Je rendis compte de l’histoire au médecin titulaire et nous nous regardâmes d’un sourire entendu, devant l’absurdité de la chose, puis il me félicita pour mon bon travail, qui allait faciliter la guérison du patient. Je rentrais chez moi, et je me préparais pour raconter à ma compagne de l’époque, de façon comique, l’événement de la journée, quand je fus saisi devant une affiche publicitaire. Sur cette affiche se trouvait, en immense, le signe que m’avait montré le vieil homme. Puis, je ne voyais plus que le signe sur les visages des passants. Cela a duré plusieurs heures et j’étais effrayé, terriblement effrayé, c’est pourquoi je suis ici. Maintenant je vais beaucoup mieux. » Le psychiatre de Sainte-Anne mit un terme à l’entretien. C’était le cas de mythomanie psychotique le plus surprenant qu’il ait jamais rencontré. Chaque fois ce patient, ce vieil homme, racontait une histoire nouvelle. Un infirmier ramena le pauvre fou dans sa chambre, qui se mit à éclater de rire.

Les douanes ont trouvé, dans la valise d’un politicien qui se rendait aux îles caïmans, une centaine de poèmes. Une investigation approfondie et des saisies au CNL ont révélé l’existence d’un important réseau de blanchissement poétique, ayant pour objectif le financement d’une mémoire qui n’aurait pas conscience du temps.

Un poème mal en point s’approche. On lui lance des pierres. Les joues écorchées, il s’arrête et tombe à genoux. On détourne le regard. Le temps passe et les enfants du quartier viennent jouer autour de lui. Dans leur jeu, ils intègrent le poème. Le temps passe encore et ces enfants ont grandi, et pourtant ils sont encore autour du poème. Il est maintenant un code secret qu’ils s’échangent lors d’une poignée de mains et dans les rues mornes, ils inscrivent un signe étrange sur les murs. Ils iront par les chemins, mal en point, et ils tomberont eux aussi à terre, les joues écorchées.

Si nous nous intéressons à l’infini du poème, il ne nous ait donné de l’infini que sa perception : le gigantisme. Et, humainement, nous ne pouvons considérer le gigantisme comme « étant », que selon deux incarnations, qui sont deux formes animales : l’éléphant et la baleine. Deux créatures gigantesques, deux animaux pacifiques et paisibles. La baleine inspirant Melville, il nous manque le poète chantant le mérite de l’éléphant, certainement un morceau magnifique de la littérature, perdu dans la littérature passée, ou celle à venir. L’éléphant et la baleine sont en équilibre, comme deux poids égaux sur la balance poétique.

On pourrait se satisfaire de tout ce qui a été produit. On pourrait se satisfaire de l’ensemble des poèmes écrits jusqu’à ce jour : mais qui en est réellement capable. Les poèmes sont comme des sabres plantés dans le sable, fanions aux vent.

Ce poème communiquait avec toutes les douleurs et toutes les joies des êtres qu’il rencontrait. Devant lui, un individu était capable de se déchiffrer lui-même. Il était un caméléon des émotions, mais sur son corps plutôt que des couleurs s’affichait des lettres, qui s’associaient lentement en mots, puis en phrases. Il était considéré dans certaines cultures comme un dieu et pour le représenter dans les temples, on utilisait un simple miroir.

« Le constat est définitif : votre femme est enceinte d’un poème. » A cette annonce, il mit fin à l’appel et blêmit de rage. Il avait été cocufié par la poésie. Pourtant extrêmement jaloux, il ne s’était jamais méfié des longues heures qu’elle passait à lire Le Matricule des Anges, la newsletter de la Maison de la Poésie, ou les traductions de poètes bulgares complètement oublié. Un frisson le glaça : et si c’était à cause d’une vidéo youtube de ce performer à la mode ? Le déshonneur serait complet. Effondré, il rentra dans l’appartement. Elle venait de se réveiller. Il lui dit qu’il ressortait, pour acheter des cigarettes. Il se rendit à l’aéroport, prit un aller simple pour le Mexique, et on ne le revit jamais.

C’est dans la lave la plus brûlante qu’on tire la poésie. Dans son état premier elle ressemble curieusement à l’amour, car à son contact on pense instantanément à deux amants étendus sur une barque. La lave se solidifiant, l’opération bio-chimique qui s’exerce devient cette fois comparable à la minéralisation de la nacre : la poésie devient le poème. C’est alors qu’on l’incruste sur différents ornements, qui font le prestige des artisans locaux.

Un poème va toujours envers la mort en souriant, car il sait parfaitement à quoi s’attendre. La faute de goût de la dernière seconde lui est étrangère et dans l’empreinte de son dernier pas, on retrouvera un bouquet de fleurs dont se charge le destin.

