Le béret
Il le regardait traverser la cour, le béret sur le crâne, en pointe sur le front, telle une fusée qui orientait sa marche, toujours décidée vers un but qui ne variait pas. Il n’osait pas lui adresser la parole, dans son coin, il l’observait discrètement, et personne ne pouvait connaître le dilemme qui l’agitait en lui. Même quand la pluie tombait, l’homme au béret traversait la cour, du même pas, placide, mais volontaire, sans jamais regarder ni à droite ni à gauche, si cela avait été le cas, il aurait remarqué que quelqu’un l’épiait, assis là-bas dans l’ombre, sur un banc, sous le préau. Dans ce cas, aurait-il ralenti le pas, et dévié sa trajectoire pour se diriger vers celui qui l’épiait ? Il aurait échangé quelques mots avec lui. Il lui aurait demandé pourquoi dans ce coin de préau, il observait ceux qui traversaient la cour. Mais aurait-il compris que c’était sur lui seul que son regard se posait, le fixait, et l’étudiait, allons savoir pourquoi… L’homme au béret n’était pas effrayant. Sa voix était grave et il parlait sans brusquerie. Dans sa longue blouse grise son corps paraissait encore plus élancé et maigre. Son nez était aussi busqué que celui d’un aigle certes, et ses sourcils très broussailleux ombraient fortement ses orbites où brillaient deux prunelles d’un bleu de glace. Mais celui qui voulait rompre cette glace n’était pas prêt à l’affrontement. Il n’avait pourtant aucune raison d’avoir peur. Seulement son rôle, sa place, sa position, ne l’engageait pas à être l’égal de l’autre, qu’il considérait inaccessible, et avec lequel une conversation simple et naturelle aurait signifié un début de délivrance, peut-être même une victoire.
Un jour, le ballon avec lequel jouaient les autres enfants, alla heurter l’un des carreaux de l’établissement. Ce n’était pas lui qui l’avait envoyé. Toutefois il y aurait des représailles. Il fallait que quelqu’un immédiatement aille rechercher le ballon tombé à l’intérieur des bureaux. Il se dit alors que c’était une occasion d éviter le pire, en allant lui-même récupérer ce ballon qui s’était écrasé peut-être sous le nez de l’homme au béret. Personne ne le priait de se dévouer pour cette mission. Mais il lui fallait y aller.
Au bout du couloir se trouvait le bureau, celui de l’homme au béret. La porte en était grande ouverte. Il s’avança, mais le bureau était vide. Des éclats de verre recouvraient le sol et aussi le bureau sur les cahiers et livres ouverts. Au milieu de la haute fenêtre, le carreau brisé laissait entrer l’air froid du dehors. Il chercha le ballon, en vain. Nul ballon. Simplement les objets, les meubles, le siège, une petite armoire sans porte aux étagères remplies de livres. Sous les débris de verres, le porte-plume, l’encrier, le sous-main en cuir, un buvard rose tout imprégné d’encre, et au porte-manteau, plus précisément perroquet, était suspendu le béret. Quelle étrangeté que tout cela ! Il se mit à quatre pattes pour regarder sous le bureau, mais il ne vit que le dessous du vieux fauteuil, sur lequel s’asseyait l’homme au béret. Il eut une crainte subit à examiner ces détails de si près. Le porte-plume n’avait pas été remis dans son encrier, il était sur la feuille, là, comme si il avait été jeté, abandonné brutalement, des bris de verre lançaient des reflets, la surprise avait dû être totale, il faudra s’attendre à une punition exemplaire, il était sur le point de pleurer. Dehors les bruits de la cour avaient cessé. Plus personne ne criait. Tout le monde attendait le retour de celui qui avait osé entrer pour ramener le ballon. Mais il ne revenait pas.
Dans le cadre de la porte, apparut alors une ombre. Elle dit doucement « Allez, viens le chercher ! ». Il n’osa pas se retourner. Il venait d’entendre ces mots. Il ne pouvait pas les comprendre tout de suite. Il s’était assis sur l’unique chaise dans le bureau. Il avait pris la permission de s’asseoir sans qu’on le lui ait autorisé. Il était entré dans le bureau de sa propre initiative. Il avait fouiné partout comme un voleur. Il se sentit soudain très fort. « Je ne veux pas savoir qui est l’auteur de cette bêtise. C’est vous tous ! » continua le voix de l’ombre. Puis dans le silence, on entendit quelque chose rouler sur le parquet qui s’arrêta là, au pied de la chaise, comme un animal. Il n’osa pas la regarder. Il se dit qu’elle ressemblait à un trophée. Mais de quoi ? « En tous cas, vous serez tous punis ! » annonça la voix, puis elle disparut, elle s’en retourna, elle ne daignait pas en dire plus, elle s’éloigna dans le couloir.
Il se baissa pour ramasser le ballon. Il regarda le béret toujours sur le perroquet, silencieux, il se demanda si ce n’était pas lui qui avait prononcé la sentence. Un béret compréhensif et juste.
Le ballon sous le bras, il sortit enfin dans la cour. Eux, ils attendaient une réponse, mais il ne dit rien, d’un coup de pied il remit en jeu la balle. Ce n’était pas à lui d’annoncer la sentence, ce n’était pas à lui de parler à la place du béret.