Propos tirés d’un entretien avec cet habitant du village d’* : « Il y a cette petite maison sur cette falaise, habitée par des poèmes. On dit qu’en hiver la neige n’y tombe pas, et que tout ce qui touche les hommes y est inconnu. Les mots qui nous sont donnés pour la décrire ont leurs limites, si bien qu’on ne peut que décrire son aspect extérieur et l’étrange lumière qu’elle déploie la nuit, influant puissamment sur l’imagination. On en donne chaque fois un récit différent, dont on ne pourra jamais se satisfaire, et la curiosité fera toujours revenir sur ses pas celui qui s’en est détourné. Je ne suis pas poète mais cela ressemble, un peu, à la fascination que peut provoquer le spectacle des flammes d’un feu de bois. Quoi qu’il en soit, cela nous amène des touristes et permet à notre petit village de vivre d’autres choses que de la pêche. »

C’est la rentrée littéraire et les écrivains sortent les cahiers de leur cartable. La classe est sage, le maître tient un bâton et quand il le tend, le silence s’installe. Ils savent que quand le bras tombe, tombe la combinaison du bandit manchot. Le lauréat se lève et, miracle social, personne n’est jaloux. Il vient chercher le prix, on prend des photos. La meilleure des photos accompagnera le brassard qu’on met aux livres, pour témoigner de leur qualité. Le livre s’achète et la littérature se porte bien, si bien que livre atteint le domaine, infiniment probe, des grandes enseignes. Je garais ma voiture dans un de leur parking, avec pour but d’acheter l’œuvre, avant de remarquer un poème. Il récitait, devant ce grand hangar, le « Cris d’aveugle » de Corbière. Instinctivement je me suis mis à courir, abandonnant ma voiture, loin de l’enseigne illuminée, et de mes souvenirs, voilà bien trois ans que je cours encore.

Lorsque je pose ma main sur ce recueil de poèmes, j’ai la même sensation qu’au contact d’un marbre froid. Sa lecture provoque en moi la découverte d’espaces nouveaux, jusqu’ici jamais considérés. Ces espaces s’accumulent, s’additionnent, et je comprends que rien n’est plus faux que l’idée que j’ai de moi-même. Entre ces deux points il y a cette infinité d’intermédiaires, dont je découvre la présence et que je tente de nommer, à la manière des premiers hommes, livrés au monde et contraints d’y organiser un système de repères. Mon être se construit alors à la façon d’une bibliothèque intérieure. Cette bibliothèque est infinie, car elle renvoie à une infinité de correspondances, comme il y a une infinité d’intermédiaires entre l’infiniment petit et l’infiniment grand.

Ce 17 novembre 2017, à 00:01 notre monde a basculé vers un autre plan de réalité. Nous n’en sommes pas conscients, car cette transformation s’opère à des niveaux extrêmement subtils. S’apercevoir de cette infime modification du temps et de l’espace appartient au caractère animal. Peut-être avez-vous remarqué que votre animal domestique, votre chien, votre chat, votre poisson, affiche un comportement différent de l’ordinaire. Il tourne sur lui-même, aboie, miaule, se plaint. Ne vous inquiétez pas, ce basculement, comme pour lui et comme pour vous, sera finalement aussi inoffensif qu’un changement horaire. En revanche, pour le poème, c’est une secousse, un déchirement interne, comparable à la rencontre entre deux plaques tectoniques, une rupture dont il ne pourra se remettre sans faculté d’invention.

La solitude est une couronne poétique que l’on ne peut reconnaître qu’aux hommes en guerre. Elle ne peut se comprendre que devant celui qui revient arraché de ses camarades, dans une lutte séparée de ses propres intérêts. Il n’y a pas de solitude sans la perte d’un frère.

Je suis venu me reposer près de la source du poème en cherchant la paix. N’est-ce pas la volonté de tous les hommes, et de toutes les créatures ? Mon pauvre chant désaccordé se mêlait désagréablement à celui des oiseaux, et j’étais pris de dégoût envers ce que je suis. Mon visage chercha son reflet, et dans la source du poème, comme un métal clair, je vis les traits de Maldoror. Mon chant n’était pas digne de celui des oiseaux, mais ses sonorités faisaient symphonie avec le croassement des crapauds. Et mon corps froid vint les rejoindre sous la pierre.

La fusée venait de partir, et en la regardant s’évader vers ce ciel si clair, ce poème ne savait pas si c’était le soleil ou la navette qui l’éblouissait autant. Il n’aura jamais assez de capsules pour avoir le droit au grand voyage, mais il est déjà heureux d’être aussi près du lieu du départ, même si cela revient à vivre dans cette immense décharge. La nuit, dans son abri de tôles, il rêve des tigres de Mars, aux dents de sabre qu’on dit aussi longues que le bras, au spectacle de lucioles géantes qui dansent près des voies ferrés, suivant le trajet des trains. Il rêve de Mars, de ses pluies de satellites et de ses arbres aux feuilles qui tombent comme dans un automne perpétuel. Et il se voit vagabond, marcher, comme libre. Lorsque le bruit est trop important, il sort de son abri et debout, sur un tas de déchets, il observe de nouveau le départ des fusées.

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